Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 166-183).


XIII

LES ARMES


Lorsque Jean Creps s’éveilla le lendemain matin, il prit la main de son ami Roozeman, qui était étendu dans son lit les yeux ouverts, et auquel il demanda d’un air de vive sollicitude comment il se portait. La pâleur du visage de Victor, suite probable de la grande perte de sang, l’effraya.

Roozeman répondit avec un gai sourire que sa blessure n’était pas grave et serait guérie en peu de jours. Pour confirmer ses paroles, il sauta à bas du lit ; mais ce mouvement, par lequel il se pliait sur les muscles blessés, lui arracha un cri de douleur.

Creps prit son ami dans ses bras et lui dit d’un ton plein d’intérêt :

— Hélas ! mon bon Victor, tu caches tes souffrances pour ne pas m’attrister. Le malheur qui t’est arrivé m’ôte tout mon courage. Si j’avais reçu la blessure, moi…, mais toi ? cela me brise le cœur ! Ah ! que ne sommes-nous restés en Belgique, dans cette contrée bénie où règnent au moins, avec la liberté, la justice et la sécurité.

— Tu t’effrayes à tort, Jean, répondit Roozeman ; j’ai, en sautant du lit, dérangé le bandage de la plaie ; il est naturel que ce mouvement me cause un peu de mal.

— Ce matin, un autre docteur examinera encore soigneusement la blessure, murmura Creps.

— C’est tout à fait inutile, et d’ailleurs nous n’avons plus les moyens de payer le chirurgien.

— Kwik a encore assez d’argent.

En disant cela, Jean tourna les yeux vers le lit de Donat, qui avait l’habitude de dormir avec sa couverture sur sa tête.

— Tiens ! où est-il passé ? Le lit est vide ! s’écria-t-il.

— Il s’est levé de bonne heure, répondit Roozeman, il s’est habillé doucement pour ne pas nous réveiller.

— Ne lui as-tu pas demandé où il allait ?

— Si ; il m’a dit en riant qu’il allait chercher le lobe de son oreille.

— Je comprends, je comprends, murmura Creps. Donat possède quelques centaines de francs ; il est malin, il s’est levé en silence, il s’est enfui afin de ne pas dépenser ses dollars pour nous. Il a raison, c’est la loi de la Californie : Chacun pour soi.

— Non, Jean, interrompit Roozeman, n’aie pas une pareille idée de Donat. Il peut être grossier et stupide quelquefois, mais il est reconnaissant et son cœur est bon.

— Nous verrons. Je ne m’étonnerais aucunement que Donat tentât de garder exclusivement pour son entretien les dollars qu’il doit à ta générosité. La Californie est le pays du plus horrible égoïsme ; on respire ici ce sentiment odieux avec l’air.

— Ton amitié pour moi et ton inquiétude non fondée au sujet de ma blessure te rendent mélancolique, Jean ; autrement, tu ne croirais pas ce pauvre garçon capable d’une pareille lâcheté.

— Soit, Victor, nous le saurons bientôt. Parlons maintenant avec sang-froid de notre position critique. Nous ne possédons plus rien, il peut encore se passer beaucoup de jours avant que les directeurs de la Californienne soient à San-Francisco. Qu’allons-nous entreprendre en attendant ?

— C’est tout simple, dit Roozeman. Nous coucherons par terre sous une voile, et nous chercherons des moyens pour gagner quelques dollars, dussions-nous aller sur le quai porter des sacs de voyage ou des malles.

— Sans doute, Victor ; pour moi, ce serait bien le plus simple. Mais toi, coucher par terre, travailler, te fatiguer et risquer d’enflammer ta blessure ! Cela ne sera pas, me fallut-il travailler comme un esclave et me nourrir de pain et d’eau ! Coucher par terre, toi qui es si sensible !…

— Mais, Jean, dit Roozeman avec un sourire de dépit, tu te fais une fausse idée de moi. Je t’en remercie tout de même, car c’est un effet de ta bonne amitié. Je suis sensible, en effet, pour certaines choses qui touchent l’esprit et le cœur, mais pour ce qui concerne les douleurs physiques ou les privations, sois sûr que je les supporte aussi bien que n’importe qui. Allons, allons, pas de chagrin ; descendons pour déjeuner.

— Déjeuner ? murmura Jean. Avec quoi payerons-nous le déjeuner ?

— Donat payera à son retour.

— Oui, Donat…, cours à sa poursuite ! Non, Victor, tu restes ici, tu prends un bon déjeuner : c’est nécessaire pour le rétablissement de tes forces. Je sortirai et tâcherai de gagner un salaire : je trouverai bien les moyens de t’héberger ici jusqu’à ce que ta blessure soit guérie. Attendre Kwik serait une duperie…

— Eh ! eh ! voici Kwik ! dit Donat lui-même en ouvrant la porte.

Les Anversois reculèrent, étonnés. Donat était debout devant eux, avec une ceinture rouge dans laquelle étaient passés un couteau-poignard long d’un pied et demi et deux revolvers. Il portait sous le bras deux autres couteaux moins longs et deux ceintures de laine rouge. Il tenait la tête en arrière et s’efforçait de se donner un air guerrier.

— Ah çà ! d’où viens-tu ? Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Creps.

— Ce que cela signifie ? répondit Donat tirant son long couteau catalan de sa ceinture ; cela veut dire que le premier qui me regarde encore de travers, je l’embroche comme un cochon de lait. J’ai rencontré dans la rue la moustache rousse du Jonas et je l’ai bousculé ; mais bien lui a pris de feindre de ne pas me voir, car autrement, pardieu ! ma lame entrait dans sa peau comme dans un fromage blanc.

— Mais où as-tu trouvé ces armes ?

— Trouvé ? Il n’y a rien à trouver ici. Je les ai achetées. Ces revolvers et ces couteaux ne coûtent que la bagatelle de trois cent soixante-quinze francs. Pour ce prix-là, j’achèterais toute une boutique d’armurier à Malines…

— Gaspiller tant d’argent, dit Creps d’un ton de reproche, au moment où ce pauvre Roozeman est blessé et a besoin de notre assistance !

— On n’a point oublié cela, interrompit Donat. Manger n’est pas la principale chose dans ce pays, comme chez nous. C’est un revolver qu’il faut d’abord. Quant à moi, ce long couteau me suffit ; les revolvers et les autres couteaux, je les ai achetés pour vous. Tenez, prenez-les, et louez ma prévoyance ! car vous en aurez plus de profit que d’un bon dîner et d’un lit moelleux. J’ai songé à tout. Voici les ceintures pour mettre les pistolets. Maintenant, du moins, nous pourrons aller et venir dans la rue au milieu de ce tas de ribauds, la tête levée et prêts à défendre notre vie, nos oreilles et notre bourse…, aussitôt qu’il y rentrera quelque chose, car maintenant elle est plate comme un papier plié.

— N’as-tu donc plus d’argent ? demanda Victor avec quelque inquiétude. Nous devons encore ici neuf dollars pour notre logement.

— Imprudent ! murmura Creps, nous ne savons pas encore comment nous déjeunerons…

— J’ai encore songé à cela, répondit Kwik avec un sourire malin. Ah ! vous croyez que ce pauvre Donat est aussi bête qu’il en a l’air ? Non, non ; j’ai fait aujourd’hui énormément de besogne. Asseyez-vous, mon explication pourrait durer, longtemps. Là ! écoutez maintenant ce que j’ai fait.

Les deux amis se laissèrent tomber sur un banc, étonnés et anxieux.

— J’ai rêvé toute la nuit d’hommes armés de revolvers et de couteaux, dit Donat, et dans mon rêve j’ai hurlé de rage, parce que je n’avais pas d’armes pour me défendre : car je ne sais vraiment pas pourquoi nous nous laisserions égorger comme des moutons par les scélérats de Californie. Un âne se défend bien à coups de pieds quand on lui fait du mal. Alors, j’ai décidé de nous armer de pied en cap. S’il manque un revolver, c’est que je n’avais pas assez d’argent. Vous m’appelez imprudent ? vous croyez que je n’ai pas pensé à l’état de M. Roozeman ? Avant de quitter l’hôtel, j’ai donné au baes neuf dollars pour notre logement de cette nuit, et en outre trois cents francs qui doivent servir à payer le séjour de M. Victor pendant huit jours encore.

— Merci, merci, Donat, tu as un bon cœur ! s’écria Jean Creps en lui serrant la main avec émotion.

— Laissez-moi continuer, reprit Donat. En Californie, on doit veiller soi-même sur l’enfant de son père ; on doit agir vite et beaucoup. Je suis allé au port trouver le Bruxellois, et je lui ai promis deux dollars pour m’accompagner et me donner des conseils. J’ai appris de lui un tas de choses qui nous seront utiles : il connaît la Californie et San-Francisco sur le bout du doigt. Je lui ai dit que notre dernier écu était destiné aux armes, et je lui ai demandé ce qu’il y avait de mieux à faire pour ne pas mourir de faim. Sur le port, il y a peu de chose à faire en ce moment ; il y a trop de gens qui gâtent le métier. La plupart de nos camarades du Jonas y flânent pour gagner quelques dollars. Le gentilhomme de notre gamelle y porte des planches de sapin sur le dos ; le banquier allemand est attelé à une petite charrette et transporte des ballots de marchandises, avec le journaliste et le procureur. Le camarade à la moustache rousse cherche des débris de faïence, des bouteilles, des chemises sales pour un vieux juif qui, en faisant le métier de chiffonnier en gros, a déjà amassé des trésors. Cela va drôlement ici ! Une chemise de coton neuve coûte un dollar, et, pour la faire laver, on paye, pardieu ! deux francs et demi. Chacun porte sa chemise aussi longtemps qu’il peut, et la jette ensuite. Le Juif arrive, la ramasse, la fait laver et la revend. Ainsi de même des bouteilles vides, qu’on a l’habitude de jeter par la fenêtre. Les maisons de jeu doivent racheter les bouteilles au juif. Si je n’avais pas trouvé un meilleur emploi je deviendrais moi-même juif, c’est-à-dire chiffonnier. Mais je perds mon fil… Le Bruxellois connaît beaucoup de monde à San-Francisco. Il a couru de porte en porte avec moi, afin de chercher un petit poste pour vous et pour moi. Je suis accepté comme laveur de vaisselle et lécheur d’assiettes dans un grand restaurant, à cinq dollars par jour, plus la nourriture et le logement dans une sorte de chenil, parmi les provisions. Je ne mourrai donc certainement pas de faim. Pour M. Creps, j’ai trouvé quelque chose de mieux : domestique chez un boucher…

— Garçon boucher ! s’écria Jean avec un sourire de dépit ; alors je m’attelle plutôt à une charrette, comme le banquier allemand !

— En effet, il parait que les bouchers font ici un singulier métier. Il y avait devant la porte une grande vilaine bête grise avec des dents terribles. Je pensais que les bœufs avaient peut-être des poils aussi longs en Californie ; mais le Bruxellois me dit que c’était un ours. On mange de la viande d’ours ici ! cela ne m’étonne plus, que les gens soient si méchants. Vous ne serez donc pas valet de boucher, monsieur Creps ; mais j’ai des postes à votre choix. Il y a encore une place de paillasse dans une grande maison de jeu…

— Paillasse ! qu’est-ce que cela signifie ? Ah çà ! Donat, il me semble que nous sommes assez dans l’embarras pour ne pas plaisanter.

— C’est ainsi : huit dollars par jour pour jouer comme compère avec l’argent de la banque. Si j’avais su trois ou quatre langues comme vous, j’aurais bien accepté le poste.

— Et moi, je ne le désire pas ; il y aura bien autre chose à trouver.

— Je connais encore une place : cireur de bottes, rinceur de bouteilles, allumeur de lampes dans un hôtel, en face du port. Sept dollars, sans nourriture ni logement.

Jean Creps secoua la tête avec impatience.

— Vous ne pouvez pas être trop difficile, monsieur Jean, remarqua Donat. Vous verrez des compagnons de voyage, même de la première classe, qui font des métiers encore plus étranges. D’ailleurs, sept dollars ! Qu’est-ce qui vous empêcherait de venir coucher ici à l’hôtel, jusqu’à ce que M. Roozeman soit guéri ? Trois de sept, reste toujours quatre.

— Tu as raison, dit Jean tout à coup. Eh bien, je serai cireur de bottes !

— Et n’as-tu rien trouvé pour moi ? demanda Roozeman. Tu ne t’imagines cependant pas que je veuille vivre ici du fruit de votre travail à tous deux.

— Pour vous, du moins, j’ai une place facile et bonne, répondit Donat ; vous en rirez peut-être : fille de boutique…, je veux dire commis chez un fruitier.

En effet, bien qu’ils eussent peu de raisons d’être gais, les deux amis éclatèrent de rire.

— C’est sérieux, très-sérieux, reprit Kwik. Il y a une grande tente, où l’on vend des oranges, des citrons, des figues et d’autres fruits. Le propriétaire a besoin de quelqu’un qui sache écrire en français et en anglais. Il donne six dollars, sans nourriture ni logement. À la prière du Bruxellois, qui lui procure beaucoup de chalands, il gardera encore cinq jours la place vacante. Vous serez le mieux partagé, monsieur Roozeman : c’est, du moins, un état propre et honorable.

— Je te remercie, Donat, dit Victor, j’accepte avec joie.

— Cireur de bottes dans un hôtel ! dit Jean en ricanant.

— Lécheur d’assiettes dans une sale gargote ! murmura Donat.

— Commis chez un fruitier ! Si ma mère, si Lucie pouvaient le savoir ! dit Victor en hochant la tête.

— Qu’est-ce que cela fait ? s’écria Donat. Aussitôt que nous verrons les mines et que nous pourrons ramasser l’or par poignées, tout sera oublié. J’aurai d’autant plus de choses à raconter à Anneken et à mes enfants…

— Allons, allons, hourra pour la Californie ! s’écria Creps. Le commencement est admirablement beau, sur ma parole. Donc, ne nous laissons pas abattre. Notre ami Roozeman parait fort et de bonne humeur : c’est le principal. Pour le reste, nous ferons de nécessité vertu. Cela ne durera pas longtemps, Dieu soit loué ! Peut-être les directeurs de la Californienne arriveront-ils demain ou après-demain. En attendant, je me rendrai tout à l’heure au grand hôtel pour savoir quand je pourrai commencer mon service de cireur de bottes.

— Je sortirai avec toi, dit Victor.

— Et ta blessure ?… Tu dois te tenir tranquille.

— Non, ne pensons pas à ma blessure ; elle guérira d’elle-même. Je suis curieux de voir mon magasin de fruits.

— Quant à moi, reprit Kwik, cette après-midi, à deux heures, je tripoterai avec les bras nus dans une eau grasse, que cela fera plaisir à voir.

— Si nous avions déjeuné au moins, murmura Creps ; mon estomac vide ne me donne pas beaucoup de courage.

— J’ai payé le déjeuner avant de sortir ce matin, dit Donat.

— Tu es une merveille de prévoyance et de bons soins, dit Jean gaiement en lui frappant sur l’épaule. Je crois que je me suis trompé sur ton compte, ami Kwik.

— Possible, répondit Donat ; mais, si M. Victor n’avait pas été malade, Donat n’aurait probablement pas veillé toute la nuit, pour réfléchir à ce qui lui restait à faire. Pour M. Roozeman, je serais capable de tout : de passer à travers le feu, de me laisser couper un membre, et de gagner de l’esprit aussi, pardieu !

Roozeman lui prit la main et la serra avec reconnaissance, car le jeune paysan avait dit ces paroles avec une expression profonde, et l’Anversois savait que Donat lui était sincèrement dévoué depuis l’affaire de la fosse aux lions du Jonas.

— Eh bien, allons déjeuner alors ! s’écria Jean.

— Non, pas ainsi, dit Kwik ; vous devez mettre les ceintures et y passer les revolvers. Désormais, ces armes ne doivent plus vous quitter un instant, ni dans votre chambre, ni dans la rue, ni à votre ouvrage. C’est le Bruxellois qui me l’a dit. En effet, vous pouvez en avoir besoin, même pendant votre sommeil. Et à quoi serviraient-elles si vous ne les aviez pas sous la main au moment du danger ?

— Pour aller déjeuner ! murmura Victor qui paraissait avoir horreur de porter ces armes homicides.

Mais Donat lui mit lui-même la ceinture et y passa le pistolet en disant :

— Pour déjeuner ? Et si les vilains hommes d’hier soir étaient encore assis à table et nous cherchaient querelle ?… C’est bien ainsi ! Viennent les ribauds maintenant ! Je donnerais toute une semaine de mon salaire pour connaître et rencontrer le scélérat qui s’est enfui avec le lobe de mon oreille, il serait bien drôle avec une tête comme une poule : sans apparence d’oreille !

— Mais, mon bon Donat, objecta Roozeman, tu dois être prudent et ne pas t’attirer de mauvaises affaires par ton emportement. Tes paroles me font craindre que tu ne fasses un usage irréfléchi de ton effroyable couteau.

— Bah ! je ne suis pas si méchant que j’en ai l’air, monsieur Victor, dit Kwik en riant. La hardiesse impose toujours. Je ne défierai personne et je serai même très-endurant ; mais, mais, si quelqu’un, pardieu… !

— Le déjeuner ! le déjeuner ! s’écria Jean, en poussant ses deux camarades hors de la chambre.