Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/06

Les Éditions Rieder (p. 69-81).
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VI



Cela fait mal ? Cela fait mal ?

Et le médecin vous enfonce les doigts, juste à l’endroit où cela fait le plus mal. J’en arrive à un point où cela pince. Enfonçons le doigt.

Mon oncle s’absenta. Quelques jours avant, tante m’avait mené voir de grosses pierres écroulées qu’on appelait : le Château Sarrasin. C’était à l’extrême bord d’un roc en surplomb sur le vide. À cause du soir, ce trou s’enfonçait tout noir. Tout à coup, tante s’accrocha à une branche, se pencha et si fort que je la vis déjà rouler comme l’ours jusqu’au fond.

— Varia, prends garde, Varia !

J’avais crié son nom. Elle se releva tout de suite et m’embrassa :

— À la bonne heure. Tu sais maintenant comment je m’appelle. Tu trembles ?

— Oui.

— Oui… qui ?

Je regardai ses yeux. Ils étaient bleus :

— Oui… Varia.

Je tremblai davantage.

Avait-elle un dessein ? Au retour, elle dit à son mari :

— Le petit sauvage est apprivoisé. N’est-ce pas, Marcel ?

Et de nouveau ses yeux.

— Oui, Varia.

« Varia » resta. L’oncle partit le surlendemain. Cet après-midi, on fit la sieste, puis tante m’emmena vers le pin qui servait quand l’ours volait le miel. C’était le temps des moissons. Loin, des fourmis entassaient sur de petits chariots des fétus qui étaient de grosses gerbes. On reconnaissait quelquefois un cri : Zou ! Le soleil dardait. L’air cuisait les joues. Pfff ! pfff ! tante ne savait comment faire, pour le chasser. À peine sous le pin, elle retourna vers le mas, en revint avec un livre.

— Lis, Marcel. Je vais dormir encore un peu. Pfff ! pfff !

Elle s’affala dans un fauteuil ; moi, par terre à ses pieds. Je lus quelques pages ; je levai les yeux. Même en dormant, elle conservait son sourire. La tête pendait vers l’épaule. Un pied avait glissé en avant, la jupe restait en route. Je constatai :

— Tante n’a plus ses bas.

Tantôt, je l’eusse juré, elle les avait. Cela m’étonna. Après tout, cela ne nie regardait pas. Je repris mon livre, je lus quelques lignes. Quand même, pourquoi avait-elle enlevé ses bas ? La jambe se tendait vers moi, sans rien, étrangère comme une jambe dont on aperçoit la peau pour la première fois. Même en lisant, il m’en restait dans l’œil une tache rose. Et ce que je lisais m’intéressait si peu. Je regardai plus franchement. Bah ! qu’avait-elle de particulier, cette jambe ? Elle ressemblait à la mienne. D’une peau plus fine cependant, plus douce à voir, plus douce peut-être à… Qu’est-ce que je pensais là ? On ne pose pas un doigt sur la jambe de sa tante. Je fermai la main solidement pour emprisonner ce doigt. Je m’efforçai de lire. Pfff ! pfff ! le pied se retira, la jupe tomba, c’était fini.

— J’ai plus chaud que tantôt… As-tu lu, Marcel ?

— Oui.

Je mentais : je ravalai mon « Varia ». Elle m’embrassa. Sa joue mouilla la mienne. Une odeur monta, une odeur qui ne ressemblait à aucune autre, douce, écœurante un peu, que j’aurais voulu respirer tout le temps. Ici je ne me souciais plus des péchés. Pour l’odeur, je me dis : « C’est mal. » Malgré cela, j’aspirai un bon coup. Puis j’eus honte.

À l’heure du coucher, Varia me demanda :

— N’auras-tu pas peur de dormir dans un mas où il n’y a pas d’homme ?

— Non.

Encore une fois, « Varia » ne sortit pas.

— Qu’as-tu ? Tu sembles triste.

Eh ! non. Je n’étais pas triste. Je n’avais pas peur, non plus. Quelque chose me tourmentait. Tout n’était pas comme il fallait. Mais quoi ? Au petit bonheur, je récitai un acte de contrition. Je m’endormis avant les derniers mots.

Le lendemain, on retourna sous l’arbre, Tante me donna un livre, s’installa, s’endormit, un pied en avant, sans bas, exactement comme la veille. Quand même, c’était drôle ! Je pensai à mon acte de contrition : « Je prends la ferme résolution… » et tournai le dos à la jambe. Cric ! le fauteuil d’osier eut l’air d’appeler. Ma tête bougea d’elle-même : le pied s’était rapproché. Peut-on combiner d’avance un plan sans y penser ? Je sus parfaitement ce que j’allais faire. Sans lâcher mon livre, je rampai vers la jambe. Quand je fus assez près, je feuilletai les pages qui effleurèrent le mollet. Rien ne bougea. J’y mis le bout d’un doigt : rien. Je passai la main tout le long : rien. Une autre pensée me vint. Chez le goinfre, quand le valet portait la main sur la soubrette, celle-ci lui lançait une gifle… ou bien, elle ne lançait pas de gifle. Que ferait Varia ? Je me levai. Cela prit une longue minute. Zou ! les fourmis, loin, travaillaient autour de leur chariot : elles ne verraient rien. La tête renversée, Varia tendait en avant ce qui attire la main des hommes. Cela montait, descendait, remontait. Serait-ce dur ? Chaud ? Avec la petite fille je n’avais pas eu le temps. Je risquai un doigt : je sentis l’étoffe. J’appuyai : l’étoffe. L’ours devant le miel repoussait le bloc de bois : comme ceci… comme ceci. Je fis jouer ma patte :

— Que fais-tu, petit ?

Une main se ferma, la patte était prise.

J’attendais une gifle. Il n’y eut qu’un sourire et, me parut-il, pas moqueur.

— Je ne faisais rien, Varia.

— Si, si, tu promenais ta main comme ceci.

Et certes je n’eusse pas osé appuyer aussi fort qu’elle le fit. J’eus peur comme sur un fer rouge.

— Vois-tu, ce sont des choses que…

Elle ne dit pas quelles choses. Je ne sais si je me jetai dans ses bras ou si c’est elle qui m’y prit. Je m’y trouvai. Je sentis son parfum. C’était mal. J’aspirai comme la veille. Je m’échappai en pleurant.

La nuit, je ne m’endormis pas. Toutes sortes de questions s’agitaient dans ma tête. Pourquoi deux jours de suite avait-elle enlevé ses bas ? « Ce sont des choses que… Si, si, tu les promenais ainsi… » Et ce parfum ! Mes doigts sur elle ! Qu’avaient-ils senti ? J’étais si troublé. Plus qu’après la fillette, ces doigts avaient faim. Je ne pensai pas à mon acte de contrition.

Tante ne dormait pas non plus.

— Tu sautes comme une carpe. As-tu chaud ? Peur ?

— Oui, peur.

— Dors.

Je continuai à sauter. De longues minutes. On agita une boîte d’allumettes. Une petite flamme. Tante à mon lit :

— Comme tu t’agites. Lève-toi. Je te ferai place près de moi.

Cela me parut plus effrayant que ma main sur elle tantôt. Je crois que je n’obéis pas tout de suite. Je dus entrer le premier, dans le fond, à la place de l’oncle. Je tremblais si fort que le lit dansait. La toucher ? Je n’étais plus curieux. Je m’écartai tant que je pus. Malgré cela, je humai son parfum.

— Tu n’as plus peur, j’espère. Tu dormiras.

Elle glissa sa main sur mon front, sur mes joues, au long de mes bras. Je suivais attentif comme si j’écoutais ses caresses : « La voilà au poignet, la voilà sur l’épaule, la voilà… » Elle arriva sur la poitrine et s’attarda. Mon cœur battait fort. Où irait-elle, après ? J’attendis. Cela ne bougeait plus. C’était doux, un peu effrayant. Je ne pensai plus à rien. Mes yeux étaient fermés. J’aurais voulu que cela durât toujours.

— Tu m’entends ? Tu dors ?

J’entendais. Je ne répondis plus.

La chose arriva au petit jour. Une pointe de soleil forçait le volet. Tante n’était plus là. Tout à coup :

— Le diable, mes enfants… Le péché… L’œuvre de la chair… Faire pleurer les anges.

J’entendis ces mots aussi nettement que si on me les eût criés la bouche contre l’oreille. Je ne sais si je devins blanc ou rouge. Je me cachai sous mes couvertures. La voix m’y suivit :

— Le diable !… Le péché… L’œuvre de la chair…

Ah ! oui, l’œuvre de la chair ! J’avais commis le grand péché. Et pas moyen cette fois de douter. Je l’avais commis de mon plein gré, avec complaisance. Mes autres fautes, le confesseur avait peut-être raison : pas d’importance. Mais avant-hier, hier, cette nuit, j’avais provoqué tout, accepté tout, j’avais fait pleurer les anges, souillé mon âme, souillé ah ! souillé l’âme de Varia ?

Ceci me tourmenta plus que le reste. Je n’osai rien dire. Dans le courant de la journée, Varia s’occupa comme si de rien n’était. L’après-midi on n’alla pas sous l’arbre. Je la regardais : « A-t-elle des remords ? » Quand ses yeux étaient noirs, elle m’en voulait. Bleus, elle était triste. Mais non ! Je ne voulais pas qu’elle fût triste. J’étais seul coupable, moi qui l’avais touchée, moi qui l’avais tentée. Et si la mort nous envoyait en cet état devant le Juge ! Je pensai à la confession : pour elle, pour moi…

La journée se passa. Malgré mes craintes, le soir, quand on se fut couché, j’attendis quelque chose. Si Varia remuait les allumettes. Si Varia m’appelait. Si… Au réveil, je ne m’en sentis que plus coupable. Je repensai à la confession. Sans avoir l’air, je parlai de l’oncle, des boyards, des isbas, puis tout naturellement de mon âme, de la première communion.

— À propos, je voudrais bien me confesser un de ces jours. Et vous, Varia ?

Elle eut, me parut-il, un regard irrité :

— Te confesser ? Pourquoi.

Elle ne voulait pas. Cela me suffit. Je m’efforçai de sourire :

— Oh ! dis-je, après tout…

Cela n’a l’air de rien. J’en eus la conviction totale : pour elle, je sacrifiai mon âme. Je l’acceptai de tout mon cœur.

L’oncle revint. Tante me parut inquiète. Elle ne me laissa pas seul avec lui. Quand je voulais parler, elle regardait ma bouche, comme pour arrêter certains mots qui auraient pu sortir. Du moins, je le compris ainsi. À un moment, les yeux m’enfoncèrent leurs pointes noires, elle mit un doigt sur les lèvres. Cela devint pour moi un signe, le signe, un pacte : savoir et se taire.

Des paupières, je répondis que oui. Les yeux alors devinrent bleus. Des semaines s’écoulèrent. Mes remords, le sacrifice, le pacte : je dus paraître un enfant singulier. Je voulais être seul. Je me couchais sous l’arbre, « notre arbre », y restais des heures sans bouger, ne sachant si je dormais ou veillais, comme si j’avais encore sur mon cœur la main de ma tante. Je pensais à elle, à notre péché, à ses bras, son parfum, son signe. Cela me semblait loin, et tout, peut-être, ne s’était pas produit. L’idée du péché s’effaça très vite. Il y avait autre chose et mieux : par exemple la Vierge, reine et fée, qui s’était montrée dans le soleil couchant ; la Varia, cherchant sans doute la mort, imprudente, au-dessus du gouffre. Comment expliquer des idées d’enfant avec des mots d’homme. Un sentiment poussait en moi dont je ne me rendais pas compte. Heureux ? Il m’arrivait de chanter. Brusquement je pleurais, je boudais, une rage me prenait qui me faisait mal jusqu’au bout des doigts. Avaient-ils de nouveau faim, ces doigts, comme après la fillette ? Devant elle et les autres, je n’osais plus prononcer Varia. Je redevenais le sauvage trébuchant sur « elle » et « vous ». J’avais inventé un nom pour moi, Varetchka. Je le prononçais au fond de moi, avec des intonations à moi, afin qu’il fût à moi seul. Seul avec elle, trop près, j’avais peur. Je guettais le bleu de ses yeux, je notais le moindre de ses gestes et les reprenais la nuit en murmurant Varetchka. S’éloignait-elle, je la relançais ; quand je ne la découvrais pas, je pensais mourir.

Les soirées s’allongèrent. De voisin à voisin, on s’assembla pour la veillée en décortiquant les amandes, ce qui s’appelait, je crois, le décalage. Les doigts occupés par l’écorce de ses fruits, l’oncle racontait des histoires. Des jeunes filles venaient. Tante plaçait ma chaise près de la leur. Ostensiblement, je ne voulais pas, afin qu’elle sût : « C’est à cause de moi. » Je le devais. D’ailleurs aucune n’était une Varia. Cela m’était aussi évident qu’autrefois quand les petits garçons du parc étaient des Marcel, les petites filles des Jeanne.

Et l’oncle ? Je ne pensais pas avoir mal agi envers lui. Je l’aimais. Pourtant, certaines nuits, quand il entrait dans le lit de ma tante, cela pinçait. Lui mettait-elle la main sur la poitrine où bat le cœur ? Je me refusais d’y penser. Un jour, je les suivis dans le jardin. Un peu las, l’oncle marchait courbé à petits pas. Tante lui donnait le bras. Comme il semblait vieux ! Et près de lui, bien droite, comme Varia était jeune ! Je pensai à mon image : la reine au bras de son vieux roi, et moi tristement derrière eux, comme son page. Oui, c’était bien cela. Son page, porter sa traîne, ne rien dire, partout la suivre et un beau jour expirer car « leur amour était surhumain ». Je détestai mon oncle, ce jour-là.

Un soir, tante me surprit en train de farfouiller dans ma valise. Papa avait écrit : j’aurais à revenir bientôt. Moi qui pensais que cela durerait toujours !

— Que fais-tu là, petit.

— Rien.

— Tiens ! tiens ! un mouchoir à moi, un peigne à moi, un ruban : tu es un méchant petit voleur.

J’avais rassemblé avec dévotion ces souvenirs. Je me dressai très rouge :

— Je n’ai pas volé. Ce sont des…

Elle mit un doigt devant la bouche.

— Il ne faut pas. Rends cela. Que penserait-on chez toi ?

Je me sentis un grand courage :

— Oui, c’est notre secret.

— Notre secret ?

Y mit-elle le point d’interrogation que je trace à présent ? Je ne le compris pas ainsi. Il me vint une grande joie. Elle acceptait. Elle acceptait « notre secret ». Je nous revis dans le jardin : le roi, la reine et derrière eux, voué à sa reine, le page. Je pensai : « Ce sera à jamais. » Il me parut beau de n’en rien dire.

Je dus partir. J’avais demandé un sursis, ce qui me valut une semonce de papa : il était temps que je reprenne mes études pour devenir quelqu’un ; au surplus je ne montrais guère de cœur et l’on s’étonnait que je ne misse pas plus de hâte à revoir ma mère. Il avait raison ; mais cela s’annonçait bien mal.

Tante m’accompagna à la gare. J’avais eu le temps de rassembler quelques « souvenirs » moins personnels : de la lavande, une pierre du château Sarrasin, une écorce de notre arbre, un bout de chiffon qui avait été peut-être un mouchoir. Tante porta la valise qui renfermait ces souvenirs.

L’oncle marchait entre nous. Je restai un instant en arrière puis me plaçai franchement à côté d’elle. Je surveillai tous ses gestes. Je vis avec horreur accourir la locomotive. Varia me regarda et lentement, lentement leva un doigt qu’elle posa sur sa bouche. Des yeux, je fis signe que oui. J’ajoutai :

— Aux vacances prochaines.

Dans mon idée, ces mots signifiaient l’éternité du pacte. Elle répondit :

— Oui, aux vacances prochaines.

Elle m’embrassa. L’oncle aussi. Sa barbe n’était plus en stigmates de maïs : la barbe d’un vieux roi.