Le Parti socialiste/Livre II/Chapitre 4

A. Panis (p. 142-163).


CHAPITRE IV


La centralisation et les libertés locales.


En France l’administration des intérêts les plus simples appartient à l’État. Le département est administré par le préfet, l’arrondissement par le sous-préfet, la commune par le maire ; ces administrateurs forment une hiérarchie étroitement subordonnée, qui reçoit son mot d’ordre du pouvoir central. Les conseils municipaux nommés par la commune n’ont aucune initiative, ni aucun pouvoir, propre ; ils sont placés sous la dépendance du maire, qui les convoque lui-même à des intervalles fort distants, et quand ils ne sont pas des instruments dociles entre les mains du pouvoir central, ils peuvent être dissous et supprimés ; ils sont remplacés alors par une commission administrative nommée par le préfet.

Ainsi le pays est placé sous une véritable tutelle administrative. « Nous sommes, » disait Royer-Collard, « un peuple d’administrés, sous la main de fonctionnaires irresponsables, centralisés eux-mêmes dans la main d’un pouvoir dont ils sont les ministres. »

Outre les inconvénients que peut avoir une semblable organisation pour la bonne administration des intérêts locaux, remis ainsi à des mains étrangères, elle enlève aux citoyens toute liberté et toute initiative, et crée au-dessus d’eux une aristocratie de fonctionnaires, aristocratie d’autant plus funeste qu’elle est composée elle-même d’individus sans initiative et sans responsabilité. Un semblable régime est la négation la plus complète des principes les plus essentiels de la liberté.

La centralisation est un des instruments les plus puissants du despotisme moderne, et en même temps un des dissolvants les plus actifs des mœurs publiques. Elle nous façonne à la servitude et à l’arbitraire, et elle étouffe dans son germe tout développement de l’initiative individuelle.

La commune devrait être l’école de la vie publique ; la participation active à son administration habituerait les citoyens à la responsabilité et au mécanisme de l’action politique ; elle stimulerait les initiatives, multiplierait les foyers d’intelligence, établirait une salutaire émulation entre les diverses localités, répandrait et entretiendrait la vie sur tous les points du pays.

Rien n’a plus favorisé le développement intellectuel en Italie et en Allemagne que cette émulation des diverses villes, qui toutes avaient leur tradition, leur mouvement littéraire, artistique, industriel et commercial ; dans l’ancienne France elle-même, les provinces, en dépit de tout avaient leur vie propre. Aujourd’hui, suivant un mot bien juste de Lamennais : « la centralisation mène à l’apoplexie dans Paris et à l’absence de vie partout ailleurs. »

Cette situation, il ne faut pas se le dissimuler, c’est le despotisme politique le plus absolu ; les libertés locales sont les bases de la liberté politique, et sans les libertés locales la liberté individuelle elle-même est isolée et paralysée.


C’est une erreur communément répandue que la centralisation est un legs révolutionnaire, et ce qui a paru justifier cette origine, c’est qu’il y a toute une école révolutionnaire qui la revendique et qui s’en fait gloire. Mais la Révolution, dont le but était de réaliser la liberté sous toutes ses formes, ne pouvait vouloir et n’a pas voulu le despotisme administratif.

« Le système de centralisation, » dittrès-bien M. Lanfrey, « est aussi antipathique aux instincts de la révolution que contradictoire à sa logique. Elle ne le repousse pas seulement comme funeste, mais comme injuste ; car une centralisation extrême ne s’achète que par le sacrifice d’un droit. Elle ne l’a subie qu’à contre-cœur et sous le coup des plus terribles nécessitas, lorsque les complications les plus alarmantes, se coalisant dans son propre sein avec les dangers qui la menaçaient sur la frontière, la forçèrent de recourir à ce suprême effort de contraction sur elle-même, et même alors elle protesta par la voix de la Gironde contre ce système désespéré, qui ne la sauva qu’en tuant ce qu’elle avait de meilleur en elle. Elle ne l’accepta que l’épée de l’étranger et le poignard des conspirateurs sur la gorge, comme un expédient, comme un état transitoire, jamais comme un principe. Plus tard la centralisation n’a été conservée que contre elle, souvent par ses ennemis, plus souvent encore par ses amis, qui ont vu en elle un instrument de gouvernement d’une incomparable facilité, et l’ont adopté sans s’aviser combien les peuples le payent cher. »

Ceci est très-bien dit, mais il n’est pas même exact, comme pourrait le laisser supposer M. Lanfrey, que la Convention ait inventé et adopté l’instrument de la centralisation sous la pression des besoins du moment, et que ce soit cet instrument qui, trouvé dans le bagage révolutionnaire, ait ensuite été retourné contre la révolution.

La centralisation était une institution de l’ancien régime, qui a été reprise avec toutes les autres par l’empire, mais en réalité il n’y a rien de commun entre ce système de tutelle administrative et le système de dictature révolutionnaire pratiqué par la Convention, sous la pression des dangers qui la menaçaient. C’est précisément cette confusion qui embrouille et obscurcit la question, et il importe pour en faciliter la solution de la ramener à ses véritables termes.

La monarchie française s’éleva en opposant les communes à la féodalité, en ruinant la féodalité par l’affranchissement des communes, mais ce fut pour absorber à son tour l’indépendance des communes, et elle jeta les premières bases de la centralisation, telle qu’elle existe encore aujourd’hui.

L’œuvre fut couronnée par Richelieu et par Louis XIV.

« Sous Louis XIV, dit d’Argenson (Gouvernement de la France), notre gouvernement s’est tout à fait arrangé sur un nouveau système, qui est la volonté absolue des ministres. L’on a abrogé tout ce qui partageait cette autorité. »

L’administration locale et communale fut ramenée au centre dans tous ses détails, et des intendants furent chargés de représenter le pouvoir central dans les provinces. Les villes ne pouvaient lever un octroi, ni établir une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni les administrer, ni faire emploi de l’excédant de leurs recettes sans qu’il intervînt un arrêt du conseil du roi, sur le rapport de l’intendant. Tous les travaux étaient exécutés sur les plans et d’après les devis que le conseil devait avoir préalablement approuvé par des arrêts. C’était devant l’intendant ou devant ses délégués qu’on les adjugeait, et c’était d’ordinaire l’ingénieur ou l’architecte de l’État qui les conduisait.

D’Argenson nous dit « qu’il était impossible de s’imaginer la situation de la France : il fallait une décision, un arrêt pris à Paris pour réparer un trou fait dans un mur, une brèche faite à une route à deux cents lieues de Paris. »

Et Montesquieu écrit dans l’Esprit des lois (L. XXIII, chap. XXII) : « Autrefois chaque village de France était une capitale, il n’y en a aujourd’hui qu’une grande. Chaque partie de l’État était un centre de puissance ; aujourd’hui tout se rapporte à un centre, et ce centre est, pour ainsi dire, l’État même. »

Voilà bien l’image fidèle de notre centralisation, et ce n’est pas la révolution qui nous la fournit.

Ce despotisme administratif fut au contraire un des griefs principaux portés aux États Généraux de 1789.

D’Argenson avait résumé avec force ces griefs dans son livre sur le Gouvernement de la France que nous venons de citer : « Le plus grand défaut du gouvernement monarchique et absolu, disait-il, c’est de vouloir se mêler de tout, de vouloir tout gouverner par ses agents… Les officiers royaux ne se trouvent-ils pas aujourd’hui chargés seuls de la police générale et particulière, de l’entretien de tous les ouvrages publics, de l’exécution des loi, de stipuler à eux seuls les intérêts du public, qu’ils ne peuvent ni ne veulent connaître, et de pourvoir à toutes choses où les représentants du peuple et les plus simples particuliers eussent bien mieux travaillé pour le commun que tous ces agents royaux qui ne participent à la royauté que par ses défauts… C’est, par exemple, un monstre indéfinissable qu’un maire, officier du roi. Il doit être l’homme du peuple ou il n’est rien. »

Mirabeau, dans son Essai sur le despotisme, signale le fonctionnarisme avec les armées permanentes parmi les instruments les plus actifs du despotisme. « Les ministres, pour mieux régner, dit-il, ont donné les grandes places à des mercenaires inconnus qu’ils sont bien sûrs d’inspirer à leur gré, et qui ont mieux aimé s’assurer une existence pécuniaire et vendre leurs droits que de les soutenir. Le gouvernement déjà absorbé par une infinité de détails, surchargea encore tous les détails de l’administration de règles, de règlements, d’ordonnances, d’instructions, pour ne rien laisser à personne… Quand le premier pas est fait en ce genre, les détails vont toujours croissant ; chacun de ces détails demande un homme, parce que chaque homme demande une place ; les papiers se multiplient, il faut des aides aux détailleurs, et cela se subdivise à l’infini. »

Le fonctionnarisme est encore aujourd’hui le grand fléau de nos mœurs publiques. Il fausse tous les rouages d’une bonne administration en même temps que les principes les plus essentiels de la liberté.

L’assemblée constituante inaugura ses travaux par la suppression des intendants et des subdélégués, c’est-à-dire des préfets et des sous-préfets de l’époque, et par la destruction du système de centralisation qui avait dominé la France depuis Richelieu.

Il est vrai que voulant faire une France nouvelle, et craignant de rencontrer dans les provinces des souvenirs, des habitudes, des préjugés et surtout des établissements aristocratiques hostiles aux changements radicaux qu’elle méditait, elle supprima les provinces et créa les départements.

Elle établit ainsi le cadre de la centralisation moderne. Mais bien loin d’avoir contribué elle-même à reconstituer l’ancien système dans ce cadre nouveau, ce ne fut pas sa faute si le dernier germe n’en fut pas extirpé.

L’institution de municipalités indépendantes fut considérée par les constituants de 1789 comme l’une des bases principales de l’œuvre de régénération révolutionnaire qu’ils poursuivaient. « Les municipalités sont d’autant plus importantes, disait Mirabeau (juillet 1789), qu’elles sont la base du bonheur public, le plus utile élément d’une bonne constitution, le salut de tous les jours, la sécurité de tous les foyers, en un mot, le seul moyen possible d’intéresser le peuple entier au gouvernement et de préserver les droits des individus. »

Ici Mounier interrompt Mirabeiau et lui demande s’il entend autoriser toutes les villes à se municipaliser à leur manière ? Il ajoute qu’il croyait que cet objet ressortait de l’Assemblée nationale et qu’il serait trop dangereux de créer des États dans l’État, et de multiplier les souverainetés.

Mirabeau lui répond : « Ma pensée est précisément que l’Assemblée nationale ne doit pas organiser les municipalités. Nous sommes chargés d’empêcher qu’aucune classe de citoyens, qu’aucun individu n’attente à la liberté. Toute municipalité peut avoir besoin de notre sanction, ne fût-ce que pour lui servir de garant et de sauvegarde. Toute municipalité doit être subordonnée au grand principe de la représentation nationale, mélange des trois ordres, liberté d’élection, amovibilité des offices : voilà ce que nous pouvons exiger ; mais quant aux détails, ils dépendent des localités, et nous ne devons point prétendre à les ordonner. Voyez les Américains ; ils ont partagé leurs terrains inhabités entre plusieurs États, qu’ils offrent à la population, et ils laissent à tous ces États le choix du gouvernement qu’il leur plaira d’adopter, pourvu qu’ils soient républicains et qu’ils fassent partie de la Confédération. »

Ce sont là les véritables principes de 1789, les véritables principes de la Révolution sur ce sujet.

Le 29 mars 1790, Robespierre s’oppose à l’envoi de commissaires du roi dans les provinces, et veut qu’on laisse les municipalités s’organiser librement : « De cette organisation dépend, on peut le dire, le triomphe des principes proclamés par l’Assemblée nationale, et la solidité de son ouvrage. »

Le 10 mai 1793, dans un discours sur la constitution, il affirmait encore avec netteté les mêmes principes. « Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner, disait-il ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires, en tout ce qui ne tient pas essentiellement à l’administration générale de la république ; en un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas naturellement à l’autorité publique, et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à l’arbitraire. »


L’Assemblée constituante prit ces principes pour fondements de son organisation municipale. Elle fit nommer les conseils municipaux et les maires par les communes ; les districts, qui sont devenus nos arrondissements et qui remplaçaient les anciens bailliages, étaient administrés par un conseil élu et par un directoire nommé par ce conseil ; les départements avaient pareillement à leur tête un conseil et un directoire ne relevant que de l’élection.

Les directoires départementaux étaient directement en rapport avec le gouvernement. Ils avaient les pouvoirs les plus étendus ; ils veillaient au recouvrement des impôts, statuaient sur les dégrèvements et les réclamations, prenaient toutes les mesures pour maintenir l’ordre public, pour la formation et la réunion des gardes nationales, le recrutement de l’armée, etc., etc. Ils avaient en un mot toutes les attributions de l’intendant d’autrefois et du préfet actuel.

Les membres de ces directoires, nommés pour quatre ans, étaient les hommes du pays, ayant tous leurs intérêts dans le pays, vivant au milieu de leurs concitoyens, ne devant pas les quitter après l’achèvement de leurs fonctions, ne dépendant du pouvoir central que dans la limite où l’ordre général rendait cette dépendance nécessaire.

Le caractère des fonctionnaires administratifs est nettement établi par la Constitution de 1791 : « Ils sont des agents élus à temps par le peuple pour exercer, sous la surveillance et l’autorité du roi, les fonctions administratives. »

Ce sont les agents du peuple, tandis qu’aujourd’hui nos fonctionnaires sont les agents du gouvernement. Le roi, sous le contrôle duquel ils sont placés dans la Constitution de 1791, peut provisoirement annuler leurs actes et les suspendre ; mais toujours le conflit doit être déféré au Corps législatif, auquel il appartient de statuer définitivement.

C’est ainsi que l’organisation administrative de la Constituante réalisait vraiment l’administration du pays par le pays, en même temps que son organisation judiciaire réalisait ce grand résultat que la justice fût rendue au pays par le pays.

Les municipalités étaient instituées comme les véritables gardiennes de l’esprit public, et toujours elles avaient mission d’intervenir pour éviter à la fois tout désordre et tout arbitraire.

Les prisons sont placées sous leur surveillance ; l’officier municipal doit les visiter, recueillir les réclamations des prisonniers, s’enquérir des causes de leur détention et faire cesser toute détention arbitraire.

La police locale leur est complètement confiée. C’est aux officiers municipaux seulement qu’appartient la réquisition de la force publique dans l’intérieur du pays. Et ce n’est pas une vaine formalité. Cette intervention des municipalités est, dans l’esprit des principes de 1789, l’une des garanties les plus essentielles de la liberté publique.

On sait que Mirabeau fut un des principaux auteurs de la célèbre loi martiale de 1790, et c’est un des plus graves reproches que lui adressent ses détracteurs. Mais il eut soin de faire observer en la proposant, qu’il ne confiait le pouvoir de faire appel à la force militaire qu’à des magistrats élus par le peuple, et que l’application de cette loi serait parfaitement inique dans les lieux où les municipalités ne sont pas électives.

La Convention ne créa pas davantage la centralisation administrative. Elle se saisit il est vrai de la dictature au milieu d’une crise effroyable à l’intérieur et d’une guerre gigantesque à l’extérieur ; elle investit exceptionnellement de tous les pouvoirs les représentants du peuple envoyés en mission. Mais elle ne changea point l’organisation de l’administration ; les maires et les conseils municipaux, les conseils et les directoires des districts et des départements furent toujours nommés par les citoyens, leurs attributions restèrent les mêmes.

Ce fut la constitution de l’an VIII, après le coup d’État du 18 brumaire, qui abolit les administrateurs électifs, rétablit les intendants et les subdélégués sous le nom de préfets et de sous-préfets, nommés par le pouvoir central et ne dépendant que de lui, lit revivre en un mot la centralisation de l’ancien régime contre laquelle la révolution avait été faite.

Cette centralisation restaurée fut plus absolue, qu’elle ne l’avait jamais été, car toutes les institutions du passé étant détruites, il n’y avait plus que des individus isolés, sans force, en face d’un pouvoir central immense.

La révolution ayant supprimé la vénalité de toutes les charges et substitué au régime des compagnies fermières pour la levée des impôts celui des régies de l’État les percevant directement, le gouvernement eut dans sa main non-seulement les administrateurs, mais les juges et une foule d’autres fonctionnaires qui, avant la révolution, ne dépendaient que très-peu des ministres. « De la société en poussière, dit Royer-Collard, est sortie la centralisation. » Mais c’est injustement que l’on retournerait cette accusation contre la révolution ; car, en renversant les anciennes institutions, les révolutionnaires de 1789 avaient jeté les bases d’institutions nouvelles, plus conformes aux principes de liberté, d’égalité et de justice et qui ne devaient pas être moins fortes.

Il faut faire retomber toute la responsabilité de ce qui est arrivé sur ceux qui ont détruit ces institutions pour rétablir à leur profit le pouvoir absolu.


Mais, il faut le dire aussi, dans cette ruine des libertés publiques, une grave part de responsabilité incombe aux coryphées des partis libéraux et du parti révolutionnaire lui-même, qui ont complètement méconnu les principes de la révolution, et qui ont dénaturé le sens de toutes les revendications légitimes du peuple en leur donnant une fausse direction.

Il n’y a pas de question sur laquelle ont ait plus écrit depuis un demi-siècle que la question de la centralisation, il n’y en a pas de plus importante pour l’établissement de la liberté dans notre pays ; — eh bien ! il n’y en a pas qui ait été plus obscurcie par les préjugés, les erreurs, les confusions d’idées accumulées et entretenues comme à plaisir.

D’une part nous nous trouvons en face d’une école révolutionnaire, étroite et dogmatique, qui, convaincue que la centralisation est l’œuvre de la révolution et s’obstinant aveuglément dans les mêmes malentendus qui perdirent autrefois la République[1], défend la centralisation comme un des principes vitaux de la démocratie.

D’autre part l’école libérale s’est complétement fourvoyée dans cette question en faisant cause commune avec les doctrinaires qui ne demandent la décentralisation que pour reconstituer les aristocraties locales[2], et qui, ne séparant jamais leur amour prétendu pour la liberté d’une haine non dissimulée contre la révolution, sont à bon droit suspects au peuple.

Quand nos libéraux parlent de décentralisation, ils bornent leurs vues pratiques à demander un peu plus d’indépendance et des attributions un peu plus étendues pour les conseils départementaux. Ils ne vont même pas jusqu’à demander l’élection des maires par le suffrage universel. Et ils laissent subsister d’ailleurs tout le système administratif actuel, avec son cortége de fonctionnaires parasites et irresponsables. Il ne viendrait jamais à l’esprit d’aucun d’eux de demander la suppression des préfets et sous-préfets.

Les plus avancés d’entre eux poursuivent, non la transformation, mais la démocratisation du fonctionnarisme, comme ils veulent démocratiser l’Église et l’armée, tout en laissant debout ces institutions telles quelles ; ce qui est bien l’aberration la plus grande dans laquelle puissent tomber des hommes politiques.

Nous les avons vus à l’œuvre en 1848 où ils essayèrent de fonder une école d’administration. M. Carnot, qui eut cette idée lumineuse, parle encore avec orgueil, toutes les fois que l’occasion s’en présente, de la grande école d’administration, « sœur de l’école polytechnique, » dont il rêvait de doter la France. L’idée n’a pas été abandonnée. Tout récemment encore, MM. Garnot, Garnier-Pagès, Jules Simon, etc., ont demandé au Corps législatif la création d’une école d’administration qui serait la pépinière des fonctionnaires de l’avenir.

Il s’agit, dit-on, de substituer au choix arbitraire du gouvernement, des hommes intelligents et instruits qui offrent des garanties de capacité.

Ce n’est donc pas alors le système qui vous déplaît, ce sont les hommes. Et non-seulement vous perpétuez l’institution, mais encore vous avez une singulière façon de la perfectionner.

Il semblerait qu’il n’y ait qu’un remède pour tempérer les inconvénients de la centralisation telle qu’elle est organisée : développer la responsabilité de ses agents.

Dans l’état actuel, à défaut d’une responsabilité légale et directe, il y a du moins une responsabilité morale qui remonte au pouvoir central lui-même, ce qui est justice.

Or la mesure que l’on propose aurait pour effet d’accroître l’irresponsabilité des agents administratifs, en leur enlevant tout caractère politique et en faisant de leurs fonctions un véritable métier ; elle aurait pour résultat de soustraire tout le système à l’influence que peut encore dans une certaine mesure exercer sur lui l’opinion publique.

Du moment que les fonctions publiques sont un métier et sont obtenues au concours, il ne peut plus être question de convenances ou de convictions personnelles de la part de ceux qui les occupent ; c’est une carrière comme une autre, qui ne dispense pas plus qu’une autre d’honnêteté privée, mais dans laquelle tous les scrupules politiques seraient hors de saison. Les fonctionnaires sont des instruments dociles et passifs dans la main des gouvernements qui se succèdent ; non-seulement ils doivent se rallier à tous les gouvernements, mais les gouvernements eux-mêmes ne pourraient pas se priver de leurs services sans porter atteinte à des droits acquis.

Les fonctionnaires, au lieu de participer à la responsabilité du pouvoir central dont ils relèvent, formeraient, comme la magistrature actuelle, un grand corps irresponsable, et, comme elle, conservateur de tous les gouvernements sans distinction : ils seraient les ennemis les plus redoutables de toutes les libertés politiques.

Il faut revenir simplement et bien vite à l’organisation de 1789.

Que les communes et les départements s’administrent eux-mêmes ; qu’ils se mettent directement en rapport avec le pouvoir central ; et que les représentations locales concourent à la sincérité de la représentation nationale, en même temps qu’au développement de l’initiative et de l’activité dans toutes les parties du pays.


« Une chambre centrale siégeant à Paris, » dit très bien Augustin Thierry, « n’est point la représentation de la France : elle en est à la vérité une partie essentielle, elle est la tête de la représentation, elle n’est point la représentation tout entière. Pour être représentée, la France doit l’être à tous les degrés, dans tous ses intérêts, sous tous ses aspects ; pour être représentée la France devrait être couverte d’assemblées représentatives ; on devrait y trouver la représentation des communes, la représentation des villes, la représentation des petites parties, celle des grandes parties du territoire ; et au-dessus de tout cela, pour couronnement de l’édifice, la seule représentation qui existe aujourd’hui, celle du pays tout entier, celle des grands et souverains intérêts de la patrie, plus généraux, mais non pas plus sacrés que les intérêts des provinces, des départements, des cités et des communes. »


Le gouvernement central doit émaner des communes et non pas les communes lui être subordonnées : c’est là le principe essentiel de toute liberté.

Le fonctionnarisme, nous ne saurions trop le répéter, en créant une classe de parasites, est le plus grand fléau de la liberté. Les fonctions publiques ne doivent pas être décernées par le bon plaisir du pouvoir central ; les fonctionnaires ne doivent pas être imposés aux administrés, pour exercer sur eux une autorité arbitraire et irresponsable.

Ce sont les administrés qui doivent investir des fonctions publiques les hommes de leur choix ; ces fonctions sont un mandat, et ceux qui les remplissent, étant nos mandataires, doivent être révocables et responsables.

Ce sont là des principes généraux qui s’appliquent à tous les hommes investis de fonctions publiques quelconques.

C’est parce qu’ils ont toujours été outrageusement méconnus en France que nous en sommes arrivés à perdre jusqu’à la notion de la liberté.

  1. On ne saurait trop minutieusement établir que ceux qui soutiennent que la centralisation et la révolution sont indissolublement unies méconnaissent complètement l’esprit de la révolution. La querelle des Jacobins et des Girondins sur laquelle s’appuient ces sectaires, et qui eut évidemment pour origine de funestes malentendus qu’il est fâcheux à tous les points de vue de prolonger systématiquement, la querelle des Jacobins et des Girondins n’eut pas du tout la signification que pourrait laisser supposer aux esprits superficiels l’accusation de fédéralisme sous laquelle furent écrasés les Girondins. Les Jacobins, égarés par la passion, reprochaient aux Girondins, de vouloir démembrer la France au profit de la contre-révolution ; mais c’était une accusation de fait, non de principe. Et, au plus fort de la lutte engagée entre les deux partis, Marat qui était le principal adversaire politique des Girondins, n’hésitait pas à émettre les principes suivants, sans craindre que ses adversaires s’en fissent une arme pour leur justification, parce que la question de principes était étrangère à l’accusation de fédéralisme dirigée contre les Girondins ; cette accusation ne visait que les menées et les intentions coupables qui leur étaient prêtées. « Il est faux, » disait Marat en mars 1793, « que la souveraineté du peuple soit indivisible. Chaque commune est souveraine sur son territoire dans les temps de crise, et le peuple peut prendre les mesures qui lui conviennent pour son salut. » C’est la théorie même du fédéralisme moderne que professe Marat, et ses paroles sont la condamnation la plus formelle de tout système centralisateur. Proudhon n’avait donc pas tort de placer son livre sur le Principe Fédératif sous la recommandation de ce sous-titre : De la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution.
  2. Ce but n’est pas dissimulé. Il se trouve indiqué dans le titre même d’un des plus célèbres manifestes décentralisateurs : Des Communes et de l’Aristocratie, par M. de Barante, publié en 1829 et réédité en 1866, à l’occasion du Projet de Nancy, qui s’inspirait des mêmes principes et auquel adhérèrent, avec une inconcevable légèreté, sans faire aucune des réserves indispensables, les principaux chefs du parti démocratique, MM. Jules Favre, Vacherot, Jules Simon, etc.