Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 131-144).


XI

LES LETTRES


Le premier qui s’éveilla le lendemain, assez tard dans la matinée, fut Donat Kwik ; mais il eut à peine ouvert les yeux, qu’un soupir d’anxiété lui échappa et qu’il rentra sa tête sous la couverture comme s’il avait vu un fantôme.

L’homme à la barbe en désordre et au long couteau passé dans sa ceinture était debout au milieu de la chambre, et son regard perçant était précisément fixé sur le pauvre garçon, lorsque celui-ci s’éveilla, à moitié étourdi de son lourd sommeil. Tremblant et le cœur battant d’effroi, Donat prit secrètement la main de Jean Creps, qui ronflait à côté de lui, le pinça et le secoua si bien, que l’autre se mit à se frotter les yeux en murmurant et regarda avec stupéfaction l’homme gigantesque, qui se lavait les mains et qui disait en anglais, en souriant.

— Bonjour, gentlemen ! Avez-vous bien dormi ?

— Passablement, monsieur, répondit Jean, je vous remercie.

— Vous deviez être terriblement fatigués, reprit l’autre en continuant à se laver et à peigner son épaisse barbe. J’ai cru un moment que vous étiez des comédiens en voyage.

Donat avait retiré sa tête de dessous la couverture et regardait l’étranger avec des yeux pleins de méfiance et d’étonnement.

— Des comédiens en voyage ? répéta Creps, qui était descendu de son lit. Nous sommes des chercheurs d’or, comme la majeure partie de la population de San-Francisco.

— C’est que, voyez-vous, gentleman, ce jeune homme-là, qui semble avoir peur de moi, a parlé, soupiré, crié, et s’est escrimé avec ses bras comme un comédien qui apprend un rôle. J’ai sauté à bas de mon lit pour courir à son secours, car vraiment je croyais que l’un de vous l’assassinait.

Jean éclata de rire et raconta à l’étranger ce qu’ils avaient vu la veille au soir, et comment on avait brutalement terrassé son camarade en le menaçant de couteaux et de revolvers.

— Les gentlemen sont des nouveaux venus en Californie, dit l’autre. Je comprends que vous ayez encore peur du sang : vous vous y ferez ; mais, en attendant, je vous conseille de parler le moins possible avec des étrangers, d’être toujours très-brefs dans vos paroles et même de veiller à vos gestes, enfin de ne vous mêler de rien et de ne vouloir aider personne, vissiez-vous assassiner dix hommes à la fois.

Donat et Roozeman s’étaient levés à leur tour et avaient commencé à s’habiller. Pendant ce temps, Jean continuait à échanger quelques paroles amicales avec l’homme à la grande taille. Il n’était pas si repoussant de figure ni si déguenillé que les Flamands l’avaient cru remarquer à la clarté douteuse de leur chandelle. Au contraire, il avait l’air d’un jeune homme honnête et bien élevé, sa physionomie était noble et respectable, son langage était aimable et très-choisi. Il se tourna vers Jean et dit :

— Le ciel est bleu, il fera beau aujourd’hui. Le soleil a consulté son calendrier et a vu que c’était dimanche.

— Dimanche ? C’est dimanche, en effet, murmura Donat. Ah ! j’éprouve le besoin de prier un peu ! Nous avons, pardieu ! bien des raisons pour cela. — Monsieur Creps, demandez donc à ce gentleman où est l’église.

À cette demande, l’étranger répondit en haussant les épaules avec un sourire amer :

— Il n’y a en Californie d’autre Dieu que le dieu de l’or ; ses temples sont les maisons de jeu que vous avez vues ou que vous verrez ; pas d’autre religion que l’adoration de soi-même, la soif de posséder, et l’égoïsme. Cela vous étonne ! Vous deviendrez comme les autres ; alors, vous ne trouverez pas cela beau ; mais naturel.

En achevant ces mots, il prit un cigare et l’alluma ; il tendit son étui aux amis, et les força de prendre chacun un cigare, ajoutant que, dans tout San-Francisco, ils n’en trouveraient pas de si bons ni d’un meilleur arôme. Puis il leur souhaita le bonjour et sortit de la chambre.

Les Flamands se regardèrent, moitié riant, moitié étonnés. Jean et Victor se moquèrent de leur propre inquiétude au sujet de leur compagnon de chambre et surtout de l’agitation qui avait tourmenté le sommeil de Donat. Celui-ci prétendait que ses camarades n’avaient pas été plus à leur aise que lui et qu’ils s’étaient glissés doucement dans leurs lits, ainsi que lui, absolument comme les frères du petit Poucet dans la maison de l’ogre. Ils convinrent tous qu’ils s’étaient trompés et qu’ils s’effrayaient trop légèrement des choses qu’ils voyaient pour la première fois. Tout était bien surprenant et encore incompréhensible pour eux à San-Francisco ; mais la première impression les avait trompés, et ce n’était probablement pas si terrible qu’ils le croyaient.

D’ailleurs, ils y étaient maintenant, et il fallait accepter les choses comme elles se présentaient.

Victor rappela qu’on avait fixé ce jour pour écrire aux parents et amis.

Ils descendirent pour déjeuner, se firent donner par le garçon quelques feuilles de papier à lettres et ce qu’il faut pour écrire, et lui demandèrent comment ils pourraient envoyer une lettre de San-Francisco en Europe. Il résulta de la réponse qu’un pareil envoi était très-facile : le maître de l’hôtel s’en chargerait volontiers.

Rentrés dans leur chambre, les trois amis se mirent à écrire, chacun de son côté. Il n’y avait pas de table. Roozeman et Creps se tenaient debout contre le mur et se servaient d’une tablette en guise de pupitre ; Kwik était assis par terre devant la malle de Victor, sur laquelle il avait placé sa feuille de papier. Hors les murmures de Donat contre les plumes raides de Californie et contre l’encre épaisse de San-Francisco, le silence le plus complet régnait dans la chambre.

Il y en avait long à raconter aux parents : aussi l’ouvrage dura-t-il plus d’une heure. Jean Creps, qui eut fini le premier, ne voulut pas déranger Victor et regarda Donat Kwik en souriant.

Le pauvre garçon suait sang et eau pour nouer ses phrases ensemble, et faisait des lettres grandes comme des dés à coudre ; il se grattait l’oreille, mâchonnait sa plume et chiffonnait avec dépit les feuilles de papier barbouillées, pour recommencer, chaque fois son pénible travail.

— Allons, Victor, finis donc ! dit Creps. Il y a moyen d’écrire un volume sur notre voyage ; mais, dans ce cas, cela durerait jusqu’à demain.

— J’ai fini, répondit Victor. J’ai eu de la peine, Jean, à tourner mes paroles de manière que ma mère, ne devine pas quelle misère nous avons soufferte.

— Ainsi, tu n’as parlé ni du calme, ni de la maladie, ni des horribles requins ?

— Si certes ! mais sans y donner beaucoup d’importance. Voilà, lis ; tu verras si nos lettres s’accordent.

Jean Creps parcourut la lettre de Victor. Lorsqu’il fut à la fin, il hocha la tête en souriant et lut :

« Pendant ce long et triste voyage, ta chère image s’est toujours trouvée durant mes yeux, bonne mère ; et, à côté de toi, je voyais sans cesse une autre image, un ange qui me souriait et murmurait à mon oreille : « Aie courage, Victor ; ne crains ni souffrances ni dangers ; car je ne t’ai pas oublié, et ma prière veille sur toi. »

— C’est transparent, Victor, murmura Creps ; il faudrait qu’elles fussent aveugles pour ne pas voir que tout n’est pas aussi souriant que le commencement de ta lettre veut le faire croire.

— Nous ne pouvons cependant pas n’écrire que des mensonges. Une pareille tromperie serait une autre cruauté.

— Soit, Victor ; laisse ta lettre comme elle est. Mais, dis-moi, pourquoi parles-tu ainsi tout au long de Donat Kwik et de son affection pour Anneken, de Natten-Haesdonck ? Tu sembles avoir une intention !

— En effet : ne comprends-tu pas ? Je vois que le pauvre garçon ne sait pas bien écrire. La sœur de ma mère demeure à Boom, près de Natten-Haesdonck. J’ai l’espoir qu’Anneken apprendra par cette voie que Donat Kwik pense toujours à elle. On ne peut pas savoir : ce que j’écris de lui, lui sera peut-être utile dans l’avenir.

— Bah ! tu prends Donat trop au sérieux ; c’est un bon garçon, je ne le nie pas ; mais qu’il ait la cervelle à l’envers, c’est ce que tu ne peux contester.

Donat parvint enfin à achever sa lettre, et s’approcha des deux amis tenant sa feuille de papier en main et murmura d’un ton triomphant :

— Quand le père d’Anneken recevra cette assignation, il croira que je dois être déjà terriblement riche, pour oser écrire ainsi à un garde champêtre !

— Fais voir, dit Jean en lui prenant l’écrit des mains. Ta lettre est passablement longue.

— Je te crois bien ; j’ai sué dessus pendant un quart de jour.

Creps essaya de déchiffrer la lettre et lut à haute voix :

« Estimable père d’Anneken, celle-ci est pour vous faire savoir que je suis arrivé en Californie, heureux et en bonne santé, et j’espère de vous la même chose. Dans quelques jours, je vais aux puits d’or, pour en prendre plein un sac à froment, et, si vous voulez garder votre Anneken pour moi jusqu’à mon retour, je vous rendrai aussi riche que l’Escaut est profond à Natten-Haesdonck. Vous savez assez qu’Anneken ne me déteste pas et que, pauvre enfant ! elle est devenue à moitié folle après que vous m’avez jeté si brutalement à la porte. Vous n’avez pas un grain de compassion, ni de votre enfant ni du malheureux Donat ; mais, si vous osez donner Anneken à un autre pendant que je suis dans le pays de l’or, je vous ferai destituer de votre place de garde champêtre, et vous me verrez me marier, à votre grand chagrin, avec la demoiselle du château, que vous pouvez habiter vous-même, si vous voulez. C’est à prendre ou à laisser. Pensez-y bien, et faites les compliments aux amis, avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Donat Kwik,xxxx
Chercheur d’or, dans un grand hôtel,
à San-Francisco, Californie. »xx

On rit de bon cœur de cette lettre menaçante, et Roozeman tâcha de faire comprendre au jeune paysan qu’il ferait mieux d’en adoucir un peu les termes. Donat ne voulut pas y changer un mot, et donna pour raison que le garde champêtre de Natten-Haesdonck était un homme opiniâtre, dont personne ne pouvait rien obtenir par la douceur.

Pendant que Jean et Victor cachetaient les lettres et écrivaient l’adresse, Donat Kwik s’écria :

— Ah çà ! messieurs, j’ai quelque chose sur le cœur ; je couche et je mange ici sans m’inquiéter de savoir qui payera. Il n’est pas nécessaire de demander si le compte sera poivré et même au poivre d’Espagne. Tout ici coûte les yeux de la tête. Dix francs pour porter une malle pendant cinq minutes ! Dieu sait si l’on ne nous demandera pas cent francs pour les durs morceaux de viande de vache qu’on nous a servis hier sous toutes sortes de noms baroques.

— Ne t’inquiète pas de cela, Donat, dit Jean. Nous payons tout.

— C’est bien, je vous remercie ; mais je ne veux pas être une sangsue. Je chercherai cette après-dînée une autre auberge, et, s’il me faut coucher par terre sous une voile, je n’en mourrai pas plus que les autres. Il me semble que l’économie est encore plus nécessaire dans le pays de l’or qu’en Belgique. C’est un simple paysan qui vous le dit, messieurs ; mais je crois que vous ne feriez pas mal non plus de chercher un hôtel plus modeste. Il faut garder une poire pour la soif ; ce serait drôle, si vous vous trouviez sans argent à San-Francisco. À moins que vous ne vouliez porter les malles des voyageurs sur votre dos ?

Les Anversois reconnurent que Donat avait raison, et appelèrent le garçon pour lui demander le montant de leur dépense. Au bout de quelques instants, celui-ci remit à Jean Creps un papier où on lisait en anglais le compte suivant :

Potage julienne, trois portions… 03 dollars,
Viande de bœuf aux choux rouges, id… 02dolid.
Un gigot de mouton sauce aux câpres, id… 03dolid.
Des côtelettes de veau, id… 04dolid.
Une bouteille de vin… 05dolid.
Logement pour trois personnes à trois dollars… 09dolid.
________
Total… 26 dollars.

Cela faisait donc un total de 140 francs 40 centimes pour un souper et un coucher. C’était poivré, comme l’avait dit Donat ; mais ce n’était pas mortel ; et Victor et Jean payèrent sans chagrin ni regret chacun la moitié de la somme exigée ; ils résolurent même de passer encore une nuit dans cet hôtel. Il leur restait environ treize cents francs en billets de banque. Ils avaient dormi très-mal la nuit et se trouvaient maintenant dans une maison dont les gens étaient honnêtes et polis. Qui sait quelles difficultés et quels désagréments ils rencontreraient dans une autre auberge ? Ils resteraient donc où ils étaient ; ils iraient se promener à leur aise, visiter San-Francisco, dîner en ville et même boire une bouteille de vin, pour se donner au moins un peu de bonne vie, après une traversée si longue et si ennuyeuse. Donat devait rester avec eux jusqu’au lendemain, puis on délibérerait mûrement sur ce qu’il y aurait de mieux à faire pour attendre l’arrivée des directeurs de la Californienne sans crainte d’épuiser les ressources.

Ils allumèrent les cigares que l’étranger leur avait donnés, et sortirent le cœur léger et plein de confiance, pour commencer leur promenade.