Le Pauvre Petit Causeur/Quel est chez nous l’auteur d’une comédie ?

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 56-60).

THÉÂTRES.
QUEL EST CHEZ NOUS L’AUTEUR D’UNE COMÉDIE ?


article second.
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.

« Je vois que maintenant on n’est considéré comme savant que quand on connaît l’art de s’enrichir… Je vois les larrons fort honorés… tout plein de foi rompue et de trahisons, tout plein d’amour pour l’argent. »

(Louis Méja.)

Quelle chose est-ce, que le droit de propriété ? Si nous ne le disons pas, qui le dira ? Et si personne ne le dit, qui le saura ? Et si personne ne le sait, qui le respectera ?

Déjà la renommée a répandu de province en province, de peuple en peuple, la gloire du nouveau nourrisson des muses, déjà l’important et ambitionné vœu du public éclairé a couronné ses tempes de la feuille immarcessible, les applaudissements ont résonné, le génie a versé des larmes de joie, et déjà il va jouir du fruit de ses veilles.

Telle est, du moins, la pensée de l’infortuné ; mais il ne sait pas qu’il a choisi une triste arène pour triompher, et qu’à ce jeu, comme à celui de qui perd gagne, le gagnant est le plus maltraité. Si sa modestie et sa mauvaise chance ont voulu qu’il retardât la publication de son œuvre, un beau matin, quand il se lèvera, ses yeux seront frappés d’une affiche qui dira son œuvre publiée, imprimée, et mise en vente, à tous les coins de la capitale. Quelque libraire de…, mais il n’est pas utile de dire d’où, lui aura rendu le service de l’imprimer sur de très-vilain papier, en caractère très-laids, en estropiant le texte original, et sans lui en avoir demandé la permission.

C’est ainsi que beaucoup de livres circulent, et cela se fait publiquement et librement.

Nous ne comprenons pas en réalité pourquoi un auteur serait maître de sa pièce ; la vérité est que, dans la société, il semble, à première vue, que chacun doive être maître de son bien ; mais cela ne s’applique en aucune façon aux poètes. Le poète est un animal né, comme le singe, pour divertir publiquement les autres, ses choses ne sont pas les siennes, mais bien celles du premier qui met la main dessus et se les adjuge. Jolie raison que celle qui dit que le poète a fait une comédie pour qu’elle soit à lui ! Belle plaisanterie ! Dieu créa le poète pour le libraire, comme le rat pour le chat, et pour être conséquent avec cette hypothèse, que personne ne pourra nier, il est clair que l’imprimeur agissant ainsi que nous venons de le dire s’acquitte de son devoir, accomplit une œuvre méritoire, et que, s’il ne gagne pas le ciel, il gagne de l’argent, ce qui, pour certaines consciences, est tout.

Ainsi donc, nous sommes étonnés de la simplicité et de la générosité de ces libraires honnêtes (car il y en a aussi), qui daignent faire à l’auteur la farce de lui demander sa permission, en même temps que sa comédie, lui payer celle-ci le prix convenu, et la livrer ensuite béatement au public ; ceux-là doivent s’entendre peu ou nullement à l’hygiène des consciences, combien il est en effet plus sensé, plus naturel d’aller à la chasse aux comédies, comme on va à celle des calandres, de tirer dans la bande, de ramasser celle qui tombe… de faire crier la presse et de laisser crier l’auteur !

Quant à nous, foi de poètes, si tant est qu’on accorde aux poètes d’avoir au moins de la foi, aujourd’hui qu’ils ont si peu d’espérance, nous leur jurons de ne pas songer à leur faire de procès, car il nous est indifférent que ce soit la divine Astrée qui tire profit de nos comédies, ou le libraire, nous avons même, avec celui-ci, l’avantage qu’il nous donne la gloire, tandis que l’autre ne pourrait nous donner que des soucis et les coquilles vides de l’huître qu’elle aurait engloutie. Que cela leur procure donc joie et santé, à messieurs les traitants aux livres, d’en agir ainsi avec notre génie, de n’avoir qu’à choisir leur genre de vie, ces hauts bonnets de la littérature, tandis que nous sommes… que nous devons nous regarder, dis-je, comme très-honorés et très-contents.

Plût à Dieu que les tribulations du pauvre auteur s’arrêtassent là ! Mais pour laisser de côté le vil intérêt, et entrer dans le champ de la gloire, quel éloquent orateur serait capable d’énumérer les vicissitudes qu’il reste à souffrir pour le maladroit génie, dans sa propre patrie ? Voyez comme sa comédie court de théâtre en théâtre ; de toutes parts elle plaît, mais approchons-nous un peu plus. Ici le coryphée de la compagnie la dépouille de son titre, et lui en donne un autre, car de quoi se mêlent les poètes de donner des titres à leurs comédies ? Là un autre cacique de ces Indiens de la langue lui scalpe une harangue ou lui supprime une scène, car quel acteur si mal qu’il joue, ne doit pas savoir mieux que le meilleur poète quelle est la place des scènes, la longueur des harangues, des dialogues, et toutes les autres finesses de l’art, particulièrement si cet acteur n’a de sa vie ouvert un livre, ni étudié un mot ? Car il est bon d’avertir qu’en matière de poésie, celui qui lit le plus et qui le plus étudie est celui qui s’y entend le moins. Grâces encore que le coutelas de ce barbare sacrificateur n’ait pas supprimé le rôle tout entier d’un personnage, du protagoniste, par exemple, qui est celui dont on a le moins besoin et qui est le plus hors de son lieu.

Et, mutilée de la sorte, la comédie est-elle goûtée ? Fort bien, car en ce cas il n’y aura pas de farce mesquine, de drame furibond, de traduction mercenaire à qui l’on ne donne le nom de l’auteur une fois applaudi.

Tel est le sans-souci des acteurs de province ; pour eux tous les hommes et tous les auteurs sont égaux du haut de leurs trônes fictifs, ils voient tous les plus grands génies volumineux comme de menues noisettes, font justice des uns et des autres, et mettent sur le même rang, dans le même tas, toutes leurs œuvres, se fondant sur ce que si tel auteur n’a pas fait tel ouvrage, il aurait bien pu le faire ; devant le suprême tribunal de ces nombreux dispensateurs de la renommée, un Juan Perez a la même valeur qu’un Pedro Fernandez.

Finissons donc en disant que le poète est le seul qui ne soit ni fils, ni même père de ses œuvres. Adonnez-vous vite aux lettres, camarades, voilà le prix qui vous attend. Et plaignez-vous du moins, infortunés ; aussitôt vous entendrez une tourbe de criards vous arrêter au premier mot : « Quelle insolence ! diront-ils, quel motif a-t-il de se plaindre ? On permet cela ? Quel scandale ? Un homme qui réclame ce qui lui appartient ; un fou qui ne veut pas avoir d’égards pour les sots ; un dévergondé qui dit la vérité dans le siècle de la bonne éducation ; un insolent qui ose avoir raison ! On ne parle pas ainsi, à moins que ce soit de façon que personne n’entende ; enfermez cet homme qui prétend que le talent est quelque chose chez nous, qui n’a aucun respect pour l’injustice, qui… enfermez-le, que tout continue à être comme tout a été jusqu’à présent, et que le bavard se taise. »

Oui, nous nous tairons, criards, qui criez de peur ; nous nous tairons ; mais nous nous tairons spontanément, quand nous aurons parlé.