Le Pauvre Petit Causeur/Manie de citations et d’épigraphes

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 73-76).

MANIE DE CITATIONS ET D’ÉPIGRAPHES.

Nous connaissons des gens pour qui ce serait chose impossible que de commencer un écrit quelconque sans le faire précéder d’une épigraphe qui, à la manière d’un pionnier, lui aplanisse le chemin, et sans le parsemer ensuite tout entier de citations latines et françaises, lesquelles étant d’ordinaire en écriture bâtarde, ont le triple avantage de rendre très-varié l’aspect de l’impression, de manifester que l’auteur sait le latin, chose rare en ces temps-ci, où tout le monde l’apprend, et de prouver qu’il a lu les auteurs français, mérite particulier, à une époque où il n’y a pas d’Espagnol qui ne donnerait toute sa langue pour une couple de monosyllabes par delà les Pyrénées. Nous, grands sots que nous sommes, nous ne savons à quoi mènent les épigraphes, et nous voudrions qu’on nous les expliquât, car jusqu’à ce qu’il en sait ainsi, nous croirons que le pédantisme a toujours été, chez toutes les nations, le précurseur des époques de décadence des lettres. La vérité est que nous sommes fort certains de ce que notre littérature ne puisse pas dépérir ; c’est, en réalité, une hypothèse aussi impossible que celle de tomber pour un objet à terre ; mais à cause de cela même, nous voudrions ne pas tenir les symptômes d’une infirmité, dont le seul et véritable antidote est entre nos mains.

Si l’auteur qui écrit dit une vérité et établit une idée lumineuse, nous ne savons quelle valeur en plus ont, à lui donner, réunis pour le soutenir, les quelques savants que le monde a produits, et si son assertion est fausse, ou s’il établit une idée absurde, nous estimons qu’il n’y a Horace ni Aristote capable d’excuser sa balourdise. Ajoutons à cela qu’on a régulièrement l’habitude de torturer le sens des auteurs passés pour accommoder leur texte à son idée, parfois en des matières dont la docte antiquité n’a pas même soupçonné l’existence possible.

La vérité est que le vulgaire, qui ignore la langue dans laquelle se fait la citation, reste ordinairement ébloui. Telle est l’origine des bravos et des trépignements qui remplissent le théâtre toutes les fois qu’un auteur, connaisseur du cœur humain, introduit dans son drame un ou plusieurs latinismes, un ou plusieurs mots techniques ou scientifiques que peu de gens entendent ; ce qui fait que chacun s’empresse de rire pour que le voisin n’ait pas l’idée que l’à-propos du mot, en tout ou partie, lui ait échappé. Telle est la condition de notre puérile vanité. Il arrive aussi qu’on lit avec mépris ou indifférence un auteur moderne ; et qu’on ne commence à faire cas de lui que du moment où on le voit citer l’autorité d’un antique, comme si ceux avec lesquels on est journellement en relation n’étaient pas capables de distinguer si quelque ouvrage vaut la peine d’être lu ; il est, en effet, avéré qu’il n’y a rien de tel pour être tenu en considération, comme de mourir, ce à quoi s’ajoute que le vulgaire ignore combien il est facile de rencontrer aujourd’hui des textes sur n’importe quel sujet, et qu’il est plus ardu d’avoir une grande science que de l’afficher. Tout cela est la vérité, et c’est tout ce que nous rencontrons à l’appui des citations et des épigraphes, mais l’homme véritablement supérieur dédaigne ces banalités.

Pour nous, qui ne sommes ni des hommes supérieurs, ni, à ce que nous croyons du moins, le vulgaire, nous prendrions volontiers un juste milieu entre les deux extrêmes, et nous désirerions que, plus jaloux de notre amour-propre national, nous ne nous en allions pas demander de l’eau à des sources étrangères, quand nous en avons chez nous de si abondantes. Nous sommes fatigués déjà de l’utile dulci tant répété, du lectorem delectendo, etc., de l’obscurus fio, etc., du parturiunt montes, du on sera ridicule, etc., du c’est un droit, qu’à la porte[1], etc., et de toute cette séquelle usée de très-vieux dictons littéraires, gâtés par la plume de tous les pédants, et qui, si bons qu’ils soient, ont aujourd’hui perdu pour notre palais, comme un mets trop souvent répété, toute leur antique nouveauté et toute leur piquante saveur.

Nous pensons que tout, sauf des exceptions entièrement rares, doit être dit et écrit en castillan. Sans entreprendre, donc, de déraciner tout à fait la manie en question, de peur que le vulgaire ne croie notre savoir ou notre fonds de littérature, moindre que celui de nos frères en Apollon, nous produirons toujours à notre appui des autorités espagnoles ; elles ne peuvent en aucun cas nous faire défaut, même quand nous voudrions joindre à chacun de nos articles sept épigraphes et cinquante citations, ainsi que le faisait certain esprit satirique[2] de plaisante mémoire, quelquefois, en effet, on nous les a comptées ; de sorte qu’il n’y avait pas moyen d’entrer dans ses chapitres sans se frayer passage à travers une infinité de gens respectables qui attendaient le pauvre lecteur à la porte, comme pour lui faire un accueil charivaresque, en voyant où il allait se fourrer.

Cependant, pour le cas où le public curieux douterait de notre grande latinité et de notre force dans la langue française, nous nous réservons le droit de lui donner, à la fin de la publication de nos numéros, si nous la croyons devoir contribuer à notre bonne renommée, une petite liste des épigraphes et citations plus ou moins opportunes, dont il nous aurait été facile de tirer parti dans le cours de nos causeries, ce que nous pourrons faire commodément, même sans savoir beaucoup de latin ni de français, et rien qu’en nous mettant à les copier des livres et libelles qui circulent par le monde, où chacun d’eux porte pour le moins en tête son épigraphe, qui lui va bien, outre, dans le cœur de l’œuvre, de nombreuses citations qui lui vont mal, et d’autres qui d’aucune façon ne lui vont ni bien ni mal.


  1. Tous ces mots en italique sont tels quels dans le texte espagnol.
  2. Esprit satirique (el duende satírico) fut le titre d’un des ouvrages de Larra lui-même, mais alors qu’il ne faisait que commencer à s’occuper de littérature.