Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 184-192).


XIV

LES SAUVAGES


Quatre jours plus tard, Victor Roozeman avait pris place derrière le comptoir du fruitier. Sa blessure se guérissait rapidement et elle ne le gênait déjà plus pour faire sa besogne. Creps cirait des souliers, rinçait des bouteilles et nettoyait des lampes ; Donat lavait la vaisselle et aidait le cuisinier du restaurant dans la grande tente.

Les trois amis se réunissaient habituellement le soir très-tard dans un café, et y causaient une ou deux heures de leur position. Jean Creps, tout en riant beaucoup du poste que Kwik lui avait procuré, paraissait le moins satisfait et avouait qu’il n’était pas rare que le rouge de la honte lui montât au front, lorsqu’un autre domestique lui jetait un tas de bottes crottées et lui ordonnait durement de se hâter. Mais ce qui le consolait, c’est qu’il avait pour compagnon cireur de bottes et rinceur de bouteilles, un Français qui avait roulé en carrosse à Paris et qui était vraiment un homme très-instruit, bien élevé et très-honnête.

Sous d’autres rapports, les amis ne se trouvaient pas mal ; ils gagnaient assez d’argent pour ne se laisser manquer de rien, et même pour épargner tous les jours quelques dollars. Kwik, qui vivait dans une cuisine bien pourvue et qui ne regardait pas de très-près si les morceaux avaient ou non figuré sur une autre assiette, engraissa visiblement après la première semaine, et bientôt sa figure témoigna par son éclat extraordinaire qu’il ne laissait pas se perdre beaucoup des prétendus restes.

Le Bruxellois venait passer presque chaque soirée avec Jean Creps et ses amis ; ceux-ci payaient son écot et écoutaient, avec une curiosité avide, ce qu’il racontait de son séjour dans les placers ou mines d’or. Ce récit renfermait bien des scènes d’affreuse méchanceté, de violence et de meurtre ; et assurément le langage du conteur n’était pas de nature à en adoucir l’impression ; mais peu à peu les Anversois s’habituaient plus ou moins aux choses de Californie, et croyaient, d’ailleurs, que leur nouveau camarade exagérait ses aventures afin de pouvoir se vanter de son courage et de son habileté. Il leur parla très-complaisamment des bandits et des saltéadores ou voleurs de grand chemins, qui attaquent et assassinent les voyageurs : des vaqueros, qui prennent avec le lasso aussi bien un homme qu’un cheval sauvage et rendent toute défense impossible ; du terrible grizly (ours gris), qui étouffe un homme dans une étreinte de ses bras velus ; et surtout des sauvages américains, qui savent arracher en un clin d’œil la chevelure et la peau du crâne à leurs pauvres prisonniers pour s’en faire un ornement guerrier.

Sur une observation des Anversois, d’où il paraissait résulter qu’ils ne croyaient pas à l’existence de ces dangers, Pardoes, qui aimait à parler, leur donna l’explication suivante :

— Vous devez savoir quelles sont les causer de tout cela. Il n’y a que deux ans qu’on a découvert les mines d’or. Il y avait un homme d’origine suisse, nommé Sutter, qui voulut tenter de tirer profit des bois de sapins de Californie, et fit bâtir à cet effet un moulin à eau. On trouva dans la terre qui avait été délayée par l’eau du moulin une grande quantité d’or. La nouvelle se répandit avec la rapidité de l’éclair. Les habitants de San-Francisco, de Monterey, de la Sonora et les Mexicains accoururent en si grand nombre, que, trois mois après la découverte, plus de quatre mille hommes cherchaient de l’or aux environs du moulin de M. Sutter. Industriels, officiers, soldats, tous s’enfuirent vers les mines. Lorsque, peu après, l’étonnante nouvelle pénétra jusqu’aux États-Unis d’Amérique et jusqu’en Europe, d’innombrables navires amenèrent des milliers et des milliers de chercheurs d’or étrangers. Les naturels du Mexique et des côtes de la Californie regardèrent ces étrangers comme des envahisseurs de leur patrie et de leur propriété légitime. Ils essayèrent d’abord de les repousser des mines et les attaquèrent les armes à la main ; mais, trop faibles pour vaincre les chercheurs d’or réunis dans les placers, ils se jetèrent dans les bois et le long des routes pour attaquer, piller et tuer les troupes isolées de voyageurs. Au commencement, ils considéraient cela comme une guerre légitime ; maintenant ils font encore la même chose, en partie par haine nationale, en partie par avidité. Ces voleurs mexicains, lorsqu’ils sont à cheval et se servent du lasso, s’appellent vaqueros ; lorsqu’ils sont à pied saltéadores. En ce qui concerne les baschranger, ils sont étrangers ; ils vivent du vol et préfèrent ravir l’or aux mineurs qui voyagent plutôt que de le chercher dans les placers par-un rude labeur. Les sauvages californiens voient encore avec plus de haine et de colère cette grande affluence de blancs dans leur patrie. Maintenant, ils sont déjà refoulés à une vingtaine de lieues de la côte ; mais à certaines époques, ils descendent en nombre des montagnes et assassinent les chercheurs d’or isolés. Je les ai vus de près, mes amis, je puis en parler ! Je crois que j’en ai tué au moins quatre ou cinq.

Sur les instances des Flamands et surtout de Donat, Pardoes se mit à raconter son combat avec les terribles sauvages, et il le fit si bien et d’une façon si pittoresque, que Kwik écoutait le cœur oppressé et presque sans respirer, et qu’il tomba dans de profondes réflexions lorsque Pardoes eut fini son récit.

Le Bruxellois était allé en premier lieu dans les mines du Sud, y avait souffert beaucoup de misère et avait eu peu de bonheur ; puis il était allé aux mines du Nord, où il avait trouvé beaucoup d’or ; il ne les aurait pas quittées si la saison des pluies n’avait rendu impossible le travail des chercheurs d’or. Son intention était d’y retourner quand la saison des pluies serait plus avancée et qu’il aurait épargné assez d’argent ; car il n’était pas, comme ses auditeurs, actionnaire de la Société la Californienne. Il devait donc se suffire à lui-même et amasser par le travail l’argent nécessaire pour retourner aux placers.

Les trois amis lui promirent de l’aider à atteindre son but, aussitôt que les directeurs de la Californienne seraient arrivés, parce qu’ils ne sauraient d’ailleurs que faire de leurs dollars économisés.

De toutes les histoires et les descriptions de Pardoes, ce qui faisait le plus d’impression sur l’esprit de Donat Kwik était l’histoire de son combat contre les sauvages californiens et leur cruelle habitude de scalper la peau de la tête à leurs ennemis vaincus. Peut-être la perte du lobe de son oreille était-elle la cause de cette crainte. Il revenait si souvent sur l’affaire des sauvages, qu’il finit par ennuyer le Bruxellois à force de questions.

Un soir, il l’interrompit de nouveau dans son récit :

— Et ces sauvages, ont-ils en effet la peau rouge ?

— Certes ; c’est pour cela qu’on les appelle Peaux-Rouges.

— Oui, mais rouge ?

— Rouge foncé, presque brun.

— Et sont-ils laids ?

— Horribles.

— Et tirent-ils avec des flèches empoisonnées ?

— On dit qu’ils trempent leurs flèches dans le jus d’un yedra, ou lierre vénéneux.

— Et coupent-ils vraiment aux hommes la calotte de leur tête, avec les cheveux et la peau ? Aïe ! aïe ! quand j’y pense, je frissonne jusqu’à la moelle de mes os.

— Attends, dit Pardoes, je satisferai ta curiosité et te montrerai comment les sauvages scalpent leur homme ; car c’est ainsi qu’on nomme ce traitement d’amitié. Tiens-toi tranquille, Kwik, et courbe la tête.

— Tiens, ils font ainsi ! En disant cela, il prit de la main gauche l’épaisse chevelure de Donat et la tira comme s’il voulait l’arracher, pendant qu’il traçait avec l’ongle du pouce droit un cercle autour de la tête du jeune homme épouvanté.

— C’est fait, cria-t-il, tu n’as plus ni peau ni chevelure sur la tête !

Donat, qui craignait que ce ne fût vrai, jeta un cri d’angoisse, sauta debout et regarda stupéfait et tremblant le Bruxellois qui feignait de cacher quelque chose derrière le dos.

Un long éclat de rire s’éleva et Donat partagea lui-même l’hilarité générale, dès que, en tâtant sa tête, il se fut assuré que ce n’était qu’un jeu. La sensation désagréable qu’il avait éprouvée, laissa cependant une profonde impression dans son esprit, et l’on eut assez de peine à lui faire comprendre que les attaques des sauvages étaient un des moindres dangers des chercheurs d’or.