Le Pays de l’or (Conscience)/10
X
SAN-FRANCISCO
Plusieurs chaloupes allèrent et revinrent du Jonas au rivage pour débarquer les passagers.
Une soixantaine de ceux-ci étaient déjà sur le port, avec leurs coffres et leurs malles, attendant et regardant si les directeurs ou les employés de la société la Californienne ne se montraient pas pour transporter leurs bagages, ou pour les conduire aux auberges ou maisons de bois que l’on avait préparées pour les actionnaires.
Pendant ce temps, les deux amis, et surtout Donat Kwik, ouvraient de grands yeux en regardant les singulières gens qui passaient par groupes ou s’arrêtaient près d’eux. Ce n’était pas les Mexicains avec leurs costumes éclatants qui attiraient le plus leur attention, ni les Chinois avec leurs longs jupons, ni les mulâtres avec leur large figure couleur marron, ni même les naturels à moitié sauvages de la Californie. Ce qui les étonnait et leur semblait inexplicable, c’était l’extérieur des Européens, qui avaient probablement quitté comme eux leur patrie pour venir assouvir ici leur soif d’or. La plupart étaient sales et déguenillés, avec la barbe négligée et les cheveux en désordre, avec des souliers crevés aux pieds et des haillons autour du corps. Cependant, si misérable que fût leur air, ils portaient tous à leur ceinture un revolver ou un couteau-poignard étincelant et marchaient la tête levée, jetant à droite et à gauche des regards fiers où paraissait briller le sentiment d’une indépendance absolue. On voyait se promener également des personnes dont le costume et la physionomie indiquaient une position aisée et une éducation distinguée ; mais ils vivaient sur un pied d’égalité parfaite avec des gens sur le visage desquels la bassesse et la crapule avaient imprimé leurs ignobles stigmates ; on y voyait même des hommes qu’on eût pris pour des mendiants ou des voleurs serrer la main d’un promeneur qui avait l’air d’un baron, ou repousser brutalement, le pistolet au poing, ceux qui avaient l’audace de les toucher seulement en passant.
— Dieu ! quelles mines repoussantes ont tous ces gens-là ! soupira Roozeman. Je ne me suis jamais représenté autrement une bande de brigands. Qu’ils sont sales et sauvages !
— La tête m’en tourne, murmura Donat Kwik. Ici, on n’a qu’à se baisser pour trouver de l’or, a-t-on dit ; il me semble qu’il serait préférable pour ces hommes qu’on pût y ramasser des culottes et des souliers neufs. Je ne sais, mais je crains fort que nous n’ayons à nous repentir de notre voyage. Ah ! si j’avais encore mes cinq cents francs !
— Vous êtes étonnants ! dit Jean en riant, vous voyez tout en noir. Il va de soi que ce ne sont pas tous millionnaires qui viennent en Californie. Ces gens-là sont probablement des voyageurs nouvellement arrivés, comme nous. Ils n’ont pas encore eu le temps ni l’occasion d’aller aux mines d’or, et, ne faisant pas, comme nous, partie d’une société qui pourvoit à leur entretien, ils souffrent un peu de misère. Vous remarquez cependant bien que l’espoir ou la certitude d’être bientôt riches leur gonfle le cœur et les rend fiers. Croyez-moi, ce que vous voyez ici est la réalité du rêve que les plus nobles cœurs caressent en Europe : la fraternité, l’égalité entre tous les hommes et toutes les nations, sans distinction de sang ni de rang.
— Oui, mais la fraternité avec tous ces pistolets et ces longs couteaux, répliqua Donat, m’inspire peu de confiance. Si ces deux gaillards là-bas, avec leurs sales barbes, qui nous regardent si singulièrement, sont mes frères, pardieu ! je n’aimerais point rencontrer quelqu’un de ma famille seul dans un bois !
— Tu ne comprends pas, répliqua Jean. L’arme à la ceinture de ces hommes est le signe de la liberté et de la vraie indépendance. N’as-tu jamais entendu dire que, dans les États-Unis d’Amérique, personne ne sort de chez soi sans revolver ? C’est pourtant une nation puissante et civilisée, qui donne à l’ancien monde l’exemple de l’indépendance individuelle et de la liberté la plus large. Vous en aurez l’expérience…
Un monsieur, passablement bien mis, à la physionomie noble et fière, s’approcha de Creps et s’offrit pour porter leurs bagages à la ville. Les Flamands le regardèrent avec de grands yeux, et Jean répondit en anglais qu’ils n’avaient pas, pour le moment, besoin de son service, parce qu’ils attendaient des gens qui se chargeraient de leurs coffres. Roozeman lui demanda très-poliment comment il se faisait qu’un gentleman comme lui se vît forcé de faire un travail d’esclave pour gagner quelques schellings.
— Quelques schellings ! répéta l’autre en souriant. L’état n’est pas aussi mauvais que vous le croyez. Je gagne journellement huit dollars et quelquefois douze.
— Que dit-il là ? s’écria Donat, qui avait appris sur le Jonas assez de trois ou quatre langues pour comprendre les paroles de l’Anglais ; que dit-il là ? Douze dollars ! soixante francs par jour ! Oh ! le charmant pays ! Pour porter des paquets, ou n’a pas besoin de beaucoup d’esprit. Maintenant je ne crains plus rien. À Natten-Haesdonck, je devais travailler comme un cheval, et je gagnais à peine deux dollars par mois en sus de la nourriture.
Et il riait et battait des mains, comme si la certitude d’échapper à la misère l’avait rendu fou de joie.
L’Anglais, qui prenait ses exclamations pour une raillerie, porta la main à son couteau, jeta un regard menaçant sur Donat stupéfait et dit en s’éloignant :
— Go to hell, you damd’d idiot ! (Va en enfer, idiot damné !)
— Voilà, pardieu ! un frère bien chatouilleux ! murmura le poltron Kwik entre ses dents. Encore un peu, et il allait me saigner comme un porc. Dites ce que vous voudrez, messieurs, tous ces gaillards-là ressemblent à une bande de brigands qui cherchent querelle afin de pouvoir vous voler ou vous assassiner.
En disant cela, il ramassa son sac de voyage et le serra avec force, comme s’il craignait d’être volé.
— Tu es méfiant comme un vrai paysan flamand, dit Jean en plaisantant. Depuis la perte de tes billets de banque, tu ne vois plus que des voleurs. Ce monsieur ne te comprend pas ; il croyait que tu te moquais de lui ; quoi d’étonnant qu’il en soit blessé ?
Il fut interrompu par un grand bruit et par les plaintes des passagers, qui attendaient, comme lui, à côté de leurs malles. On leur avait assuré qu’il n’était pas encore arrivé de directeurs ni d’employés de la Californienne à San-Francisco ; le Jonas était le deuxième navire de la société qui eût paru dans la baie ; mais sans doute le vaisseau sur lequel se trouvaient les directeurs et les instruments de travail avait eu des vents contraires. Il serait en vue au premier jour ; hors cette supposition, personne ne savait que dire de la Californienne, et il ne resta plus aux passagers qu’à se conduire selon le proverbe américain, help yourself, que Donat traduisit par : Tâche de te tirer toi-même du pétrin.
Il n’y avait rien à faire contre le sort ; la nuit allait venir, il fallait chercher un logis où l’on obtint au moins un abri pour la nuit. Il pouvait se passer encore quelques jours avant l’arrivée des directeurs de la société. Ceux qui avaient de l’argent n’avaient rien à craindre ; les autres se tireraient d’embarras comme ils pourraient.
Deux hommes accoururent en même temps pour porter la malle de Victor, qui était assez grande. Tous les deux y avaient déjà mis la main, et l’un repoussa l’autre avec violence en proférant des paroles grossières. Un des deux tira son couteau et menaça d’en percer l’autre ; mais ce dernier sauta sur lui comme un tigre furieux, lui arracha son couteau, qu’il jeta loin de lui, frappa son adversaire à la figure avec une telle force, que le sang lui sortit par le nez et par la bouche, et jura, le revolver à la main, qu’il lui brûlerait la cervelle s’il faisait encore un pas pour se rapprocher.
— Drôles de frères ! murmura Donat pâle d’émotion.
— C’est un être insupportable, dit le vainqueur en français, pendant qu’il chargeait le coffre sur ses épaules. Un jour ou l’autre, je serai obligé de lui loger une balle dans la tête. Soit, il l’aura… Où veulent aller ces messieurs ?
— Eh bien, eh bien, où est allée ma malle ? s’écria Jean Creps tout à coup. Elle était ici, à côté de moi.
— Tiens ! vous parlez le flamand ? demanda le porteur. D’après votre langage, vous devez être d’Anvers. Je suis Bruxellois…
— Mais ma malle ? ma malle ? répéta Jean avec inquiétude. Où peut-elle être ?
— Elle est probablement volée, répondit le Bruxellois d’un air tranquille.
— Et que faire ?
— Faire une croix dessus ; vous n’en entendrez plus jamais parler.
— Courez chez le bourgmestre ! chez le garde champêtre, chez les gendarmes, s’écria Donat.
— Il n’y a pas de police ici, observa le Bruxellois. Chacun est libre et peut faire tout ce qu’il veut et tout ce qu’il sait faire. Tant pis pour celui qui n’est ni assez fort ni assez malin.
— Et si ce furieux de tout à l’heure vous avait percé de son couteau, il n’y aurait pas eu de justice pour venger ce meurtre ?
— Aucune. Elle aurait trop d’ouvrage s’il y en avait une. Au moindre mot, le sang coule ici entre les meilleurs amis. La soif de l’or rend le cœur cruel et impitoyable. Je suis arrivé en Californie, bon et doux comme un naïf Brabançon ; mais les sept mois que j’ai passés dans les mines m’ont appris qu’un agneau, pour pouvoir vivre parmi les loups, doit devenir loup lui-même. En Belgique, je n’aurais pas osé coucher un lapin par terre ; maintenant, j’abattrais dix hommes, avec mon revolver ou mon couteau, sans en être plus ému que lorsque j’écrase les moustiques qui cherchent à me piquer.
Victor et Donat, qui écoutaient ces paroles, frémissaient d’horreur devant une si froide insensibilité. Jean s’était éloigné de quelques pas et regardait de tous côtés s’il ne découvrirait pas sa malle…
— Peine inutile, camarade, lui cria le Bruxellois. La malle est partie et reste partie. Avancez, sinon vous me payerez double. Vous me faites perdre mon temps ; je puis encore gagner quatre dollars avant la nuit…
— Ainsi, demanda Creps en s’approchant, vous me dites qu’il n’existe pas de justice dans ce pays ?
— C’est-à-dire, répondit le commissionnaire en partant avec la malle, personne ne se mêle des combats et des assassinats ; mais, quand on prend un voleur en flagrant délit, alors il est pendu au premier arbre ou pilier venu par les assistants, par vous, par moi ou par n’importe qui, sans autres informations ni jugement. On nomme cela ici la Lynch law (loi de Lynch). Vous aurez l’occasion d’apprendre à connaître cette singulière justice. Marchez un peu plus vite, camarades, et faites attention à la boue, car, quand il a plu comme aujourd’hui, San-Francisco est un bourbier.
— C’est fini, dit Creps en soupirant, tous mes gémissements ne me rendront pas ma malle. Nous devons nous consoler. Il est heureux que j’aie mis mes billets de banque en poche.
— Ne dites pas cela de manière à être entendu, imprudent ! murmura le Bruxellois.
— Comment ! pourquoi ?
— Vous ne le comprenez pas ? Si moi, par exemple, il me prenait envie de posséder vos billets de banque, qu’est-ce qui m’empêcherait de vous percer le cœur de mon couteau et de vous prendre ensuite vos billets de banque ?
— Vous ? crièrent les trois amis en même temps.
— Non, je ne suis pas encore si avancé, Dieu soit loué ! C’est un bon conseil que je vous donne… Mais vous ne m’avez pas encore dit où vous voulez passer la nuit. Il y a ici des hôtels à tous prix. Pour coucher une nuit sous un toit, on paye dix, cinq, trois ou deux dollars par personne ; oui, même pour un dollar, on peut dormir par terre sous une voile. Parlez, que choisissez-vous ?
— Cinq francs pour coucher par terre sous une voile ! murmurèrent les Flamands.
— Êtes-vous riches ? avez-vous beaucoup d’argent ? demanda le Bruxellois.
— Beaucoup d’argent ? non certainement, lui répondit-on en hésitant, mais assez cependant pour coucher pendant une nuit sur un lit passable.
— C’est bien ; je vois que vous commencez à suivre mon conseil, et je comprends que vous avez de l’argent. Le mieux que vous ayez à faire, c’est de donner trois dollars par tête ; cela fait ensemble environ cinquante francs. Il y a beaucoup de monde à San-Francisco ; les auberges sont pleines ; mais je connais un hôtel écarté où il y a encore quatre ou cinq places libres.
En chemin, Donat Kwik demanda au porteur :
— Dites donc, camarade, vous avez été sept mois dans les mines d’or, n’est-ce pas ? N’avez-vous donc pas trouvé de l’or ?
— Certes, beaucoup d’or.
— Je ne comprends pas comment la terre tourne ici. Vous avez trouvé beaucoup d’or : en ce cas, pourquoi portez-vous donc nos malles comme un pauvre malheureux, au lieu de vivre de vos rentes ?
— Parce que je n’ai plus d’or.
— On vous l’a volé ?
— Non.
— Vous l’avez perdu ?
— Oui, perdu au jeu. Je fus trop avide ; je voulus doubler mon trésor, et le sort me reprit tout. Je vais retourner bientôt aux mines ; cette fois, je serai mieux avisé. Voici, messieurs, votre hôtel. Ouvrez la bourse, deux dollars pour mes peines.
— Comment ! s’écria Jean étonné, dix francs pour avoir porté ce coffre à trois cents pas ? Vous plaisantez, sans doute ?
— Deux dollars, vous dis-je !
— Et si nous refusions de nous laisser tromper ainsi ?
— Je vous y forcerais, fût-ce avec mon couteau.
— Je ris de votre couteau ! grommela Jean Creps.
— Vous avez tort, camarade ; si vous n’étiez pas mon compatriote, vous vous repentiriez de ces paroles hardies. Allons, pas de plaisanteries dangereuses : deux dollars !
Roozeman, qui craignait que son camarade ne se fît une mauvaise querelle avec le sanguinaire personnage, se hâta de payer le salaire demandé.
— Que ceci vous apprenne à fixer désormais d’avance le prix de tout ce que vous demanderez ou acheter, dit très-sérieusement le Bruxellois en entrant dans l’hôtel.
Il cria à haute voix combien les nouveaux hôtes voulaient payer pour leur coucher, et s’éloigna en disant encore aux amis stupéfaits :
— Bonsoir, messieurs. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez au port. Pour un dollar par heure, vous pouvez disposer de moi.
Les domestiques de l’hôtel prirent la malle, et conduisirent les voyageurs en haut, dans une petite chambre où il y avait quatre lits.
— Ces messieurs souperont-ils ? demanda un des garçons.
Malgré leur étonnement de ce qu’ils avaient vu et entendu, nos amis résolurent de bien souper et même de boire une bouteille de vin pour oublier l’éternelle viande salée du navire. Sur leur réponse affirmative, le garçon les invita à descendre dans la salle à manger. Leur souper serait servi immédiatement. La table devant laquelle ils s’assirent était très-longue. À l’une des extrémités se trouvaient quatre ou cinq personnes qui, après avoir soupé, s’étaient mises à jouer aux dés. Deux autres individus étaient assis près des Flamands et parlaient en français des placers ou mines d’or, et du plus ou moins de succès qu’ils avaient eu pendant la bonne saison passée.
Donat Kwik avait, à son entrée dans la salle, remarqué une chose qui l’avait frappé d’une joyeuse surprise. Même lorsque le garçon eut déposé devant lui un morceau de rosbif fumant, il oublia de manger et son regard étincelant restait tourné vers le bout de la table : il voyait de l’or, de l’or de Californie ! Jusqu’à ce moment, par une méfiance naturelle, il avait craint que lui et tous ses camarades du Jonas ne fussent victimes d’une escroquerie adroite et calculée. Maintenant il devait bien croire à l’or, il brillait devant ses yeux ; il en voyait jouer des poignées comme s’il n’avait pas eu plus de valeur que les noisettes ou les amandes du marchand d’oublies de Natten-Haesdonck. Il suivait les mouvements des joueurs et regardait avec étonnement comment, tout en proférant mille interpellations passionnées, ils pesaient la poudre d’or et les grains dans une petite balance et se défiaient ensuite à mettre pour enjeu d’un coup de dés un ou plusieurs de ces petits tas qu’ils nommaient une once.
Il lui faisait bien un peu de peine de voir sur la table, à côté de chaque tas d’or, un revolver ou un long couteau ; mais la fortune qu’il avait rêvée était une réalité et non un leurre. Cette conviction remplit son cœur de courage et de confiance. En outre, les hommes qui maniaient l’or comme si c’eût été une substance sans valeur n’avaient pas l’air plus riche que les mendiants qu’ils avaient remarqués sur le quai, à San-Francisco ; ils étaient également sales et déguenillés, et, à part leurs regards fiers et leur langage impérieux, leurs costumes et leur physionomie portaient ce cachet de négligence et de pauvreté auquel on reconnaît en Europe, au premier coup d’œil, l’homme qui souffre de la faim et de la misère. Kwik ne comprenait pas comment cela se pouvait ; ce n’était donc pas de pauvres gens qu’il avait vus en si grand nombre ? La hardiesse et la rude fierté de tous lui étaient expliquées : ces hommes en haillons avaient leurs poches pleines d’or, c’est à cause de cela qu’ils étaient fiers et qu’ils exigeaient dix francs pour porter une malle à quelques centaines de pas.
Roozeman et Creps dirigeaient aussi par moments leurs regards vers les joueurs pour voir briller l’or amoncelé devant eux, et ils n’étaient pas moins satisfaits d’avoir un avant-goût de la fortune qu’ils allaient amasser. Ils mangèrent et burent cependant avec appétit, et causèrent avec plaisir. Ce qui augmentait encore le sentiment de joie et d’enthousiasme qui leur gonflait le cœur, c’était la conversation des deux messieurs, leurs voisins, qui avaient fini de souper. Ceux-ci se racontaient à haute voix leurs aventures dans les placers ; ils étaient Français ; le rhum qu’ils buvaient par grands verres avait assurément monté leur imagination, car ils nommaient des gens connus d’eux, qui avaient trouvé des blocs d’or pesant plusieurs livres, et parlaient de mines où l’on avait trouvé en peu de mois pour quelques centaines de mille francs d’or.
Victor et ses amis s’étaient fait servir une bouteille de vin d’Espagne. La liqueur spiritueuse échauffa peu à peu leurs cœurs, et leur montra un avenir en rose… Tout souci les quitta, et ils parlèrent gaiement de leur prochain voyage aux placers, des richesses qu’ils en rapporteraient, de leur retour triomphant en Belgique, et surtout de ce qu’ils écriraient le lendemain à leurs parents et amis, pour annoncer leur arrivée dans le pays de l’or. Ils ne parleraient pas beaucoup des maux soufferts, ni de la vie sauvage des habitants de San-Francisco, car il ne fallait pas effrayer les parents ; au contraire, il fallait montrer tout en beau, pour réjouir les amis, à Anvers.
Un grand tumulte s’éleva en ce moment à l’extrémité de la table ; deux joueurs semblaient en discussion pour un coup de dés. Ils frappaient du poing sur la table, ils juraient et se menaçaient avec une fureur croissante ; mais les Flamands ne comprirent pas ce qu’ils disaient. Tout à coup, l’un d’eux se leva de la table et mit en poche le monceau d’or contesté ; mais l’autre, rugissant comme un lion, sauta sur lui, le renversa en arrière et lui mit un genou sur la poitrine en criant qu’il l’étranglerait s’il ne rendait pas l’or. Celui qui était tombé, restant muet, se démenait et se tordait les membres avec tant de rage que l’écume lui sortait de la bouche.
— Rends ! rends ! rugissait l’autre.
Et, comme il ne reçut pour réponse de son adversaire qu’une insulte grossière, il étendit une de ses mains vers la table, prit un long couteau et l’appuya, en prononçant d’horribles menaces, sur la poitrine de son ennemi.
Les Flamands avaient sauté debout, pâles d’effroi et tremblants à la prévision d’un meurtre. Donat Kwik, lorsqu’il vit la pointe du couteau sur le sein du malheureux joueur, fut emporté par un sentiment de compassion : un cri d’anxiété lui échappa et il courut au secours de la victime. Il avait déjà mis la main sur le meurtrier pour le retenir ; mais deux ou trois des assistants le saisirent et le jetèrent en arrière avec tant de violence, qu’il roula jusqu’à l’autre bout de la salle et tomba sur le dos aux pieds de ses amis. Les deux Anversois, indignés d’une pareille cruauté, marchèrent vers les joueurs, comme pour leur en demander compte ; mais à la vue d’une couple de revolvers et de trois poignards qui étaient dirigés sur eux, ils s’arrêtèrent stupéfaits, et un des étrangers leur dit en bon anglais :
— Restez tranquilles, gentlemen. Respectez la loi de la Californie, la loi de non-intervention. Ce qui se passe ici ne vous regarde pas ; ce sont nos affaires.
L’homme étendu par terre, voyant qu’il devait plier sous la force de son adversaire, promit de rendre l’or disputé et demanda de pouvoir se relever. En replaçant l’or sur la table, il rugissait horriblement et ses yeux flamboyaient ; il était visible qu’une ardente soif de vengeance brûlait dans son cœur. Cependant il souhaita, d’un air sombre, le bonsoir à ses camarades, passa son poignard dans sa ceinture et se disposait à quitter la maison, lorsqu’une injure qui lui fut adressée en guise d’adieu le fit revenir sur ses pas. Il porta à son ennemi un violent coup de couteau et s’enfuit vers la sortie de la salle. Deux coups de pistolet retentirent et deux balles trouèrent la porte entr’ouverte. Mais le fuyard avait disparu et ceux qui le poursuivirent dans la rue revinrent en grommelant.
Les garçons, en entendant les coups de pistolet, étaient entrés dans la salle. On était occupé à soigner le blessé. Il avait reçu un coup de couteau au travers du bras gauche, et perdait le sang à flots ; le plancher, à ses pieds, était teint de rouge dans une assez grande étendue. Cela n’empêchait pas l’homme furieux de hurler et de se démener par désir de vengeance, pendant qu’on pansait son bras ; il jurait qu’il saurait trouver ce soir-là même le lâche assassin et qu’il lui logerait une balle dans la tête.
À peine son bras fut-il bandé, qu’il paya son écot et sortit de la maison avec ses compagnons, en rugissant.
Les Flamands ne dirent mot et se regardèrent avec stupeur.
Deux garçons apportèrent un seau d’eau et lavèrent les taches de sang du parquet ; l’un d’eux dit en riant aux voyageurs émus :
— Ce n’est rien, gentlemen. Cela vous étonne ? Vous n’êtes arrivés à San-Francisco que depuis cette après-midi, n’est-ce pas ? Vous apprendrez à voir le sang avec moins d’émotion. Asseyez-vous, gentlemen. Irai-je vous chercher une seconde bouteille de ce bon vin ?
Mais les amis bouleversés éprouvaient une irrésistible répugnance à rester dans cette chambre qui fumait encore du sang humain, et ils exprimèrent le désir d’être conduits immédiatement dans leur chambre à coucher.
Le garçon satisfit à leur désir et les conduisit jusqu’à la porte de la chambre, leur remit une chandelle allumée et leur souhaita la bonne nuit.
Donat Kwik entra le premier dans la chambre ; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il recula en poussant un cri étouffé et en montrant à ses camarades quelque chose qui l’effrayait.
Sur un des quatre lits était étendu un homme, haut de stature et taillé en Hercule. Sa figure était presque entièrement couverte par une barbe en désordre ; ses habits, qu’il avait ôtés, paraissaient grossiers et en guenilles ; on voyait sous son oreiller la crosse d’un revolver, et dans son sommeil il portait la main à un long couteau qu’il avait à sa ceinture. Il ronflait lourdement ; sa respiration faisait trembler les carreaux de vitres.
Les Anversois se mirent à rire de l’effroi de Donat et s’efforcèrent de le rassurer en lui faisant comprendre que cette personne était, comme eux, un hôte de la maison.
— Parlez bas, pour l’amour de Dieu, monsieur Creps ! murmurait Donat. Vous avez peut-être raison, mais je trouve néanmoins inutile et même dangereux d’éveiller ce vilain géant. Ah ! quel pays ! Trois dollars pour nous faire couper la gorge dans un taudis de brigands ! Dormez donc, dormez en repos, camarades. Oh ! que ne suis-je à Natten-Haesdonck, dans notre grenier à foin !
Les trois amis entrèrent cependant et s’approchèrent de leurs lits. Roozeman et Creps trouvèrent également qu’il serait impoli ou imprudent d’éveiller l’étranger, et ils parlèrent à voix basse de leur singulière position.
Tout à coup, une malédiction retentit dans la chambre et une voix creuse cria en anglais :
— Paix-là !… éteignez la chandelle !
Tremblant d’effroi, Donat éteignit la chandelle et bégaya :
— Ah ! allez dans votre lit et ne dites plus rien ! je crois qu’il se lève.
Victor et Jean suivirent le conseil de leur compagnon. Creps sommeilla bientôt ; Roozeman se sentait effrayé et découragé par la vie sauvage, par la rudesse et la grossièreté des habitants de la Californie, et il resta longtemps éveillé en pensant à l’événement de cette soirée. Quant à Donat Kwik, il rêva toute la nuit d’assassins avec de grandes barbes en désordre, de longs couteaux et de revolvers à six coups.
Enfin, cédant à la fatigue, ils s’endormirent tous les trois.