Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/04

Les Éditions Rieder (p. 38-50).
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IV



Je dois parler maintenant de ma première communion. Je m’étendrai quelque peu.

Monsieur mon lecteur improbable voudra bien admettre qu’avec mes petits scrupules d’absolu, recevoir le Bon Dieu ne fut pas un acte quelconque.

Mais d’abord, il n’est pas donné à tout le monde de voir un curé se flanquer par terre. Moi, je l’ai vu et les quelques personnes qui se trouvaient dans mon tramway l’ont vu aussi. M. le curé semblait un bien brave homme : un bon petit ventre, un bon petit sourire, des cheveux bouclés du même argent que ses beaux candélabres, l’air si vrai comme curé, qu’on aurait dit un curé de théâtre. On arrivait au Pont Sully. Il demanda :

— L’arrêt, est-ce ici ?

— Oui.

Ce n’était pas tout à fait oui. À peine M. le curé eut-il touché le sol, qu’il bascula, se renversa, ne lâcha pas sa barre et continua de faire partie du tramway tout de son long par terre. Cela dura quelques secondes, les voyageurs s’affolant, le receveur tirant sur sa sonnette : « Lâchez donc ! Mais lâchez donc », M. le curé ne lâchant rien du tout. C’était mon arrêt aussi. Je me précipitai ; je le remis debout ; je courus après son chapeau ; j’époussetai sa soutane :

— Vous ne vous êtes pas fait mal, Monsieur le Curé ?

Mais il ne pensait guère à son mal. Il remuait les bras. Il avait l’air de prêcher :

— Tout de même être curé et se flanquer par terre.

Et cette idée sans doute lui tenait au cœur, car je le suivis sur le pont où je l’époussetai encore, nous entrâmes dans la rue Saint-Louis où je lui tendis son chapeau, on s’arrêta devant sa porte où très honnêtement il se coiffa et pendant tout ce trajet :

— Tout de même être curé et se flanquer par terre.

Quelques jours après, on me présenta à mon professeur de catéchisme, et c’était lui. Il me regarda avec inquiétude. Il avait tort. Depuis longtemps je m’étais mis en tête qu’il valait mieux ne dire à personne que M. le Curé…

J’aimai beaucoup mes leçons de catéchisme. Les Anges, les Saints, le Bon Dieu, c’était beau comme les sirènes et les fées. Je sentais bien une différence puisqu’il s’agissait maintenant de ce qu’on appelait « le salut éternel ». Quand même j’embrouillais un peu : c’était le même monde attirant où les choses étaient bleues, oranges, autres que dans celui-ci. Et puis, j’avais déjà mes petits scrupules d’absolu. On m’affirmait : « Il faut croire en Dieu ». Dur comme pierre, je croyais en Dieu. « Aimer la Vierge ». je regardais la statue et sous son manteau blanc, sa couronne sur la tête, je m’efforçais d’aimer la Reine du Ciel que représentait cette statue. Le jour où M. le Curé décrivit, clou par clou, la mise en croix de Jésus, ces pointes pénétrèrent dans ma chair et quand le soldat avec sa lance… je poussai un cri et roulai sous mon banc.

Par malheur, il y eut bientôt des leçons plus effrayantes. M. le Curé y mettait de l’éloquence. Certaines de ses phrases me sont restées. Il m’arrive bien souvent de les réentendre. Par exemple, quand M. le Curé parla de la mort. Ah ! la mort ! Ce n’était plus un pauvre petit chat, la tête en bas, à la surface de l’eau. On monta tout exprès en chaire :

— Ouvrez l’Histoire, mes enfants. Lisez la vie des grands hommes. Que verrez-vous au bout ? Toujours le même mot. Alexandre le Grand, mes enfants, il a fait ceci, il a fait cela, puis… (M. le Curé lançait le poing sur la chaire : boum !) Mortuus est. César, il a fait ceci, il a fait cela… boum ! Mortuus est. Auguste ? Mortuus est. Charlemagne, Louis XIV, Napoléon, boum ! boum ! boum ! Mortuus est ! Mortuus est !

Sauf Napoléon, je ne connaissais guère ces grands hommes ; mais à chaque boum quelque chose sursautait dans mon dos et ma tête.

Une autre fois, il jeta les bras en avant, le corps en arrière, comme si on lui cassait sous le nez une douzaine d’œufs pourris :

— Le péché, mes enfants, qui met Dieu en colère, le péché quand on pense, le péché quand on agit, ce péché dont vous aurez à retenir le nombre, à connaître la gravité pour l’avouer à confesse, sous peine d’un autre péché plus grand encore, boum ! le sacrilège.

Il y avait surtout le péché contre le sixième commandement « si horrible, disait M. le Curé, que les anges, quand on le commet, se détournent pour ne pas le voir ».

— Et le diable, mes enfants !

M. le Curé avançait sur la pointe des pieds, regardant à droite, à gauche et donnant une expression féroce à sa figure pourtant si douce :

— Il rôde ainsi, en vous, autour de vous. Il commence par vous dire : « Ne craignez rien : vous savez bien que je n’existe pas… » et boum ! il saute sur vous, prend votre âme et la jette dans le péché mortel.

Le diable qui rôde, Dieu en colère, les Anges qui se détournent, la nuit je n’osais pas dormir. J’examinais ma conscience. Ah ! je le savais bien : le péché entre en vous sans qu’on le sache. On pense nourrir un chat : on ment. On veut ne pas avoir menti : on vole. Je croyais n’avoir offensé que maman : j’avais offensé Dieu. Et mon corps ! Oh ! oui, je voulais être chaste, ne pas détourner de moi le regard des anges, mais ce corps dangereux, ne l’avais-je pas touché — ne le touchais-je pas encore — en quelque endroit défendu ? Avais-je bien fait mes signes de croix ? Récité sans distraction mes prières ?

Une chose me tourmentait. Mes parents n’allaient jamais à l’église. Ne me devais-je pas de les convertir ? Et comment m’y prendre ? Maman, quand j’en parlais, souriait ; papa me regardait avec des yeux de pur Lou… Alors, dans quel état se trouvait mon âme ? M. le Curé nous avait raconté une anecdote terrible. La Mort rôde comme le Diable, elle vous surprend à l’improviste ; un pécheur était entré dans une maison de perdition pour la dernière fois, avec l’intention de se confesser après, et en sortant, il était tombé mort sur le seuil et son âme avait comparu, chargée de péchés, devant son juge. Je me relevais, je regardais sous mon lit. Si un homme se cachait là pour me donner cette « mort subite ».

Il y avait encore les vœux. J’avais lu cela : dans un livre. On promet une chose à Dieu, : on est lié. Quand je me proposais : « Je vais faire ceci » n’était-ce pas un vœu ? Et quand sans le dire formellement, on le pense ? Mon attention attirée là-dessus, je le pensais à tout instant. Je m’empêtrais dans mes vœux.

Pour la communion, je m’étais arrangé une explication que mon professeur eût peut-être jugée hérétique et qui se classe certes dans la série de mes « Niaiseries ». Incarné dans l’hostie, Dieu devenait un boyard. Oui, un boyard. Je tenais ce mot, et quelques autres, d’un ami de papa, un Russe que je voyais quelquefois et appelais par affection l’oncle Maryan. Alors ce boyard daignait visiter mon isba. Il s’agissait de la tenir propre : de beaux draps blancs, des vertus en guirlande, pas de poussières, aucun de ces vilains péchés qui sentent l’œuf pourri, car sinon gare ! je retombais dans les phrases de mon professeur, le boyard-Dieu s’irritait, l’hostie devenait un poison, un fer rouge sur la langue et boum ! on était sacrilège.

Quand j’expliquais mon isba, mes camarades ne me comprenaient guère. À la vérité, je ne les comprenais pas davantage. Communier pour eux, c’était étrenner un costume, recevoir des cadeaux, rouler en voiture, se trouver à la place d’honneur à table entre beaucoup d’invités.

— Moi, m’avait dit mon voisin, je recevrai une montre. J’en veux une plate.

Je réserve pour plus tard mon appréciation sur ce voisin. C’était notre aîné à tous : un long maigre, répugnant, les doigts toujours souillés d’encre et de boue. Je ne sais pourquoi M. le Curé l’avait placé sur mon banc. Il s’appelait Dupéché. J’avais beau me dire : « Il n’a pas choisi son nom », quand on l’interpellait : « Et vous, qu’est-ce qu’un sacrement, Dupéché ? » je me reculais avec un frisson. Avais-je, comme voisin, un Dupéché véniel, un Dupéché mortel, ou plus gravement un Dupéché contre le Saint-Esprit ?

On eût dit qu’il s’amusait à exaspérer cette mauvaise impression. Le jour, où M. le Curé lança son coup de poing en criant : Mortuus est, Dupéché me poussa du coude, ferma très fort l’œil gauche, et me regarda de l’œil droit. Même jeu, quand M. le Curé imita le diable : « Ne crains rien, tu sais bien que… » Et plus que le Curé, il ressemblait au diable.

Je l’avais en horreur. Je faisais tout pour l’éviter. Je ne sais quoi l’attirait. Du moins en ce temps je ne le savais pas. Plus je le fuyais, plus nous étions ensemble. Je ne trouvais pas la force de le chasser.

La veille de la première communion, nous dûmes nous confesser. Il me demanda :

— Tu vas chez notre Curé, toi ?

— Bien sûr.

— Moi pas. Je vais ailleurs. Accompagne-moi.

J’hésitai. Puisque notre professeur avait pris la peine de nous préparer, il était juste qu’on lui laissât la joie de nous absoudre. C’était même un devoir ; s’y dérober, peut-être un péché. Je ne dis pas cela à Dupéché. Je dis :

— Je préfère notre curé.

Il ne répondit qu’un mot :

— Viens.

Je le suivis à contre-cœur.

Avec ce scrupule en plus, ma confession dura longtemps. Heureusement le prêtre me dit de bonnes paroles. J’étais un brave enfant ; je ne devais m’inquiéter de rien ; son absolution valait celle d’un autre ; quant à mon camarade, s’il me scandalisait, mieux valait, mon enfant, l’éviter.

Dupéché avait passé le premier. J’espérais qu’il n’aurait pas eu la patience de m’attendre. Il m’attendait. Cela me troubla déjà. Avec son vilain clin d’œil, il me dit :

— Ça a été long.

Je ne répondis pas. Dupéché avait choisi une église au loin sur la rive gauche. Nous rentrâmes en passant par le jardin du Luxembourg. Mon isba nettoyée, je marchais la tête penchée, pour éviter les souillures qui entrent par les yeux. Il m’arrive souvent de voir en marchant un objet dont je ne me rends compte qu’après. Je ne crois pas que ce phénomène me soit particulier. Je m’arrêtai tout à coup : c’était bizarre, mais je venais de dépasser un caillou et sur ce caillou courait un perce-oreille qui avait, me semblait-il, une petite queue. Y a-t-il des perce-oreilles à queue ? Je me répondis non. Et pourtant ! En fermant les yeux, je me représentai ce que je venais de voir : il y avait le caillou, le perce-oreille, la petite queue. Je tenais encore les yeux fermés :

— Alors, tu joues à l’aveugle, blagua Dupéché.

— Non. Je viens de voir un perce-oreille avec une petite queue.

Il haussa les épaules :

— Est-il bête ! Les perce-oreilles n’ont pas de…

Au fond, cela n’avait pas d’importance. Mais puisque je l’avais vu :

— Celui-ci en avait une. Tiens, si tu veux, nous allons le rechercher.

Il me suivit en rigolant. Je reconnus mon caillou, le déplaçai. Le perce-oreille s’y trouvait. Pas le moindre bout de queue.

— Ah ! tu vois ! dit Dupéché.

En effet ! Et pourtant, en fermant les yeux…

— Tantôt, il en avait une.

— Tu as eu la berlue.

— Non, non, je suis sûr. Je ne sais pourquoi je m’entêtai si fort. Je vérifiai, encore une fois, l’image qui me restait dans les yeux.

— Je te jure, il en avait une…

— Eh bien ! tant pis pour lui.

Oh ! ce que fit Dupéché ! Ce fut rapide. Après des années, je revois, un à un, tous ses gestes. Dupéché, qui suçait une boule de gomme, la glissa dans un coin de sa joue, ce qui produisit une horrible grimace ; il me tira la langue, leva le pied au-dessus du perce-oreille, l’abattit. J’eus le temps de voir un gros nœud au cordon de sa chaussure. Le talon sur le caillou crissa :

— Oh !

Je sentis dans mes muscles cette force qui se contracte quand on va se ruer sur quelqu’un. À cause de l’isba, je me contins :

— Va-t-en !

Sans doute, il eut peur. Il s’éloigna. À quelques pas, il me tira de nouveau la langue. Un peu plus loin, il leva la main et me fit un pied de nez. Je me contins encore.

Je revins à mon perce-oreille. Sur le caillou, il restait un peu de gras que le soleil effaçait déjà. Oui ou non, ce perce-oreille avait-il une petite queue ? Même en fermant les yeux, je n’en étais plus si sûr. Dupéché peut-être avait raison, puisque moi-même j’avais douté tout d’abord. Mais alors ? Eh ! oui, tandis que je devais tenir mon isba propre, le diable m’avait pris au piège. J’avais menti, je m’étais obstiné, j’avais juré, je m’étais mis en colère : toute une suite de péchés, parce qu’au sortir du confessionnal, je n’avais pas eu la force de fuir un camarade qui me scandalisait. Et cela encore était un péché. D’ailleurs, il y en avait bien d’autres. Est-il bien sûr que je ne me fusse jamais moqué de mon professeur qui s’était flanqué par terre ? Et puis, comment n’y avais-je pas pensé ? Au concours de cathéchisme, j’avais obtenu la première place. Oui, mais en rédigeant mes réponses, mes yeux étaient tombés sur la copie d’un voisin. J’avais lu un mot : sacrement. Ce mot ne m’avait-il pas mis sur la voie des autres qui m’avaient valu la première place ? Cette place je l’avais volée. J’aurais dû l’avouer. Je n’y avais pas pensé : encore un péché ! Et puis il y avait la question du mariage. En feuilletant mon catéchisme, j’avais vu d’avance au chapitre du mariage, une réponse de sept lignes qui serait dure à apprendre par cœur. Par oubli, M. le Curé avait sauté le chapitre. Puisque je le savais j’aurais dû l’avertir. Pour échapper à cette longue réponse, je m’étais tu. Cela non plus, je ne l’avais pas confessé. Ah ! elle était propre mon isba et demain le boyard…

Je ne sais comment cela finit. Je sentis un petit choc sur l’épaule. Je me levai ahuri. Que faisais-je là sur ce banc ? Que me voulait ce garde ?

— On ferme, petit. N’as-tu pas entendu le tambour ?

Je n’avais pas entendu le tambour. Je sortis tristement et tous mes péchés sur moi ! En parler à la maison ? Maman sourirait. Papa… Retourner à confesse ? Ce soir, il était trop tard. Demain, je le savais, je n’oserais pas me faire remarquer.

Ainsi vint le jour où les autres étrennent un beau costume, roulent en voiture, reçoivent une montre plate… Le prêtre leva l’hostie. Je présentai la langue. Quel cri je pousserais en recevant ce fer rouge ! Rien ne se produisit. Une voix chantait :

Le ciel a visité la terre

… Et j’étais sacrilège.