Le Pauvre Petit Causeur/Seconde lettre à André

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 63-72).

SECONDE LETTRE
ÉCRITE À ANDRÉ PAR LE MÊME BACHELIER

Quel pays, André, que celui des Batuèques ? Que ne promet-il pas ? Tu exiges de mon amitié de continuer à te donner connaissance des particularités de ce climat extraordinaire que je pourrais parvenir à savoir ? Tu as pris goût à ma première épître ? Je te jure alors sur mon honneur, et, ce serment, tu le sais déjà, est, dans ces temps-ci et chez les Batuèques chose sérieuse et sainte ; je te jure sur mon honneur, dis-je, de ne pas penser à m’arrêter avant de t’avoir fait sur cette matière aussi savant que moi.

Tu t’étonnes de peu, cher ami ; ce que j’ai dit n’est rien en comparaison de ce qui me reste à dire. Je t’ai dit qu’on ne lisait ni n’écrivait. Quel sera ton étonnement et ton plaisir quand je te prouverai qu’on ne parle même pas ? Peux-tu concevoir qu’à un tel point arrive la circonspection de cet inculte pays ? Et c’est pour cela qu’on l’appelle inculte ? Hommes injustes ! Vous appelez la prudence, peur, la circonspection, pusillanimité, l’humilité, ignorance. À chaque vertu vous avez donné le nom d’un vice.

Peut-il y avoir rien de plus beau et de plus pacifique qu’un pays où l’on ne parle pas ? Non certainement, et pour le moins il ne peut rien y avoir de plus silencieux. Ici rien ne se parle, rien ne se dit, rien ne s’entend.

Et si l’on ne parle pas, me diras-tu, est-ce parce qu’il n’y a personne pour entendre, ou si l’on n’entend pas, parce qu’il n’y a personne pour parler ? Un autre jour nous résoudrons cette question, quoiqu’il y ait de par le monde des questions tranchées, accréditées, et certaines plus paradoxales que celle-là. Mais, pour le moment, contente-toi de savoir qu’on ne parle pas ; coutume antique, si enracinée dans le pays, que pour elle seule il y a un proverbe qui dit : « Le bon silence a nom Sancho » ; je n’ai pas besoin de te dire quelle est l’autorité d’un proverbe chez les Batuèques, d’un proverbe surtout aussi clair que celui-là.

J’arrive près d’un groupe : « — Bonjour don Rudent, qu’y a-t-il de nouveau ? — Chut, taisez-vous, me dit-il, un doigt sur les lèvres. — Pourquoi me taire ? — Chut, et il se met à regarder autour de lui. — Morbleu, je n’ai pas la pensée de rien dire de mal. — N’importe, taisez-vous. Voyez-vous cet homme enveloppé qui écoute ? C’est un esp…, un mouch… — Ah ! — Qui vit de cela. — On vit de cela chez les Batuèques ? — C’est un homme qui vit de ce que les autres disent, il y en a beaucoup comme cela ; aussi sommes-nous tous réduits ici à ne pas parler ; voyez-nous profondément ensevelis dans nos capes, parlant dans nos collets, nous défiant de nos pères et de nos frères…, on dirait que nous avons tous commis ou allons commettre quelque délit Suivez notre exemple sur ce point, cela vaut mieux que vous ne pensez. »

Y a-t-il chose plus rare ? Un homme qui vit de ce que les autres disent ? Et l’on prétend que les Batuèques ne sont pas industrieux pour vivre ?

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Il va s’édifier un monument qui pourra jeter quelque éclat sur les Batuèques ; le plan est colossal, l’idée magnifique, la conception étonnante, mais il y a un défaut, un défaut colossal aussi ; je me hâte : je le ferai connaître, je le ferai disparaître. « — Don Timothée, voici un article pour vous, insérez-le moi dans vos mélanges. — Ah ! ceci ? Impossible. — Impossible ! » Et il m’ajoute à l’oreille : « Vous ne savez pas que l’architecte auteur du plan s’appelle D.Y.Z. — Il peut bien s’appeler ainsi, cet architecte, et le défaut se corriger. — Mais il est parent de M… — Ne peut-il pas continuer d’être son parent après la disparition du défaut ? — Certainement ; vous ne me comprenez pas ; c’est un ennemi dangereux, et je ne me hasarderai point à faire cette insertion. »

Ô chapitre inépuisable des considérations ! De quelque côté que nous voulions aller, nous rencontrons une muraille ! Que d’éloges mérite cette noble circonspection, ce respect aux personnages puissants chez les Batuèques !

Je me rencontre avec un écrivain en vogue. « Monsieur le Bachelier, que vous semblent mes écrits ? — Il me semble, parbleu, qu’il n’y a pas de quoi en parler, ils ne contiennent rien. — Vous avez toujours à dire des choses !… — Et vous n’en avez jamais à dire, vous. Que ne fulminez-vous l’anathème de la critique sur certaines œuvres qui nous inondent ? — Aïe, ami, les auteurs ont découvert le grand secret pour qu’on ne critique pas leurs œuvres. On fagote un livre. Sont-ce des nullités ? N’importe. Pourquoi sont faites les dédicaces ? On cherche un nom illustre, on le met en tête de son volume, au premier on dédie le second, et quoique personne ne sache ce que signifie de dédier un livre fait par un tel à un autre n’ayant rien de commun avec ledit livre, c’est un talisman à l’aide duquel on marche à couvert des injures d’autrui. Ainsi se blotissent les enfants dans les jupes de maman pour que papa ne les fouette pas. — Que ne peignez-vous le désordre de nos mœurs et de nos… — Ah ! ne connaissez-vous pas le pays ? Moi, satirique ? Comme si le peuple avait la bêtise de comprendre les choses comme on les dit ! Mais la pénétration des Batuèques est telle qu’ils devinent l’original du portrait que vous n’avez pas fait. Dites-vous qu’il est ridicule d’être un traîne-culotte, que tout Jean-l’Âne est un pauvre homme ; voici venir une forte tête, un de ces gens achetant une réputation à tout prix : « Messieurs, s’écrie-t-il de tous ses poumons, savez-vous quel est ce Jean-l’Âne, dont parle le satirique ? Ce Jean-l’Âne, c’est moi : car pour comprendre les allusions, il n’y a personne comme les Batuèques. — Morbleu, comment pouvez-vous l’être, l’auteur ne vous connaissait même pas ? — N’importe, je parie ma tête que c’est moi ; » et il vous déclare un duel, et il n’y a plus qu’à vous laisser tuer, car c’est un homme terrible. « — Quelle est cette Sultane de l’Orient ? vous dit-on. — Quiconque est dans son cas, répondrez-vous. — Farceur ! vous riposte-t-on, c’est à moi que vous venez dire cela ? C’est la X***. » Comme s’il n’y en avait qu’une seule dans ce genre à Madrid. — Ajoutez à cela que la nature ayant réparti ses dons avec économie, que les muscles ayant été attribués par elle à celui auquel elle a refusé le talent du satirique, la tête de celui-ci court grand risque, dans les Batuèques, de ce que, si un garrot se trouve sur son chemin, cette rencontre entraîne des conséquences pire pour elle que pour lui. — Fort bien, mais ne soyez pas satirique, soyez juste, rien de plus. Quand on représente pitoyablement une comédie, quand on beugle un opéra, quand les décors sont mesquins, pourquoi n’élevez-vous pas la voix ? — N’ayez jamais affaire à la gent du théâtre. Cervantes l’a dit. Il ne leur manque jamais quelque champion pour défendre sa cause, champion formidable. En outre, c’est un clavier dont on voit seulement le dehors, jamais on ne sait qui le touche ; derrière la scène et ces figurines de carton de Gaïferos et des Maures, il y a pour les mouvoir Ginès de Passamont, sous l’emplâtre de maître Pierre : Aïe ! ne prenez pas la défense de l’infortunée Mélisandre, ne mettez pas en déroute ses persécuteurs, car si le singe s’enfuit par le toit, si vous rompez l’illusion, si vous cassez les marionnettes, vous paierez le dégât. C’est enfin matière sacrée, et que nul n’y touche, s’il n’est à même d’avoir Roland pour l’assister[1]. — Mais, monsieur, jamais on n’a jamais pendu personne pour avoir dit qu’un tel est mauvais comédien. — Cela s’est fait, monsieur le Bachelier, et cela se fera, il vaut mieux se taire. — On réclame, on appelle… — Monsieur Munguia, je vais vous raconter une courte histoire, c’est un cas arrivé il y a quelques mois dans un petit bourg des Batuèques.

« Un jour on courait les taureaux, et contre la coutume établie dans ces contrées de ne laisser sortir la bête qu’attachée, tout comme on devrait le faire pour beaucoup d’animaux à cornes de ma connaissance, afin qu’ils ne fassent pas de dégât dans leur course à travers le monde ; on avait pris la détermination de le laisser en liberté par les rues. Les jeunes garçons l’excitaient allègrement, mais il arriva que l’un d’eux plus rodomont que ses compagnons, au lieu d’attaquer l’animal, se laissa attaquer par lui, notable équivoque : la corne recourbée de l’un accrocha la ceinture de l’autre, et on ne sait quelles auraient été les vicissitudes du fanfaron, si n’étaient accourus à son secours deux siens cousins, mus de cet instinct qui nous pousse tous à prêter aide à nos pareils en démêlé avec des bêtes à cornes. Ils le tirèrent de là en effet. Mais comme il est avéré qu’un taureau ne vaut rien quand il ne fait pas des siennes, on vit sur-le-champ un parti contraire à notre fier-à-bras, se mutiner, criant qu’il ne fallait pas pour cela tricher le taureau, qu’un mauvais toréador devait payer sa maladresse, qu’il n’était pas de franc jeu de venir se mettre entre deux adversaires défendant chacun leur peau, que le fait de soutenir l’homme avait été une perfidie envers le taureau ; on ajoute même que l’un des plus érudits, probablement le neveu du curé, traita le fait de trahison semblable à celle de Bertrand Claquin, comme l’appelle notre Mariana[2], lorsque, de vaincu devenu vainqueur, il dit à Montiel, je ne fais ni ne défais les rois. Quoi qu’il en fût, le tumulte s’accrut, les voix grossirent, les bâtons se levèrent et on ne sait où se serait arrêtée cette nouvelle discorde d’Agramant[3], si n’était apparue au milieu de la confusion la divine Astrée, si bien déguisée sous la figure de l’alcade, que le diable lui-même ne l’aurait pas reconnue ; avec la moitié d’un pin en guise de balance, et sans bandeau, car on sait que celui qui ne voit point les yeux ouverts, n’a pas besoin de se les couvrir pour ne pas voir, et tous promirent de se soumettre à sa décision. Les parties argumentèrent, notre rustique Laïn Calvus les écouta tous les deux, que ce fut un miracle qu’il se fatiguât à les entendre avant de prononcer sa sentence (quoique certains assurent l’avoir vu dormir pendant les débats), et dit, pour conclusion, d’une voix de stentor : « Messieurs, par la baguette que je tiens à la main, il montrait en disant cela cette moitié de pin dont nous avons parlé ; je ne puis trop attester, être complètement informé, et quoiqu’il me soit pénible de le dire, je condamne les deux cousins à une amende pour mes besoins, c’est-à-dire pour les besoins de la justice, qui est moi, pour avoir ôté l’action à l’animal ; et j’entends qu’à l’avenir personne ne soit assez osé pour aider dans une affaire de ce genre, aucun jeune garçon, au moins jusqu’après le premier assaut, car le premier coup est du droit du taureau et personne ne peut le lui ôter. Dieu soit avec vous » Après une telle décision la foule dut demeurer tranquille, et vous convaincu.

M’avez-vous compris, monsieur le Bachelier ? Je vous le demande, parce que si à cette heure vous ne m’avez pas compris, il est inutile de me faire d’autres questions, jamais vous ne me comprendriez.

Ainsi donc, gare au premier assaut, et attention au second ; et désabusez-vous ; si, dans les Batuèques, la louange s’en allait de nous, la vie s’en irait aussi ; il faut se contenter de dire, dans tout papier imprimé que la comédie a été du joli, que tous les acteurs, y compris ceux qui n’y ont pas joué, se sont surpassés eux-mêmes, que telle phrases est pleine de sens, quoique pas un chrétien ne l’entende, que la mise en scène fut quelque chose d’exquis ; que le public fut fort sensé d’applaudir ; que l’invention dernière est le summum du savoir humain, que l’édifice, la fontaine et le monument sont autant de merveilles, que telle autre chose s’est élevée sur les bases les plus solides, sous les auspices les plus heureux, que la paix et la gloire, le bonheur et le bien-être sont arrivés à leur comble, que le choléra ne vient pas aux Batuèques parce qu’il décrit des angles aigus, et que c’est chose avérée que tout ce qui suit cette marche ne peut passer par certain point ; hasarder un petit article de frivolités incapable d’offenser personne, si ce n’est le taureau ; insérer tel examen analytique du dernier ouvrage entre dirai-je et ne dirai-je pas quel en est le contenu, telle ou telle œuvre anacréontique où l’on dit à Philis quatre bagatelles de bon goût avec leur légère pointe à double entente, et quelque petit sonnet de circonstance, chose, vous savez, venant comme chaque fruit en son temps ; quant aux autres matières, motus ! les nouvelles ne sont pas faites pour être répandues, la politique n’est pas une plante du pays, l’opinion est personnelle au sot son auteur, et la vérité doit rester chez elle. En outre la langue nous a été donnée pour nous taire, comme le libre arbitre pour ne faire que le goût des autres ; les yeux pour ne voir que ce que l’on veut nous montrer ; les oreilles pour n’entendre que ce qu’on veut nous dire ; les pieds pour aller où l’on nous conduit.

« Je connais quelqu’un, monsieur le Bachelier, qui dissertant avec un des preneurs de la félicité présente, et argumentant par des exemples fort palpables ; lui répétait à chaque instant : « Ainsi donc nous sommes bien ? » À quoi il lui fut répondu comme répondit Bossuet au bossu : « Pour des Batuèques, ami, nous ne pouvons être mieux. »

C’est pourquoi, mon André, les Batuèques, auxquels une longue habitude de silence a engourdi la langue, ne prennent pas la peine de se donner mutuellement le bonjour, ont peur, tremblent et défaillent à l’aspect de leur propre ombre se mouvant à côté d’eux sur une muraille, conservant des égards envers eux-mêmes pour ne pas se faire leurs propres ennemis et finissant nécessairement par succomber à la peur de mourir, l’espèce de mort la plus misérable dont un homme puisse mourir. Comme il arriva à un malade auquel un plaisant médecin avait recommandé de ne pas manger s’il voulait éviter la mort qui, s’il mangeait, disait le médecin, le menaçait ; au bout de peu de temps de ce régime diététique le malade mourut de faim.

Pour en finir, cher André, je t’avoue que l’abstention de parler est une source de nombreux avantages, et je veux te citer seulement, entre autres exemples pour te convaincre, le méchant résultat et le long héritage ou plutôt le lourd fardeau dont nous ont gratifiés ces paroles qu’aux commencements du monde le serpent dit à Ève au sujet de la pomme, premier moment critique où la langue se mit à faire des siennes et à montrer ce à quoi elle devait servir dans le monde. Sans la langue, qu’en serait-il, André, des délateurs ; canaille si préjudiciable à toute république bien ordonnée ? Qu’en serait-il des avocats ? Sans la langue le mensonge n’existerait pas, l’invention du bâillon n’aurait pas été nécessaire, le péché n’entrerait jamais en nous par les oreilles, il n’y aurait ni babillards, ni bacheliers, vers et teignes de tout bon ordre. Ainsi donc, je crois l’avoir convaincu d’un grand avantage plaçant les Batuèques au-dessus des autres hommes, de leur naturelle spécialité, la peur, autrement dit la prudence, qui les réduit à un tel silence. Je te dirai plus encore : à mon avis pour arriver au comble de leur félicité, il leur faut cesser de parler ce peu même qu’ils parlent, quoique ce ne soit pas grand chose, quelque chose seulement comme le murmure du vent quand, dans un vaste cimetière, il siffle par intervalles à travers les branches des cyprès. Alors ils jouiront de la paix du sépulcre, qui est la paix des paix. Et pour te montrer que Dieu, s’il désapprouve le trop parler, comme je te l’ai dit ci-dessus, n’est pas le seul à le faire, je te citerai une autre autorité, en te rappelant le fameux philosophe grec[4], (et ne vas pas me faire de geste à ce mot de philosophe) qui, pendant l’espace de cinq ans, apprenait ses disciples à se taire avant de leur enseigner tout autre chose, idée rare, but auquel devraient tendre aujourd’hui nos études, d’où je conclus, car je me fatigue, que chaque Batuèque est un Platon, et cela, sans que pense paraître excessif

Ton ami Le Bachelier.

P. S. — J’oubliais : à ma dernière sortie des Batuèques, le bruit courait que maintenant ils parlaient. Pauvres Batuèques ! Et eux-mêmes le croyaient !


  1. Pour tout ce passage, voir Don Quichotte, 2e  partie, chap. XV.
  2. Savant jésuite et historien espagnol du xvie siècle.

    Du Guesclin, lorsque Pierre-le-Cruel, était enfermé dans Montiel disait à Henry de Transtamarre : « Se il veult venir à mercy, ie vous conseille que vous le recevez, et lui donnes duchié dont il puisse vivre. Car encore pourrez-vous estre bons amis ensemble. » Cette chose faisait Henry bien ennuiz. (Histoire de messire Bertrand du Guesclin, par Me Claude Ménard, chap. XL, 1, vol. in-8o, Paris 1618.)

    Ce grand capitaine dont on sait nombre de beaux traits, avait sans doute l’humeur un peu changeante car quoique temps après lorsqu’Henry de Transtamarre et Pierre-le-Cruel en étaient aux mains, il disait au bastard d’Anysse : « Allez aider le roi Henry… Prenez-le-par la jambe et le montez dessus. » (Do, chap. XLI.)

  3. Roland furieux, chant XXVII.
  4. Pythagore. (V. Diogène Laërte, livre VIII, §. 10).