Le Parti socialiste/Livre II/Chapitre 3

A. Panis (p. 116-141).


CHAPITRE III


Les armées permanentes et les milices nationales.


Armée et liberté sont deux mots dont l’accouplement est un contre-sens prouvé par l’histoire, » a écrit quelque part M. Emile de Girardin.

Les armées permanentes ont toujours été un instrument de despotisme, et leur existence est incompatible avec un régime politique vraiment libéral.

« Chez une nation éclairée et avec un gouvernement libre, dit l’Américain Buchanan, une armée permanente n’est pas seulement inutile, mais encore dangereuse, puisque évidemment elle met le pouvoir entre les mains du souverain. Les lois et les institutions les plus sages ne sont d’aucune utilité si les garanties de l’exécution leur manquent ; et comment ces garanties pourraient-elles exister quand le souverain dispose d’un instrument de violence aussi formidable. »

Il importe d’enlever au pouvoir exécutif une arme aussi redoutable : tant qu’il la conservera dans les mains, il n’y aura pour les droits du peuple aucune sécurité.

L’esprit spécial qui préside à l’institution de l’armée est en contradiction formelle avec les principes de la Révolution, et alors même que l’on parviendrait à mettre le pouvoir exécutif dans l’impuissance de s’en servir pour opprimer le peuple, l’armée n’en resterait pas moins par sa nature même essentiellement dangereuse pour les libertés publiques.

« Les intérêts de la profession militaire sont-ils compatibles avec la liberté ? Est-il possible que l’armée prospère et que la liberté fleurisse ? " se demande M. Dunoyer dans son livre sur la Liberté du travail. « L’armée fleurit dans la guerre et la liberté dans la paix ; l’armée fleurit par les tributs et la liberté par le travail ; l’armée fleurit par les règlements et la liberté périt par les règlements. Le. plus grand intérêt de la liberté est de réduire les attributions du pouvoir, et le plus grand intérêt de l’armée est de les étendre… Il est sensible qu’entre la liberté et la profession des armes, il n’existe point de conditions de prospérité communes, qu’il n’en existe que de contraires, et que les membres de l’armée, loin d’avoir, comme militaires de profession, les intérêts de la liberté à défendre, ont, comme tels, les intérêts du despotisme à soutenir. »

La discipline militaire fondée sur l’obéissance passive est en contradiction formelle avec l’indépendance qui doit être la base du caractère d’un citoyen libre.

À ce point de vue l’influence de l’éducation militaire n’est pas moins préjudiciable au développement de l’esprit public que l’influence de l’éducation ecclésiastique. Quand on songe qu’en France l’esprit des enfants est livré aux prêtres et qu’ensuite l’esprit des jeunes gens est soumis au régime militaire, il ne faut plus s’étonner des difficultés en quelque sorte insurmontables qui s’opposent à l’acclimatation de la liberté dans notre pays. Tout concourt à nous façonner à la servitude.

D’autre part le mode obligatoire et vexatoire du recrutement de l’armée annule toute liberté individuelle et paralyse tout développement de l’initiative. L’impôt du sang, qui enlève les jeunes gens à leur famille, à leur vocation, à leurs aspirations légitimes vers l’indépendance, à leurs rêves et à leurs projets d’avenir et de bonheur pour les soumettre à la servitude du régime militaire pendant les plus belles années de leur jeunesse, est une des gênes les plus terribles que l’on puisse concevoir.

« La conscription, » disait Napoléon Ier lui-même qui en a fait un si épouvantable abus, « la conscription est la loi la plus affreuse et la plus détestable pour les familles[1]. »

L’impôt du sang est en outre entaché de la plus choquante inégalité. Il pèse à peu près exclusivement sur les pauvres, sur ceux pour lesquels il est le plus onéreux puisque ce sont eux qui ont le plus besoin de leur travail, qui est leur unique fortune et souvent l’unique soutien de leur famille. Les riches peuvent s’en exempter, au moyen d’une somme d’argent très-minime, qui n’est pas du tout en proportion avec la rigueur de la charge pour ceux qui doivent payer de leur personne[2].

Le prince Louis-Napoléon (aujourd’hui l’empereur Napoléon III) flétrissait autrefois avec énergie, dans le Progrès du Pas-de-Calais, « ce trafic, qu’on peut appeler la traite des blancs, et qui se résume par ces mots : Acheter un homme quand on est riche pour se dispenser du service militaire, et envoyer un homme du peuple se faire tuer à sa place. »

Tant qu’un tel système restera une des bases fondamentales de notre organisation politique, il n’y aura, chez nous, ni véritable liberté, ni véritable égalité.

On peut ajouter qu’il n’y aura pas de véritable prospérité. La dépense nécessitée par l’entretien de l’armée permanente absorbe la moitié des ressources de la France, et cinq ou six cent mille jeunes gens, les plus vigoureux de la nation, sont condamnés à un travail improductif.

Le maintien de la paix armée épuise l’Europe, et en particulier la France qui a l’organisation militaire la plus onéreuse. Les charges augmentent tous les jours dans d’énormes proportions. Les sacrifices si pénibles du présent ne suffisent plus à remplir les exigences toujours croissantes de l’avenir.

Les armées permanentes jettent un trouble profond dans la situation économique et morale du pays et des individus. Dans les casernes, le jeune soldat perd les habitudes laborieuses qui sont la loi de son existence ; il se démoralise au contact de l’oisiveté réglementaire. Pour beaucoup, la vie de caserne est une école mutuelle de corruption.

Tous ces inconvénients sont-ils rachetés par les services que rend l’armée qui a la mission importante de défendre le territoire et de garantir la sécurité du travail national ? N’y aurait-il pas moyen d’obtenir les mêmes résultats par des procédés moins onéreux et plus conformes aux principes de liberté, d’égalité et de justice sur lesquels repose le droit moderne ? maintenant surtout que les progrès de la civilisation et de la solidarité des peuples tendent à éloigner de plus en plus l’éventualité des guerres en vue desquelles ont été instituées les grandes armées. D’autant plus que, suivant une observation profonde de J. B. Say, « loin de protéger l’indépendance nationale, un grand établissement militaire est peut-être ce qui la compromet le plus, par suite des tendances aggressives qu’il détermine chez ceux qui en disposent. »

La question se posait à peu près dans les mêmes termes qu’aujourd’hui en 1789.

« Les armées perpétuelles, disait Mirabeau dans son livre sur les Lettres de cachet, n’ont été, ne sont et ne seront bonnes qu’à établir l’autorité arbitraire et à la maintenir. La corruption, la vénalité préparent les chaînes d’un peuple libre ; mais c’est et c’est seulement la puissance légionnaire qui les rive… Lorsque les hommes voient se tourner contre eux les épées qu’ils ont imprudemment laissé lever pour leur défense, ils sont frappés de terreur et laissent renverser la constitution plutôt que d’en être les martyrs… Pour peu que vous vous relâchiez sur la continuelle vigilance qu’exige la conservation de la liberté, vos chefs s’enrichiront de vos négligences et de vos pertes.... Jamais les prétextes ne manqueront pour augmenter l’armée, lorsque vous aurez autorisé son existence ; le pouvoir arbitraire s’élèvera en rampant jusqu’à ce qu’il brise de son sceptre de fer vos priviléges et vos libertés. »

Condorcet compte au nombre des atteintes directes qui peuvent être portées à la liberté individuelle, celle qui consiste à assujettir un homme malgré lui à un service militaire ou civil quelconque. Et après avoir déclaré que le despotisme politique est indestructible si l’on ne détruit pas d’abord le despotisme militaire, il est conduit par la logique à déclarer le despotisme militaire indestructible, « si l’on ne parvient pas à dégoûter les troupes de l’obéissance passive, à inspirer aux chefs, aux officiers, et, par suite naturelle, aux soldats, l’idée qu’ils peuvent se rendre juges des ordres qu’ils reçoivent. »

Les protestations contre l’organisation de l’armée sont au premier rang parmi les revendications des cahiers de 1789. A Brest et dans la banlieue de Paris les députés reçoivent le mandat de « garantir les citoyens des effets de l’obéissance militaire, » et de régler « qu’en aucun cas les troupes ne pourront abuser de leurs armes contre la liberté et la sûreté des citoyens. » Mais surtout un immense cri de haine s’élève du fond des campagnes contre le service forcé, contre le tirage au sort.

La suppression absolue de l’impôt du sang, de tout enrôlement forcé, — « servitude personnelle (Nevers), attentat à la liberté de l’individu (la Rochelle) et de la nation (Metz), » — est le vœu unanime du tiers état.

Ce vœu est dans quelques cahiers l’objet de développements remarquables : — « Le tirage des milices, dit le tiers état de Nemours, renferme toutes les duretés, toutes les cruautés, toutes les injustices qu’il soit possible de combiner dans une imposition. C’est un impôt qui enlève plus que les biens, qui s’empare de la personne du contribuable. Il ne porte pas sur la société entière. Non-seulement il n’y a que les citoyens du tiers qu’on y ait soumis, mais encore ce n’est point en proportion de leur fortune, c’est à raison de leur taille qu’ils s’y trouvent assujettis… La répartition entre les hommes de taille n’est point faite de manière à ce qu’ils contribuent également. Le sort en prend un seul, il l’enlève à lui-même, à sa famille, aux travaux les plus utiles pour la société. Ceux que le billet noir n’a pas soumis à la même tyrannie sont les maîtres de s’en retourner chez eux et de ne rien payer du tout… Il est impossible de perfectionner une institution aussi odieuse, aussi tyrannique, aussi violatrice du droit des citoyens, aussi dangereuse pour l’agriculture. Il est donc juste, raisonnable, indispensable de supprimer le tirage des milices. »

La véritable solution du problème de la défense nationale avait été entrevue par Mirabeau qui l’avait formulée avec sa netteté habituelle : « Point de mercenaires et point d’armée permanente ! Le peuple tout entier investi du droit de porter les armes pour la défense commune. »

Cette idée avait été popularisée par une brochure de Servan, publiée sous ce titre expressif : Le soldat citoyen, qui avait eu un grand retentissement. L’Assemblée constituante se chargea de la faire passer dans les institutions nouvelles dont elle avait reçu la mission de doter le pays.

Les principes nouveaux qui devaient régir cette importante matière sont énoncés avec une grande fermeté dans un rapport fait au nom du comité militaire par Dubois-Crancé, le 12 septembre 1789.

Dubois-Crancé dit que les armées ont toujours été un danger pour la liberté des nations, parce qu’elles ont été un instrument aveugle entre les mains du pouvoir. Il s’agit donc de nationaliser l’armée : « Dans une nation qui veut être libre, qui est entourée de voisins puissants, criblée de factions sourdes et ulcérées, tout citoyen doit être soldat et tout soldat citoyen… J’établis pour axiome qu’en France tout citoyen doit être soldat et tout soldat citoyen, ou nous n’aurons jamais de constitution[3]. »

C’est là un principe essentiel et fondamental qui n’admet point de dispense : « Si vous tolérez une fois les remplacements, tout est perdu ; de proche en proche tous les riches voudront se soustraire au service personnel, et les pauvres resteront seuls chargés de cette fonction, si noble pour un peuple libre ; alors le métier des armes retombera dans son avilissement, le despotisme en profitera, et vous redeviendrez esclaves. »

« Mais il n’en résulte pas, poursuit Dubois-Crancé, que nous devions arracher sans cesse aux travaux de l’agriculture et du commerce, ni aux autres fonctions utiles que ce vaste empire offre à l’industrie, des bras essentiels. Eh ! à quoi servirait la liberté, si on tarissait les sources du bonheur ? »

Voilà donc le système qu’il propose : un front de troupes réglées, établies sur les frontières, recrutées par engagements volontaires ; des milices provinciales, composées de tous les célibataires actifs de dix-huit à quarante ans, qui s’assembleraient une fois par semaine pour s’exercer en commun, et seront destinées à compléter l’armée, à raison du besoin, en temps de guerre ; enfin la garde nationale, « sceau véritable de la constitution, » comprenant tout homme en état de porter les armes, « formant une troisième ligne de douze cent mille citoyens armés prêts à défendre leurs foyers et leur liberté envers et contre tous. »

La discussion confirma ces principes, et c’est sur ces bases que l’Assemblée constituante établit la nouvelle institution militaire.

Tels sont les vrais principes de 1789 sur cet important sujet.

La Convention ne se départit pas de ces principes, c’est avec cette organisation vraiment nationale qu’elle fit face aux terribles hostilités que tout le monde sait.

Et, à mesure que la gravité des circonstances donnait plus d’importance à l’élément militaire, les conventionnels s’attachaient à la nationaliser davantage, afin qu’il ne pût jamais devenir un instrument de despotisme.

C’est ainsi que l’on décréta l’assimilation des troupes de ligne et des volontaires nationaux, que l’on étendit à toute l’armée le principe de l’élection aux divers grades, et que la direction des affaires militaires fut soumise à l’action directe du pouvoir législatif.

Les idées qui présidèrent à ces actes sont développées dans un remarquable rapport de Saint-Just proclamant qu’il n’y avait qu’un moyen de résister à l’Europe, c’était de lui opposer le génie de la liberté.

« Le peuple » disait Saint-Just, « n’a pas d’intérêt à faire la guerre. La puissance exécutrice trouve dans la guerre l’accroissement de son crédit, elle lui fournit mille moyens d’usurper, c’est pourquoi mon dessein serait de vous proposer que le ministère militaire, détaché de la puissance exécutrice, ne dépendît que de vous seul et vous fût immédiatement soumis.... Si l’on remarque bien la principale cause de l’esclavage dans le monde, c’est que le gouvernement chez tous les peuples est le maître des armées. »

Mais cette organisation excellente pour la guerre défensive, n’était pas du tout propice aux entreprises conquérantes, ni aux guerres inutilement prolongées.

Ce fut le Directoire qui, à une époque où la guerre ayant perdu son grand caractère de défense nationale, ne provoquait plus le même enthousiasme patriotique, établit ou plutôt rétablit la conscription.

Le fonctionnement de la conscription fut régularisé par le Consulat, qui en même temps tempéra la rigueur de la loi, en introduisant la faculté des remplacements ; cet adoucissement qui faisait revivre au profit des riches l’ancien privilège de l’exemption de l’impôt du sang dont jouissait autrefois la noblesse, contribua à réconcilier la bourgeoisie avec le nouveau système militaire.

C’est à la faveur de ce retour non déguisé à l’ancien régime que les guerres du premier Empire furent possibles. Elles ne l’eussent pas été avec l’armée nationale telle que l’avait organisée la République. Et si le remplacement n’était pas venu tempérer les rigueurs de la conscription pour les classes riches, seules en possession alors comme aujourd’hui d’exprimer avec quelque autorité leurs sentiments et leurs volontés, si les fils de la bourgeoisie comme les fils du peuple eussent dû fournir à Napoléon la chair à canon dont il avait besoin pour ses boucheries militaires, il est certain que cette fureur belliqueuse eût rencontré une résistance sérieuse. On a vu combien promptement se fit la réaction, quand, après avoir épuisé le contingent populaire, l’empereur dut, contraint par la nécessité, étendre ses levées à la bourgeoisie.

Le despotisme fut la conséquence de cette infraction au principe d’égalité et de cet abandon des institutions soigneusement combinées par les révolutionnaires de 1789 et 1793. C’est le remplacement, il ne faut pas l’oublier, qui a été la cause première de tout le mal, et l’avertissement de Dubois-Crancé s’est réalisé à la lettre : « Si vous tolérez une fois les remplacements, tout est perdu... Le despotisme en profitera et vous redeviendrez esclaves. »

Le despotisme a subsisté depuis avec les causes qui lui ont donné naissance.


Il nous faut revenir à l’organisation militaire de 1789. Mais il faut surtout et avant tout abolir le remplacement.

Si l’organisation actuelle est bonne, il n’y a aucune objection sérieuse à soulever contre l’abolition du remplacement. Mais s’il est vrai que cette abolition ferait peser une gêne intolérable sur les fils de la bourgeoisie, il faut songer dès lors que la loi n’est pas moins oppressive pour les fils du peuple.

Si le fardeau de la conscription pesait également sur les riches comme sur les pauvres, les uns et les autres seraient intéressés à réformer cette institution. Et cette réforme serait considérable, car elle attaquerait dans sa source le fléau des guerres aventureuses et des expéditions lointaines.

Ce n’est pas la responsabilité ministérielle qui préviendra utilement le retour de ces fâcheuses entreprises. Mais si les membres du Corps législatif eussent ressenti directement dans leurs enfants les effets immédiats de l’expédition du Mexique, il est vraisemblable qu’ils eussent mis plus de vigilance et plus de fermeté à l’empêcher ou à exiger son prompt abandon ; il est vraisemblable aussi que le gouvernement y eût regardé à deux fois avant de s’exposer à soulever un tel mécontentement chez ceux qu’il a le plus d’intérêt à ménager.

Nous disons que l’organisation militaire actuelle ne subsisterait pas un seul jour si, le remplacement étant aboli, elle venait à peser, d’un poids semblable à celui dont elle opprime les pauvres, sur les riches qui ont la possession exclusive des instruments d’influence politique.

Le retour à l’ancien régime sur ce point a donc non-seulement rétabli une des assises fondamentales du despotisme, mais encore elle a rétabli dans notre société le germe de la distinction des classes, dont les unes sont privilégiées tandis que les autres supportent les fardeaux les plus lourds de la société.

Nous avons montré, d’autre part, quelle perturbation profonde cette organisation apportait dans tout notre système économique.

Il n’y a donc pas d’institution dont la réforme soit plus urgente.

L’expérience a fait ressortir l’excellence des bases de réorganisation militaire jetées par l’Assemblée constituante.

En même temps que l’Empire a confirmé tous les anciens griefs contre les.armées permanentes, il a prouvé qu’elles offraient plus de dangers que de protection pour la sécurité des États, et que l’indépendance nationale, compromise par les armées permanentes, ne pouvait être protégée efficacement que par les milices nationales.

« On a vu, » disait le général Tarayre, résumant en 1818 dans le Censeur européen les nouveaux griefs fournis par l’Empire contre les armées permanentes, « on a vu que les armées permanentes n’étaient que de dangereux paratonnerres qui attiraient la foudre sans en paralyser les effets ; qu’elles allaient presque toujours chercher le mal qu’elles étaient chargées de prévenir, et qu’au moment où elles l’ont rendu le plus redoutable, elles ne se trouvent plus ordinairement assez fortes pour le repousser. Enfin on a vu que si l’établissement des armées était un détestable moyen de prévenir les invasions étrangères, c’était un moyen excellent d’établir l’oppression intérieure ; que les classes privilégiées ne manquaient jamais de s’en emparer pour établir leur domination, et que c’était presque toujours par leurs mains que périssait la liberté politique. »

On ne peut méconnaître, en effet, la grande leçon qui ressort du parallèle entre l’invasion victorieuse de 1814-1815 et l’invasion repoussée de 1792-1793. On est aussi frappé de cette circonstance remarquable que partout où Napoléon a opposé son armée permanente aux armées permanentes des autres peuples, il a été victorieux, ce qui prouve la supériorité de l’armée française ; mais que, quand il a dû lutter contre les peuples soulevés et organisés en milice, après la destruction de leur armée, comme en Espagne et en Allemagne, il a toujours succombé : ce qui prouve que les plus mauvaises milices sont préférables pour la défense du territoire aux meilleures armées permanentes.

En Allemagne, et particulièrement en Prusse, l’organisation de la landwehr en 1813 ne fut que l’application du système préconisé par la Révolution française, et les résultats obtenus ainsi contre la France ne furent pas moins significatifs que ceux obtenus par la France elle-même en 1792 et 1793.

Il n’est pas douteux que cette organisation ne contienne la solution du problème, et ne donne les seuls moyens d’avoir une armée qui garantisse efficacement la sécurité du territoire, qui ne puisse jamais être retournée contre les libertés du pays, et dont l’entretien ne soit pas du tout onéreux puisque ceux qui la composent ne sont mobilisés qu’en cas de guerre.

Il y a là une évidence à laquelle ont dû se rendre les hommes de guerre eux-mêmes, intéressés cependant au maintien de l’armée. Une opinion importante à mentionner en ce sens est celle du feldmaréchal autrichien Radetzky, exprimée d’une façon tout à fait remarquable dans un Mémoire écrit en 1828 et qui n’était pas destiné à la publicité :

« L’emploi des armées permanentes ne convient qu’à certains temps et qu’à certaines circonstances. Les armées permanentes ont complétement obscurci en Europe l’éclat des landwehrs. Tout ce qui eût pu nous aider à en apprécier la valeur semble perdu pour nous.

« Cependant la force d’un pays repose sur une organisation convenable de sa landhwehr. Cette institution, qui est la plus naturelle, est aussi la meilleure. Elle fournit à l’État en proportion de sa population le plus grand nombre de combattants ; elle entretient dans le peuple l’énergique sentiment de sa propre force, et une ardeur guerrière qui ne dégénère pas facilement, puisque ceux qui la possèdent ne cessent jamais d’être citoyens.

« Lorsqu’un peuple est animé de pareils sentiments, il est invincible. Jamais il ne pliera sous le joug de l’étranger, encore moins pourra-t-il être détruit.

« Nulle part la justesse de ce raisonnement n’est plus évidente que dans l’histoire ancienne : Athènes, dans ses jours de gloire, du temps de Thémistocle et de Périclès, n’avait d’autre armée que ses citoyens ; les soldats-citoyens de Rome ont conquis le monde et maintenu la domination romaine jusqu’au jour où la création d’armées permanentes a amené la décomposition de l’Empire.

« Les mêmes résultats se sont produits au moyen âge et dans les temps modernes. Les landwehrs, habilement dirigées, ont toujours fait plier les armées permanentes.

« Le meilleur exemple à l’appui de cette assertion se trouve dans l’histoire de la Suisse. Après avoir résisté longtemps à l’élite de la chevalerie, aux attaques des plus vaillants souverains, les Suisses se sont de nouveau signalés dans les plaines de Novare, de Marignan et de la Bicoque.

« Les guerres de la Révolution française et celles d’Espagne, de 1808 à 1812, en sont également des exemples frappants.

« De tous ces exemples, il résulte un enseignement qui mérite d’être relevé avec soin. Prenez une guerre entre des soldats-citoyens et une armée permanente ; au début de la campagne, l’armée aura le dessus, mais la milice nationale finira par l’emporter, grâce à l’opiniâtreté de sa résistance… Combattant pour leur propre sûreté et avec la ferme volonté de vaincre, ils seront vainqueurs. Si nous consultons l’histoire, elle nous apprendra que jamais une nation sous les armes n’a été vaincue. »

Le général Radetzky a exprimé dans ces quelques lignes toute la philosophie de l’histoire militaire de la République et de l’Empire. Ajoutons que les désastres tels que ceux d’Iéna et de Waterloo ne sont possibles qu’avec les armées permanentes. Lorsque chaque citoyen, exercé d’avance au service militaire, est debout, sous les armes, prêt à faire de son corps un rempart à la patrie, une panique ou une défaite ne décident pas du sort d’un pays.

Napoléon lui-même l’avait reconnu :

« A la paix, disait l’empereur, j’aurais amené tous les souverains à n’avoir que leur simple garde ; j’aurais procédé à l’organisation de la garde nationale de manière que chaque citoyen connût son poste au besoin. Alors on aurait eu vraiment une nation maçonnée à chaux et à sable, capable de défier les siècles et les hommes. »

Nous empruntons cette citation au livre des Idées napoléoniennes, écrit, comme on sait, par Napoléon III, quand il n’était encore qu’un simple prétendant : elle a, par conséquent, une double valeur.

Le prince Louis-Napoléon envisageait alors les questions d’un point de vue désintéressé que ne peut plus avoir l’empereur Napoléon III. Dans les Idées napoléoniennes, dans les Considérations politiques et militaires sur la Suisse, et dans deux articles fort remarquables du Progrès du Pas-de-Calais, des 5 et 7 mai 1843, il se prononce formellement contre le système des armées permanentes, et lui oppose « une organisation qui, au jour du danger, donne des milliers d’hommes exercés, et qui, pendant la paix, ne soit pas une forte charge pour le budget et enlève peu de jeunes gens à l’agriculture. »

L’idéal de cette organisation lui paraît se trouver dans la landwehr prussienne, et il ne lui semble même pas que, à part les éventualités menaçantes, cette garde nationale ait besoin, comme en Prusse, d’avoir à sa tête un corps d’armée, permanente.

Pour ce qui concerne la France spécialement, le prince réclamait l’application immédiate du système prussien, qui emportait une réduction considérable de l’effectif militaire : « L’organisation prussienne, disait-il, est la seule qui convienne à notre nature démocratique, à nos mœurs égalitaires, à notre situation politique ; elle se base sur la justice, l’égalité, l’économie, et a pour but, non la conquête, mais l’indépendance ! »

Elle a pour but, non la conquête, mais l’indépendance ! Voilà le grand argument, l’argument décisif. Mais aussi voilà l’obstacle qui s’oppose à ce que les gouvernements, tous plus ou moins fondés sur la guerre et la force, qui ont besoin de faire diversion aux questions intérieures par les entreprises extérieures, adoptent jamais sincèrement cette organisation.


Mais il faudra bien qu’ils y arrivent. Les guerres deviennent de plus en plus impossibles en Europe.

On se détache chaque jour davantage des vieilles fictions de patrie, de nationalité, de grandeur territoriale, de gloire militaire. Les vieux préjugés qui entretenaient l’antagonisme entre les peuples se sont dissipés.

La solidarité des peuples s’affirme et se développe dans le domaine de l’industrie, des arts, de la pensée, des aspirations politiques et sociales ; les frontières ont disparu, grâce aux développements des voies de communication et de l’esprit de sociabilité, grâce surtout au rapprochement des intérêts.

Ce n’est plus désormais par la conquête que les peuples développent leur puissance, mais par l’échange des idées et des produits. Et comme l’échange, au moyen des traités de commerce, se fait sur un pied d’égalité entre les nations, la conquête n’aurait plus de raison d’être. Toutes guerres en Europe seraient de véritables guerres civiles. C’est bien cette révolution pacifique qui rend nécessaire la transformation des gouvernements, organisés surtout en vue des antagonismes extérieurs, en vue de la guerre et de la conquête.

« Si les peuples ne sont plus ennemis, demande M. de Girardin[4], pourquoi donc les armées permanentes ?

« S’il n’y a plus d’hostilité entre les peuples, comment donc expliquer qu’ils dépensent tant d’argent pour entretenir des armées inutiles ?

« Cela s’explique par l’intérêt des rois, qui n’auraient plus de raison d’exister et qui n’existeraient plus en effet s’il n’y avait plus d’armées.

« Que les rois tombent, et aussitôt tomberont les armées, comme l’eau cesse bientôt de couler quand la source tarit. »

Proudhon a exprimé la même idée avec une force non moins grande : « Les rois peuvent aiguiser leurs sabres et préparer leur dernière campagne. La Révolution du dix-neuvième siècle a pour tâche suprême, bien moins encore d’atteindre leur dynastie que de détruire jusqu’au germe de leur institution. Nés de la guerre, formés par la guerre, soutenus par la guerre intérieure et extérieure, quel pourrait être leur rôle dans une société de travail et de paix ? »

Cela est si vrai, il est si vrai que les armées permanentes sont les derniers auxiliaires du despotisme ébranlé sur ses bases par la Révolution, que les gouvernements n’ayant plus l’occasion de les employer à la guerre extérieure ni à la défense des frontières qui ne sont menacées par aucun danger, les emploient à étouffer à l’intérieur les revendications du peuple.

« La situation du pays impose à l’armée à l’intérieur des devoirs impérieux, sacrés, qu’elle a déjà su et qu’elle saura remplir encore, » disait en 1849 le maréchal Bugeaud. « Cette tâche n’est pas moins glorieuse que l’autre. Les grandes armées semblent avoir aujourd’hui cette mission en Europe. »

Le coup d’État militaire du 2 décembre n’a pas tardé à venir justifier ces paroles du maréchal Bugeaud. Et les chassepots n’ont été inventés que pour faire merveille à Mentana, ou à la Ricamarie et à Aubin.

Oui, les grandes armées semblent avoir aujourd’hui cette mission en Europe, et c’est pour cela qu’elles doivent tomber sous la réprobation des peuples, car elles sont une menace permanente pour leur liberté et pour leur sécurité. Ceux qui ont ainsi dénaturé l’institution, en la retournant contre son objet qui devait être de défendre la liberté et la sécurité des peuples, ont attiré sur elles une irrévocable condamnation qui doit les envelopper eux-mêmes et avec eux les derniers suppôts du despotisme.

  1. Opinions de Napoléon, recueillies par Pelet de la Lozère.
  2. Pendant l’élaboration de la loi récente de réorganisation militaire , qui n’a fait que consacrer tous les anciens abus du système, un écrivain de la presse officielle, M. de Toulgoët, faisait ressortir avec une grande force dans l’Étendard, l’iniquité fondamentale de ce système :
      « S’il reste en France un élément révolutionnaire qui pourrait, à un moment donné, devenir redoutable, il existe dans notre système de recrutement qui consacre l’inégalité sociale la plus choquante.
     « Parce que je n’ai pas 3000 fr. d’économies ; parce que je ne puis pas emprunter 3000 fr. sur les produits futurs de mon travail, je suis forcé, à vingt ans, de suspendre ma carrière commencée, de quitter ma famille, ma maison, mon champ, ma fiancée ; et près de moi, dans le château, dans l’hôtel voisin, un jeune homme du même âge, dont l’extrait de naissance a été tracé sur la même feuille que le mien et par la main du même commis, à qui les ressources accumulées par un travail qui n’est pas même le sien ont créé un privilège, restera libre dans ses loisirs ; alors que moi, dont le labeur représente une partie du bien-être, du nécessaire des miens, de mon bien-être et de l’aisance de mon ménage, de mes enfants dans l’avenir, je devrai défendre, pour le plus grand bien des loisirs de ce voisin privilégié, les conditions de l’ordre intérieur et l’indépendance de la patrie commune.
      « Si l’impôt du sang est le plus lourd, pourquoi le faire peser uniquement sur les plus faibles ?...
      « Et vous trouvez que vous paralysez ainsi les instincts révolutionnaires, en maintenant les dernières traces des antagonismes, les derniers ferments de rancune ?
      « Non, vous les favorisez par un système aussi loin de l’équité que de la prudence. »
  3. Dans notre système politique les citoyens ne sont pas soldats, et les soldats ne sont pas citoyens. Voilà pourquoi nous n’avons pas de constitution, c’est-à-dire pas de véritable liberté
  4. Questions de mon temps. T. IX, p. 770.