Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 145-165).


XII

LA MAISON DE JEU


Les trois Flamands s’étaient promenés et avaient flâné toute la journée dans les rues de San-Francisco, regardant ce qui était nouveau pour eux, s’arrêtant devant les boutiques et les magasins, et causant du spectacle surprenant de cette foule d’hommes étranges au milieu desquels ils vivaient. Quant à la ville même, elle n’offrait rien de remarquable. Quoique, en ce moment, peut-être plus de cinquante mille hommes de toutes les nations du monde s’y coudoyassent, San-Francisco ne se composait que de maisons en bois à un étage, à côté de quelques tentes et baraques en toile qui s’étendaient comme des faubourgs vers la campagne.

Ce n’était donc que la population qui pouvait être l’objet de la curiosité de Victor et de ses camarades. Comme, dans le courant de la journée, ils n’avaient rien rencontré de menaçant ni de désagréable, ils finirent par conclure qu’ils s’étaient laissé effrayer, comme de vrais enfants, par des choses qui pouvaient se passer partout, et dont, en tout cas, ils ne devaient pas s’inquiéter.

Leur bonne humeur avait cependant encore une autre cause. Pour fêter leur arrivée à San-Francisco comme ils l’avaient décidé, ils étaient entrés dans un certain nombre de cafés, avaient bien mangé et assez bien bu, de sorte que l’effet du vin ou du grog n’était pas étranger à leur joyeuse disposition d’esprit, quoiqu’ils eussent encore toute leur raison et qu’ils y vissent encore très-clair.

Le soir, lorsqu’ils voulurent retourner à leur hôtel, ils passèrent devant une maison de jeu qui avait pour enseigne : la Verandah. Une brillante clarté qui se répandait hors de la maison et illuminait la rue éblouit les yeux des trois amis étonnés. Ils voulaient s’arrêter un instant pour jeter un coup d’œil dans la salle ; mais les gens à moitié ivres qui sortaient et entraient les obligèrent à se mettre de côté.

— Et pourquoi n’entrerions-nous pas là dedans ? demanda Jean Creps.

— Oui, pourquoi n’irions-nous pas voir ce qui s’y passe ? ajouta Donat, qui avait vu briller au loin quelque chose comme un tas d’or.

— Une maison de jeu ! murmura Victor hésitant.

— Allons, allons, nous n’avons pas besoin de jouer. Avec un dollar, nous en sommes quittes. Encore une goutte de rhum, la dernière. Nous ne pouvons pas quitter San-Francisco sans voir ce que c’est qu’une maison de jeu.

— Surtout, remarqua Donat, que j’ai vu étinceler là-bas, sur une table, une montagne d’or, de la même espèce que celui que nous allons trouver. Cela donne toujours un avant-goût.

Victor se laissa persuader et suivit ses amis dans la maison de jeu, où heureusement ils trouvèrent, dans un coin, un banc pour s’asseoir. Lorsqu’ils eurent reçu et payé leur petit verre de rhum, ils promenèrent leurs regards autour d’eux.

Ils étaient dans une grande salle splendidement éclairée, mais si remplie de la fumée du tabac et des vapeurs de l’eau-de-vie, qu’en entrant on était à demi suffoqué et qu’on sentait ses yeux se mouiller de larmes avant de pouvoir s’habituer à cet air vicié et à cette atmosphère chargée de nuages. Une population étrange et singulièrement mêlée grouillait dans cette salle. On y voyait bien quelques personnes qui avaient l’air d’honnêtes gens, mais la plus grande partie des habitués se composait de tout ce que la Californie offrait de plus ignoble, de plus sauvage et de plus repoussant. Outre les joueurs, on voyait s’y promener des hommes à figures suspectes qui avaient probablement tout perdu et passaient toute la soirée dans la maison de jeu pour voir de l’or, et épiaient peut-être l’occasion de s’en procurer d’une manière quelconque. Il régnait là un murmure assourdissant de voix confuses, de cris de joie et de malédictions, que dominaient parfois les sons retentissants d’une musique entraînante. L’orchestre ne se composait pourtant que d’un seul artiste. Cet homme avait un chalumeau à la bouche, un tambour sur le dos, des cymbales de cuivre à la main et une espèce d’arbre avec des sonnettes sur la tête. Ainsi affublé, il se démenait comme un possédé et faisait plus de bruit que toute une bande de musiciens.

Au fond de la salle se trouvait une table très-large, derrière laquelle le banquier dirigeait, avec ses nombreux aides, le monte, jeu de hasard mexicain qui se joue avec des cartes et qui est fort à la mode à San-Francisco. Ce banquier avait devant lui des tas de poudre d’or, des blocs d’or d’une grosseur extraordinaire, des liasses de billets de banque, des piles d’une monnaie d’or octogone dont chaque pièce avait une valeur de deux cent cinquante francs ; mais, à côté de chaque tas, il y avait un revolver à six coups.

Les joueurs se tenaient debout autour de la table. Ils suivaient chaque carte le cœur battant, et la fureur leur arrachait une sorte de hurlement rauque chaque fois qu’ils voyaient leur or s’abîmer dans le gouffre insatiable de la banque. Cependant, ils recommençaient chaque fois à tenter la chance, jusqu’à ce que, tout à fait ruinés, pauvres et le cœur plein de fiel et de rage, ils quittassent la table en maudissant le jeu.

S’il y avait là des gens qui perdaient en quelques heures tout l’or qu’ils avaient amassé dans les placers au prix de grandes privations, on en voyait d’autres que la fortune favorisait d’une façon toute particulière. Quelques-uns riaient de ce bonheur apparent et murmuraient le mot paillasse, voulant faire entendre par là qu’à leurs yeux le gagnant n’était qu’un compère, qui jouait avec l’argent même de la banque. Cela n’empêchait pas cependant que l’on ne racontât jusqu’au bout de la salle, comme quoi cet individu avait commencé à jouer en ne risquant que cinq dollars et comme quoi il avait gagné vingt mille dollars en moins d’une heure.

Donat, lorsqu’il entendit cela, s’écria avec stupéfaction :

— Ciel ! cela fait cent mille francs ! C’est une vraie mine d’or pour qui a un peu de bonheur. Je suis né coiffé, moi ! Qui sait, messieurs, si je tentais un peu la chance ? Deux dollars de plus ou de moins se sont pas une affaire. Si j’osais seulement aller à la table…

— Ne joue pas, je t’en prie, dit Victor avec une sorte d’effroi.

— Seulement deux dollars ; si je les perds, je cesse.

— En effet, que nous font quelques dollars ? remarqua Creps. Je veux voir comment va le jeu de la monte : d’ailleurs, une dizaine de dollars, ce n’est pas trop pour savoir si la fortune n’a point par hasard l’envie de nous favoriser.

Victor resta assis et suivit d’un regard à demi, dépité ses amis, qui s’approchaient à pas lents de la table.

Ils suivirent le jeu pendant quelques instants avant de risquer leur argent ; une demi-heure après, ils retournèrent près de Roozeman. Jean riait d’un air triomphant, Donat se grattait la tête d’un air mécontent et grommela qu’il avait perdu sept dollars sur les vingt-cinq que Victor lui avait donnés à bord du Jonas.

Pour Creps, il avait été plus heureux : il avait même possédé un moment plus de trois mille francs ; mais le sort s’était enfin déclaré contre lui, et il avait quitté la table, sur le conseil d’un Américain, pour donner à la chance le temps de changer. En tout cas, il avait encore gardé environ cinq cents francs de son gain et pouvait recommencer à jouer sans inquiétude.

Jean voulut régaler ses amis avec l’argent gagné et fit apporter trois grogs chauds. En buvant, il engagea Roozeman à risquer aussi une couple de dollars, afin de savoir au moins si la fortune voulait lui être favorable ou non. Il se moquait de l’horreur que son ami paraissait éprouver pour le jeu, et le poursuivait de ses railleries. Victor, plus ou moins excité par la boisson, se leva tout à coup et dit :

— Eh bien, tu le veux, je jouerai ! mais à une condition : je prends dix dollars et je les mets ensemble sur une carte ; après la perte de cet argent, nous retournons à notre hôtel sans rester ici une minute de plus.

— Oui, mais si tu gagnes ?

— Je perdrai.

— Tu ne peux le savoir.

— Mais, Jean, pourquoi essayer de me retenir ici ? soupira Roozeman avec douleur. Cette maison de jeu est un enfer qui m’effraye. Soit ! si je gagne, je mettrai jusqu’à quatre fois, pas davantage, et, si tu refuses de me suivre à l’hôtel, sois sûr que j’irai tout seul.

— Allons, ne te fâche pas : nous acceptons ta condition.

Les trois amis se rapprochèrent ensemble de la table de jeu. La chose se passa comme cela se voit souvent : le sort se déclara favorable à celui qui espérait intérieurement perdre. Roozeman gagna à plusieurs reprises, et, comme il mettait des enjeux de plus en plus forts pour être débarrassé de cet argent impur, les pièces d’or et les billets de banque affluèrent devant lui d’une façon surprenante. Cette richesse l’aveugla enfin, la passion et qu’il avait mise à lutter contre le sort qui le favorisait obstinément le domina au point qu’il oublia la condition posée, et qu’il continua le jeu comme s’il n’avait plus la conscience de ce qu’il faisait. Il arrivait bien quelquefois qu’il perdît ; mais la bonne chance revenait vite, et, malgré l’inconstance du sort, le bonheur lui resta fidèle.

Cependant ses amis jouaient un jeu plus modeste. Creps perdait sans relâche. Donat n’avait pas la même déveine, car il avait déjà un assez bon tas de dollars devant lui.

Il vint un moment où la fortune se déclara avec une merveilleuse constance pour Victor. Il gagnait coup sur coup, et le banquier lui jetait en grognant des poignées d’or et des billets de banque.

On entoura l’heureux joueur et maints regards flamboyants étaient fixés avec envie sur les richesses qu’il avait gagnées. Victor ne voyait rien de ce qui l’entourait, tant il était absorbé par le jeu ; il avait presque oublié que ses amis luttaient également avec la fortune à côté de lui.

Tout à coup, il entendit Creps pousser un cri de rage. Il fut frappé profondément du regard égaré, de la pâleur et de la voix rauque de son ami.

— Jeu maudit ! murmura celui-ci. J’ai tout perdu, plus un seul dollar ! — Vite, prête-moi une couple de cents francs, Victor.

Mais Roozeman, revenant avec effroi à la conscience de leur position, mit les billets de banque dans son portefeuille et l’or dans ses poches.

— Prête-moi deux cents francs, te dis-je ! répéta Jean avec une animation singulière.

— Non, non, fuyons cette maison ! répliqua son ami. Pour l’amour de Dieu, Jean, ne joue plus ! Suis-moi à l’hôtel, ou je m’en vais seul !

En disant ces mots, il courut vers la porte de la salle ; ses amis le suivirent en grommelant, et ils quittèrent tous ensemble la maison de jeu.

Il y eut alors parmi les joueurs une hésitation étrange. Comme si la disparition de cet heureux jeune homme eût refroidi la passion de la plupart d’entre eux, la table resta quelques instants sans amateurs, malgré l’appel provocant du banquier. Un grand nombre de joueurs sortirent les uns après les autres.

Les Flamands avaient continué leur chemin à travers les rues. Il était très-tard, et, hors des environs de la maison de jeu, on ne rencontrait presque plus de passants. Selon leur estimation, Roozeman ne devait pas avoir gagné moins de quarante mille francs ; Donat, de son côté, possédait encore à peu près huit cents francs. Malgré la perte que Creps avait subie, il n’y avait donc pas lieu d’être mécontent du résultat de cette soirée. Maintenant que Victor se trouvait en plein air et loin de la maison de jeu, il respirait plus librement et partageait la joie de ses amis, qui se réjouissaient de cette fortune inattendue. Comme Roozeman leur avait déjà déclaré qu’il regardait le gain comme un bien commun et qu’il ne voulait pas le considérer autrement, ils parlaient en ce sens :

— Il est vrai, dit Jean, qu’aussitôt que les directeurs de la Californienne arriveront à San-Francisco, nous n’aurons plus besoin de rien. Mais, en attendant, nous pouvons vivre sans gêne, ne nous laisser manquer de rien et rester à l’hôtel où nous sommes logés. En outre, l’argent que nous avons déjà nous permettra de retourner d’autant plus vite dans notre patrie.

Donat comptait sur ses doigts et murmurait tout bas avec joie :

— Quarante mille huit cents francs, cela fait pour chacun de nous treize mille six cents francs.

Pardieu ! si cela continue ainsi, je ne sais pas pourquoi je n’achèterais pas, outre le château de Natten-Haesdonck, une grande maison en ville ! Il fait bon ici ! c’est un vrai paradis terrestre !

Et, faisant quelques bonds extravagants, il se mit à chanter :

Mettez la soupe au feu, maman ;
Voilà l’ géant ! voilà l’ géant !

Mais la parole fut étouffée dans sa gorge par une main puissante qui lui pinçait les lèvres comme des tenailles. On lui enfonça un bâillon dans la gorge avant qu’il pût crier. Un coup violent sur la nuque le fit tomber par terre. À la pensée qu’on ne l’attaquait ainsi que pour lui voler son argent, il mit sa main dans sa poche par un mouvement rapide et glissa son argent dans ses bottes.

Creps et Roozeman furent assaillis, au même instant, de la même manière. Tous les deux étaient étendus sur le sol, bâillonnés avec un mouchoir de poche et entourés de voleurs ou d’assassins qui menaçaient de leur percer le cœur de leur poignard au moindre mouvement.

Victor avait été attaqué par plusieurs hommes à la fois ; trois ou quatre le tenaient cloué par terre ; deux autres fouillaient dans ses poches. Heureusement, il réussit à dégager ses membres, sauta debout et saisit un des voleurs ; mais un couteau que le pauvre jeune homme sentit pénétrer dans ses côtes lui fit lâcher prise ; il fut renversé par la violence du coup, et les assassins se jetèrent de nouveau sur lui pour lui fermer la bouche.

Mais tout à coup, trois ou quatre personnes qui parlaient à haute voix sortirent d’une rue latérale. Au bruit de ces voix, un des brigands donna un signal et tous disparurent dans les ténèbres. Les passants dont la présence les avait chassés tournèrent le coin d’une autre rue.

Jean Creps courut à Victor et l’aida à se relever ; mais il sentit sur sa main une humidité chaude et gluante, et s’écria avec une mortelle anxiété :

— Oh ! mon Dieu, Victor, tu es blessé ?

— Légèrement, ce ne sera rien, répondit Victor.

— Où ? où ?

— Dans le côté : un coup de poignard. Ne sois pas inquiet.

Creps, effrayé, voulut aller frapper à la première maison venue pour demander du secours ; mais Victor prétendit qu’il était encore assez fort et exigea qu’on allât directement à l’hôtel. Ce n’était pas loin, et, avec la main sur la blessure pour empêcher l’hémorrhagie, il y arriverait sans peine, croyait-il.

Quoique Victor, pour tranquilliser ses amis, refusât leur aide, il fut soutenu par tous deux.

Donat versait des larmes de pitié sur le malheur de Victor et grommelait des paroles de vengeance, telles que : « Les assassins ! les scélérats ! ils me payeront mon oreille ! »

Mais les autres ne firent pas attention à ses paroles.

Lorsqu’on leur eut ouvert la porte de l’hôtel, Jean fit asseoir son ami blessé et demanda avec instance un docteur ou un chirurgien.

Un garçon dit qu’il y avait un chirurgien à deux pas de là, et qu’il allait l’appeler immédiatement.

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous, cinq dollars pour votre peine ! s’écria Creps.

Le garçon ne se le fit pas dire deux fois et sortit en courant.

Victor perdait beaucoup de sang par sa blessure, il y en avait déjà une petite mare au pied de sa chaise : cependant il riait et tâchait de faire comprendre à ses amis qu’ils avaient tort de s’alarmer et d’être si consternés, parce qu’il sentait bien que sa blessure n’était pas dangereuse. Voyant que le sang coulait sur les joues de Donat, il lui demanda avec inquiétude :

— Et toi, mon pauvre ami, tu ne te plains pas et tu ne t’occupes que de mon sort ! Qui sait si tu n’es pas plus malheureux que moi ?… Une blessure à la tête ; ah ! cela peut être dangereux !

— Non, non, répondit Donat, il n’y a pas de danger. Je croyais avoir perdu mon oreille, mais ce n’est qu’un morceau. Je ne pourrai plus porter de boucles d’oreilles… voilà tout.

Le chirurgien parut dans la chambre et se mit à déshabiller le blessé en silence et avec des mouvements brusques. Il lui découvrit le flanc, tâta la blessure, la sonda avec une aiguille d’argent, essuya le sang, appliqua un emplâtre sur la plaie béante, posa un bandage par-dessus, aida le malade à se rhabiller, puis tendit la main vers Jean en disant d’un ton très-bref :

— Voilà, gentleman, l’affaire est claire. Une visite de nuit, une once d’or, seize dollars.

— Seize dollars ! soit ; mais dites-nous au moins ce que nous avons à craindre ou à espérer.

— Il n’y a rien à craindre, répondit le chirurgien. Un demi-pouce plus avant, et le jeune gentleman serait déjà dans l’autre monde ; mais le couteau a touché une côte et a glissé entre la peau et la chair. C’est une blessure très-simple, sans aucune gravité. Si le gentleman n’avait pas perdu tant de sang, il ne serait pas plus malade que d’une bonne entaille dans la main… Une once d’or, seize dollars. Je n’ai pas de temps à perdre et je veux aller me coucher !

Roozeman fouilla dans ses poches. Les brigands avaient tout volé, or et billets de banque. Jean, tout confus, supplia le chirurgien de leur donner du temps, par pitié pour leur malheur.

— Pitié ? répéta l’autre en riant. D’où venez-vous ? Pitié, en Californie ? Quelle plaisanterie ! Allons, allons, payez-moi vite ; encore dix minutes et j’exige double salaire.

— Mais nous ne possédons plus rien ; on nous a tout volé !

— Vous avez probablement une montre ? Laissez voir, nous la taxerons.

Creps chercha sa montre : elle avait également disparu.

Donat Kwik avait écouté silencieusement cette conversation en clignant de l’œil, et s’était évertué à saisir autant que possible le sens des mots anglais. Lorsqu’il vit que le chirurgien frappait du pied avec fureur, et surtout lorsqu’il crut comprendre que l’hôtelier déclarait ne plus vouloir loger des gens sans argent et allait les mettre immédiatement à la porte, Donat s’avança et dit :

— I have money, I pay. (Je payerai).

Il se baissa, tira une poignée d’or de ses bottes et donna les seize dollars exigés.

L’hôtelier s’excusa et redevint aussitôt d’une politesse et d’une amabilité extrêmes.

— Ah çà ! Donat, murmura Jean à moitié fâché, pourquoi nous laisses-tu si longtemps dans l’embarras ? Ne comprenais-tu pas ce qui passait ?

— Certes, certes, répondit le paysan avec un sourire malicieux ; mais je commence à comprendre, voyez-vous, qu’on ne peut faire des affaires en Californie sans jouer au plus fin. Si le chirurgien était parti sans argent, nous aurions encore les seize dollars que nous n’avons plus maintenant.

Le domestique s’approcha ensuite et réclama les cinq dollars qu’on lui avait promis pour courir chez le chirurgien. Jean Creps reconnut avec douleur qu’il avait réellement promis cette récompense, et pria Donat d’avancer encore les cinq dollars.

Le jeune paysan obéit en grognant et en rechignant.

— Allons, allons, nous irons nous coucher, dit Jean. Malgré toutes nos mésaventures, nous avons encore lieu de nous estimer heureux. La blessure de notre cher ami Victor n’est pas grave. Remercions Dieu de cette faveur ; quant au reste, nous y penserons demain.

Ils quittèrent la salle et se rendirent dans leur chambre à coucher. Roozeman, pour montrer à ses compagnons qu’ils pouvaient être tranquilles sur son état, voulut monter l’escalier sans aide et sans appui.

En chemin, Donat grommela encore :

— Je suis curieux de savoir où se trouve en ce moment le lobe de mon oreille. Voilà toujours une partie de mon corps qui ne couchera pas dans le même lit que ses camarades… Mais ils la payeront plus cher que du jambon ou de la langue fumée, les voleurs ! les scélérats ! les assassins !