Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/05

Les Éditions Rieder (p. 51-68).
◄  IV.
VI.  ►


V



Je puis maintenant passer plus rapidement sur les années qui suivirent. Quelques jours après la première communion, Dupéché vint à la maison. Il n’y était jamais venu. Ce fut sa seule visite, du moins à cette époque. Je pensai au perce-oreille, je surmontai ma rancune. Je lui montrai ma chambre, mes livres, mes images, ce goinfre d’Italien. Je croyais encore que si ce Monsieur avait un si gros ventre, c’est qu’il attendait un bébé. Je le confiai à Dupéché. Il me rit au nez, sans d’ailleurs s’expliquer. Intrigué, j’interrogeai mes camarades à l’école. Ils m’apprirent le reste, plus ou moins. Ce fut un grand malheur. Bien que je fusse sacrilège, je redoutais toujours le péché. Or, le ventre du Monsieur, j’eus beau me dire qu’il n’était qu’un ventre d’homme, le voir m’en rappelait d’autres et certains actes pas bien définis, nommés « l’œuvre de la chair » auxquels il était interdit de penser. Je me refusais d’y penser ; mais j’y pensais. J’y pensais d’autant plus qu’on ne m’avait rien expliqué de précis. Et comment savoir si je ne mettais pas, dans ces pensées, ce que mon professeur appelait une complaisance coupable ?

Ainsi le ventre du Monsieur devint pour moi une cause continue de scandale. Comme il faut éviter le scandale, j’en arrivai à demander à maman que l’on déménageât. Naturellement, elle ne comprit pas.

Il y eut aussi la fenêtre de la cuisine. Un jour, on remplaça la femme de chambre. Mais le larbin resta et pour lui la nouvelle valait l’ancienne : les mêmes vilains gestes. Je détournais mes regards, je fermais les yeux en secouant la tête : « Non, non ! » : que je ne les regardais pas. Mais l’image en était imprimée à l’intérieur de mes paupières. Je la voyais : ces gestes d’ailleurs on les faisait en ce moment. Encore une fois, j’y pensais.

Tout cela était bien difficile à raconter en confession. Dire : « J’ai eu de mauvaises pensées » ne me suffisait pas. Je cherchai le confesseur qui m’avait appelé un bon enfant. Je ne le trouvai pas. Je m’adressai à notre curé. Lui si bon, il coupa net mes explications.

L’histoire du perce-oreille, ne fut pas éclaircie non plus :

— Pas d’importance, mon enfant.

Ces mots ne me tranquillisèrent pas, Peut-être le prêtre les avait-il dits parce que je soulignais insuffisamment l’importance de l’histoire. En tout cas j’y attachais, moi, de l’importance. Et les actes, aux yeux de Dieu, ont l’importance qu’on leur donne. Je retournai à confesse. Le prêtre s’impatienta :

— Je vous l’ai dit : cela n’a pas d’importance.

Alors ? Absous d’un péché dont on refusait de comprendre la gravité, je n’étais pas absous. Je n’osais plus y revenir, et me taisant, j’entassais, d’une confession à l’autre, sacrilèges sur sacrilèges. C’était ainsi. Des gens connaissent la maladie dont ils mourront. Je connaissais la mienne. Sacrilège, tôt ou tard, je deviendrais la proie du diable. Rien à faire. Je traînais cette idée. Elle grandit avec moi. Elle donnait à mes actes une inquiétude, logique pour moi, qui devait intriguer ceux qui ne savaient pas. Je surveillais si l’on fermait bien les becs de gaz. J’appuyais du pouce pour être sûr, puis vérifiais de nouveau, car s’il était fermé, en appuyant ne l’avais-je pas ouvert ? Je flairais ma viande. N’était-elle pas décomposée ? N’osant la laisser là, j’y répandais des doses de sel qui purifie :

— Pourquoi, petit ?

— J’aime cela, maman.

Il n’en fallut pas davantage. Papa blâma mes goûts dépravés. Comment expliquer que ce gaz, cette viande portaient en eux la mort subite qui jette une âme aux pieds de son juge ?

Le soir, je priais. J’avais commencé par un Ave pour papa, un Ave pour maman, un Ave pour mon curé. Suivant les circonstances, j’en ajoutais. Cela formait une série d’Ave, que je devais réciter en pesant le sens de chaque mot. J’eusse voulu aimer Dieu. Sacrilège, je ne pouvais que le craindre. Ma prière finie, comme au temps du catéchisme, je regardais sous mon lit. J’avais commencé par peur, ce devint une habitude, bientôt une obligation. M’y dérober eût été un péché de plus.

Mes vœux : autre cause de péché. Je me disais : « Je vais faire un bon devoir. » Une seule faute, je ratais mon vœu. Dans la rue, je pensais : « Je vais dépasser ce Monsieur… je ne me laisserai pas dépasser par cette voiture. » À cause de ce vœu, je filais en plein galop. Impossible de faire un projet sans tomber dans un vœu. Et d’ailleurs, avec mes vœux, avec mes craintes de péché, qu’est-ce qui prouvait que j’avais été baptisé ? Maman m’affirmait que oui. Mais elle n’avait pas la foi. Elle pouvait dire oui, comme cela, en l’air, pour me tranquilliser.

Quelquefois, n’en pouvant plus, je me moquais de tout, et damné pour damné… Un jour une petite fille vint chez ma mère avec la sienne. Je la poussai dans un coin. À l’exemple du valet, je tâtai l’endroit du corsage où c’était plus gros chez la femme. Elle se déroba. J’eus néanmoins le temps de sentir que ce n’était pas dur comme chez les garçons. Mais comment était-ce ? La question me hantait. Comme mon esprit, mes doigts étaient insatisfaits. On eût dit qu’ils avaient faim. Nouveaux péchés ! Au bout de quelques jours mes craintes revenaient et l’emportaient.

C’est ainsi que, gamin de dix à treize ans, je marchai en plein vertige sur une planche que d’autres franchissent, paraît-il, sans y penser.

Survint alors du nouveau. Cela commença par un cri. Pauvre maman, je la revois ce jour-là. C’est un jeudi, jour de vacances. Debout devant la cheminée, maman soulève un candélabre, regarde en dessous, le replace. Elle soulève l’autre candélabre, regarde en dessous, le replace. Puis elle trotte vers l’armoire, en retire les assiettes, les retourne, tout cela très vite avec des gestes gauches, qui ne savent pas bien ce qu’ils font.

— Que cherches-tu, maman ? Veux-tu que je t’aide ?

Elle ne m’a certainement pas entendu. Elle replace ses assiettes, en vérifie le dessous.

— Mais enfin maman, qu’y a-t-il ? Que cherches-tu ?

Elle me regarde surprise comme si je rentrais à l’instant. Me voit-elle seulement ? Ses yeux sont plus grands que d’habitude ; sa bouche danse un peu :

— Je cherche… je cherche… Je ne sais pas ce que… ce que je cherche.

Elle a dit cela comme pour elle-même. Je la retiens par la manche :

— Alors ne cherche plus, maman.

Elle me regarde de nouveau, et cette fois, d’une façon naturelle. Un sourire lui vient :

— C’est vrai, petit. Je suis bête.

Elle s’assied, appuie la tête sur une main et continue de sourire. Une heure après, elle est encore sur sa chaise. Et elle sourit toujours.

Au milieu de la nuit, le cri monta. Un cri ! C’était pointu ! Cela passait à travers mon mur. Cela devait, me semblait-il, percer le plafond, crever le toit, monter, hi ! hi ! loin jusque dans le ciel. Cela ne ressemblait en rien à la voix de maman, Pourtant, je la reconnus. Je reconnus aussi la voix de papa, très basse, murmurant des mots que je ne compris pas. Je me précipitai vers ma porte. Elle était fermée.

— Papa ! papa !

— Recouche-toi, Marcel.

Le cri monta de nouveau.

Dans les circonstances les plus étranges, l’homme reste ainsi fait qu’il rapporte tout à soi. Je m’imaginai que maman criait parce que je n’avais pas correctement récité son Ave. Je me jetai à genoux. Au milieu de ma prière, le cri jaillit pour la troisième fois. Mais plus faible, il ploya par le milieu et retomba sur lui-même. Un ah !… puis je n’entendis plus rien.

Quand je me levai le matin, ma porte était toujours fermée. Papa me cria de l’autre côté :

— Reste là, Marcel.

Je n’entendis pas maman. Un peu plus tard, il entra, en tirant la porte sur lui avec son pied. Il m’apportait un bol de lait. Il avait l’air fatigué, plus mécontent que d’habitude :

— Déjeune ici. Il vaut mieux que tu ne bouges pas. Ta mère a mal dormi. Elle repose maintenant.

Je vis à sa mine qu’il ne m’en dirait pas davantage et cela ne me rassura pas. Avec inquiétude, je tâchai d’entendre ce qui se passait dans l’autre chambre, près de maman. Il y eut des pas. On parla. Trois voix d’hommes que je ne connaissais pas. À un moment, le cri monta. Je regardais dans la cour. Dans sa salle à manger, le goinfre eut un geste d’impatience et le valet vint fermer sa fenêtre. On ferma les autres, aussi. Un peu plus tard, je vis arriver l’oncle Maryan, celui qui m’avait raconté ses histoires de boyards. Il marchait vite. Il leva les yeux vers notre logis. Il me fit un petit signe. Je crus qu’il me rejoindrait tout de suite. Je dus attendre. Quand il vint enfin, il frotta contre ma joue sa bonne grosse barbe. Il souriait avec tant de gentillesse qu’il me fut impossible de savoir s’il était triste. Papa souriait aussi — avec effort :

— Alors, dit mon oncle, c’est entendu. Nous emmenons ce bonhomme. Demain il verra mon mas.

Ce mot me parut drôle. Je demandai :

— Votre mas, mon oncle ?

— Mon isba quoi ? ma maison, là-bas.

— Et maman ?

— Elle est un peu malade. Ce ne sera rien.

Il aida papa à faire un paquet de mes vêtements. Papa jura, parce qu’il ne trouvait pas mes chaussettes. À un moment, j’eus envie de retourner vers la fenêtre : mon père brusquement venait de nous quitter. L’oncle me retint et commença une histoire. Je n’en compris rien, trop occupé par un remue-ménage dans l’autre chambre. Quand le silence fut revenu, l’oncle me laissa sortir. Je me dirigeai vers le lit pour embrasser maman. Elle n’y était plus. Nous partîmes le soir même…

— Voilà mon mas !

C’était en pleins champs, une grosse paysanne de maison, toute blanche, les volets clos sous un soleil éblouissant. Nous avions roulé la nuit, une partie de la matinée, changé de train, gravi dans la poussière une longue côte où se dressait, de temps en temps, un arbre comme on n’en voyait pas à Paris.

À l’intérieur du mas, il faisait noir. Une femme se trouvait là, que je distinguai mal.

— Voilà ! Je t’amène un bonhomme. Je t’expliquerai. Embrasse-le, Varia.

Elle m’embrassa. Elle sentait bon. Je ne savais pas que l’oncle eût une femme.

C’est ainsi que du jour au lendemain je fus transporté en Provence. Je dirai plus loin pour quelles raisons j’aimai tant ce pays. Si je me l’imagine à présent, j’en retrouve peu de chose : un gros pin tout seul, le jaune d’un rocher, beaucoup de bleu, une ondulation de montagnes : c’est tout.

Les premiers jours, je ne remarquai rien. Je pensais à maman. Je me souviens : lorsqu’on voulut ouvrir mon paquet, je m’y opposai en sanglotant : maman avait repassé ce linge ; il fallait le laisser dans les plis qu’elle lui avait donnés.

— C’est très bien cela, petit, dit mon oncle. On te procurera le nécessaire. N’est-ce pas, Varia ?

— Bien sûr.

Je soupçonne fort ce brave homme d’avoir écrit de sa propre main certaine lettre qu’il me lut, dans laquelle maman annonçait qu’elle était guérie, et me conseillait vivement de profiter de mes vacances :

— Tu es content ? Alors cours mon petit. Va sur le plateau, descends dans la grotte, visite les ruines.

Eh ! oui. Il y avait ce plateau ; il y avait ces ruines ; il y avait la grotte. Quel émerveillement ! Maman guérie, plus de papa bougon, un ami qui sourit, sa femme qui semble douce, on entre dans un conte. Et voici : le ciel est si bleu qu’il ne pourrait l’être davantage ; le soleil est un soleil franc sans nuages ; le vent s’appelle le mistral ; les arbres sont des figuiers, des amandiers, des oliviers ; et quand on va sur ce plateau, pendant que l’on se hisse sur ces ruines, le grand air qui entre en vous, embaume la lavande ; d’autres plateaux se lèvent au loin ; plus loin ce sont des montagnes ; on est surpris parce qu’un aigle tout à coup s’envole sous vos pieds ; on court, on danse, on saute, on est un Marcel heureux, et dans ce bon mistral qui joue à vous jeter par terre, les cheveux dans les yeux, on devient un Marcel un peu fou, un Marcel qui se moque des péchés, qui veut vivre… ah !

Y penser m’emballe encore. Et puis je l’ai dit, j’adorais cet oncle qui n’était pas mon oncle. Je ne sais pourquoi il avait quitté sa Russie. Quand il parlait de là-bas, tantôt il avait été ingénieur, tantôt médecin, tantôt quelque chose chez les forçats de Sibérie. Il vous décrivait les organes d’une locomotive et sans que l’on s’en aperçût, en arrivait aux organes que nous avons dans le corps. La vie l’avait fatigué, non pas usé. Étroit d’épaules, il marchait un peu courbé. Sa barbe embrouillait, du clair au foncé, toutes les nuances du fauve. Un jour j’avais vu maman se préparer du thé avec des espèces de crins roux et rugueux qu’elle appelait des stigmates de maïs. La barbe de l’oncle était en stigmates de maïs. Ce qu’elle ne cachait pas, était un frétillement de petites rides, si bien réparties, une à droite, une à gauche, qu’on les eût dites savamment taillées à la main. Au moindre sourire, elles bougeaient et il ne cessait de sourire. Ses yeux souriaient aussi : des yeux gris qui vous prenaient, où je me sentais en confiance.

Je m’attachai bientôt à sa femme, quoique d’une façon différente. Elle m’effrayait un peu. Comment expliquer cela ? Elle était plus jeune que l’oncle. Plus jeune que maman. Aussi jeune que la soubrette du goinfre. Et de celle-ci, quand je ne me débattais pas dans mes scrupules, je commençais à comprendre qu’elle était jolie. La bouche petite, les joues très fines avec une singulière saillie aux pommettes, quand je la regardais au visage, elle était une fillette, une compagne avec laquelle j’eusse joué volontiers et qu’un Marcel de mon âge domine. Mais les hanches, la poitrine étaient d’une vraie femme et aussitôt Marcel se rencoignait à sa place de petit garçon timide devant une si grande personne. Ses yeux aussi m’inquiétaient : des yeux tirés vers le haut, très grands, qui vous enfonçaient deux pointes noires et se faisaient tout à coup vagues, presque tristes. Je préférais ces yeux-là. Elle les avait quand, par exemple, elle réfléchissait ou se croyait seule. Que de fois, je me suis dissimulé, afin de les regarder à mon aise. On aurait dit alors qu’il venait un rien de bleu dans leur noir.

Puisqu’il y avait « mon oncle », les premiers jours, je l’appelai tout naturellement : « tante ». Je me mis en tête qu’elle n’aimait pas ce nom… Dire « Varia » tout court, je n’osais pas et quand je prononçais directement « elle » ou « vous », c’était grossier ; je trébuchais dans ma phrase. Cela me rendait très gauche.

De plus, il y avait son sourire. Peut-être provenait-il d’un creux aux coins de sa bouche. Il m’effarait. Comme tous les enfants, je me croyais au centre du monde. Si tante souriait, c’était à cause de moi ; son sourire ne pouvait signifier que deux choses : ou de la bienveillance ou de la moquerie. Je ne méritais pas sa bienveillance, et puisque je bafouillais devant elle, je me décidai pour la moquerie. Cette idée dans ma tête, je devins encore plus gauche.

Un jour, tante m’emmena dans le jardin, vers un cerisier plus rouge que vert tant il y pendait de fruits. Je m’imaginai qu’elle en cueillerait quelques-uns, que l’on se partagerait à table, parcimonieusement ainsi que cela se faisait à la maison. Une chèvre bêlait vers nous. D’un bond, tante attrapa une branche, la cassa, la tendit telle quelle à la chèvre qui brouta les fruits en dédaignant les feuilles. Comme tante était généreuse ! Je pensai aux regards de papa. Quels éclairs quand il m’arrivait de mettre en bouche deux cerises à la fois ! En ce moment le soleil se couchait. Tenant toujours sa branche, tante se cambrait sur ce ciel tout en or ; son regard me parut d’un bleu très doux. Il n’y eut plus de chèvre, plus de gamine, plus de femme. Une fée, une reine, une Vierge et comme devant une chose très belle, je criai :

— Oh !

Elle eut son sourire :

— Qu’as-tu petit ?

Je bafouillai n’importe quoi. Par la suite, quand je pensais à elle, je la voyais ainsi. Je n’en fus que plus gauche.

Le jour, à cause du soleil, on fermait les volets. Le soir, on sortait des chaises et l’oncle racontait des histoires. Je connaissais les âmes, les isbas, les boyards. Il y eut les ours. Ah ! ces histoires d’ours ! Je me cherche, il n’est pas inutile d’en raconter quelques-unes. Car toute graine pousse son germe. L’oncle, à mon avis, racontait très bien. Il faisait beaucoup de gestes. Il imitait l’ours à la perfection. Il présentait d’abord ses personnages : la bise « qui ne ressemble pas au mistral », la neige, quelques isbas, les hommes dans la leur, l’ours dans la sienne :

— Et cet ours, mon petit n’est pas un pauvre Martin, comme le vôtre à Paris. C’est un voisin, dont on se moque. On lui fait des niches. On l’appelle le Velu, par jalousie, petit, car sa pelisse, en vraie peau d’ours, est plus riche que la nôtre.

Cette présentation demandait déjà beaucoup de gestes. Il fallait montrer l’ours qui baguenaudait chez lui en pantoufles : « il en a quatre » ; et comment, ne supportant pas qu’on lui mît quelque chose devant le museau, il l’écartait avec sa patte :

— Comme ceci… comme ceci, disait l’oncle, en chassant, à coups de patte, ce qui le gênait devant le museau.

J’ouvrais de grands yeux.

— Et alors ?

— L’ours n’aime pas qu’on le dérange. Quelquefois un vrai homme, pour montrer que tout de même c’était lui l’homme, allait jusqu’à la maison du Velu, se campait devant l’entrée et criait : « Hé, sors donc, Homme Velu ; sors, si tu oses ». Et alors…

L’oncle-ours se jetait à quatre pattes et sortait en grognant.

— Oui, mon petit, il sort ainsi. Grrr ! Grrr ! D’abord le museau, puis la tête, puis le corps. Quand il voit de quoi il retourne, il se dresse debout.

L’oncle se dressait debout.

— Oui mais voilà ! L’homme sait que le Velu n’aime pas qu’on lui présente quelque chose sous le museau.

— Pourquoi, mon oncle ?

— Cela le fait loucher ou l’empêche de réfléchir. Alors l’homme lui met sous le nez le bout d’un bâton. L’ours l’écarte (l’oncle l’écartait). L’homme le représente, l’ours l’écarte de nouveau. Cette escrime dure quelques secondes, puis on jette là le bâton et…

Je savais : en plus du bâton, l’homme portait un couteau. Cela finissait mal pour le Velu.

— Et quand il vient voler le miel, mon oncle ?

L’oncle montrait un pin :

— Tu vois ! Le miel est là dans la ruche, tout en haut de l’arbre. « J’ai mes crochets », dit l’ours. Zzzt ! zzt ! les abeilles se fâchent : « Chacun chez soi, monsieur l’ours. Gare à nos dards ! » — « J’ai ma pelisse » dit l’ours. Il grimpe ; il prépare sa langue et tu sais, comme cuiller, c’est bien fait une langue d’ours. Eh ! qu’est-ce cela ? Devant la ruche, un bloc de bois pend au bout d’une corde : sans doute une farce des hommes. D’un coup de patte, l’ours l’envoie voler, puis il tend sa cuiller. Oui mais voilà ! quand le bloc a fini de monter, il descend et pan ! sur le museau de l’ours. Il rejoue de la patte, tend la cuiller et de nouveau, pan ! À la longue, c’est décourageant. Et l’ours s’en va grrr ! grrr ! jusqu’à la prochaine fois.

— Et pour le prendre au piège, mon oncle ?

— Ah ! voilà.

L’oncle se mettait à marcher, ployé, soufflant, souffrant comme s’il portait sur le dos une grosse pierre.

— Elle est lourde, tu comprends ! En sortant de chez lui, il a trébuché dessus et c’est encore une farce de l’homme. Seulement il ne veut pas que cela recommence. Cette maudite pierre, il ira la jeter loin. Par exemple là-bas, au bout de la pente, dans ce trou d’où elle ne remontera plus. Oui, mais voilà ! un Velu ne pense pas à tout. Il ne pense pas qu’une corde est nouée à la pierre et que cette corde le gêne à une patte dans un nœud coulant. Bon ! il arrive devant le trou. Il jette sa pierre, la corde se tend et rouf ! rouf ! il roule, cul par-dessus tête, jusqu’au bas où les hommes l’attendent.

Il y avait encore l’histoire de l’ours qui sait si bien nager :

— Car il nage bien, mon petit, mieux que les hommes : un champion, quoi ! Il ne veut pas que les voisins lui fassent concurrence avec leurs barques. Justement, il en voit une. Brrr ! et grr ! il plonge, nage jusque-là, s’accroche, se hisse, les crocs dehors pour leur apprendre. « À votre aise, monsieur le Velu, à votre aise. » On le laisse entrer. Oui mais voilà ! Pendant qu’il s’installe, la barque se met à danser, à tanguer, à rouler (comme ceci, disait l’oncle, en secouant son fauteuil, à le renverser). L’ours n’aime pas du tout cela. Il veut bien nager, non pas tomber dans l’eau. Il se cramponne, crie, pleure et pendant ce temps, les hommes avec leurs rames…

L’ours en pantoufles sur ses quatre pattes, l’ours qui écarte ce qui le gêne, l’ours et sa langue comme une cuiller, l’ours qui ressemblait à mon oncle, l’oncle qui ressemblait à mes ours, par là-dessus, tantôt noirs, tantôt bleus, les yeux de ma tante, cela forma dans ma tête un gâchis dangereux. Je dormais mal. Une nuit, j’eus un cauchemar. Je m’entendis hurler. Pensant aux cris de maman, je hurlai davantage. L’oncle ne me dit rien. Seulement, le lendemain, on dressa mon lit dans sa chambre et on ne parla plus d’ours.