Le Pauvre Petit Causeur/Philologie

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 61-62).

PHILOLOGIE.

Étant établi que nous péchons par la langue, et que nous devons tous en mourir, ce ne sera pas beaucoup que nous dédiions à ce côté de la littérature quelques-uns de nos travaux.

On peut facilement apercevoir que la langue est pour un causeur, ce que le fusil est pour un soldat ; c’est avec elle qu’il se défend et qu’il attaque. Tenons donc à l’avance nos armes dans le meilleur état possible, et donnons-leur à cette fin un léger astiquage de temps en temps.

Dissertons donc aujourd’hui, pour les amateurs, sur une couple de points de vue.

Que nous disent ces mots, quand nous les voyons imprimés : « L’ambassadeur ou ministre auprès de[1] telle cour, » etc.

Est-ce à dire qu’il tourne autour de cette cour, sans pouvoir jamais y entrer, comme erraient les âmes des païens, dont les obsèques n’avaient pas été célébrées, autour de la barque du vieux Caron ? Ou les pauvres messieurs souffrent-ils le tourment de la poulie, qui, comme le lecteur le sait mieux que nous, consiste à pendre le patient par les bras, de sorte que quand il s’étire la pointe de ses pieds touche à terre, mais sans qu’il puisse jamais les y appuyer pour se reposer, absolument de la même façon que celle dont la susceptible Maritorne, laissa l’hidalgo de la Manche, suspendu à la lucarne d’un grenier ? Nous n’entendons pas d’une autre manière cette expression auprès, et certes nous éprouvons un chagrin et une crainte véritables que des gens d’une telle catégorie se trouvent dans une position si pénible. Délivrons-les le plus tôt possible de ce tourment, si tant est que nous soyons chrétiens, que dès-lors ils arrivent à leurs cours respectives, et qu’ils y soient comme du temps de nos ancêtres, qui disaient : « L’ambassadeur de France à la cour d’Espagne, etc. » Car si l’on peut dire de celui qui se trouve dans une cour, qu’il est auprès de cette cour, quel inconvénient y aura-t-il à ce que nous disions que nous avons les yeux auprès du visage, et non dans le visage ?

Il n’y a pas longtemps, nous vîmes dans la représentation d’une pièce intitulée : No más matador[2], la phrase suivante : « Si le ridicule dont nous nous sommes couverts ne nous fait pas mourir, etc. » Et en beaucoup d’endroits nous voyons ce gallicisme continuellement répété.

Quelle chose est-ce qu’un ridicule dont quelqu’un s’est couvert ? Emploie-t-on en castillan le mot ridicule, comme substantif ? Signifie-t-il quelque chose, ainsi employé ?

Si les jeunes gens qui s’adonnent à la littérature étudiaient davantage nos poètes antiques, au lieu de traduire autant et si mal, ils sauraient mieux leur langue, ils auraient plus d’affection pour elle, ne l’embarrasseraient pas d’expressions exotiques non nécessaires, et seraient plus jaloux de l’honneur national.


  1. Le texte espagnol dit cerca, qui peut se traduire soit par auprès, soit par autour.
  2. Plus de comptoir. Cette comédie est de Lara lui-même.