Le Parti socialiste/Livre II/Chapitre 2

A. Panis (p. 96-115).


CHAPITRE II


Séparation de l’Église et de l’État.


L’Église personnifie le principe d’autorité, et elle le consacre en le faisant remonter jusqu’à Dieu, être supérieur sous la dépendance étroite duquel sont placées toutes les créatures humaines.

Dans l’ordre philosophique, l’Église annule la raison de l’homme par la foi, elle annule sa liberté par la grâce. L’homme doit croire aveuglément tout ce qu’enseigne la révélation. Puisqu’elle est la parole de Dieu, la religion ne souffre ni examen, ni rectification, ni transformation. Par lui-même, l’homme n’est rien, ne peut rien ; il faut la grâce de Dieu pour éclairer sa conscience et sa raison, pour leur permettre de s’ouvrir à la vérité, de comprendre et de pratiquer la justice.

Dans l’ordre politique, l’Église annule tous les droits de l’homme et tous les droits de la nation. Le droit divin était le fondement de l’ancienne monarchie et la rendait inviolable. Les rois étaient les représentants de Dieu sur la terre : toute résistance, toute lutte contre leur pouvoir absolu était insensée et sacrilége. Le pouvoir temporel du pape à Rome repose encore sur ces principes.

La révolution philosophique devait précéder et elle précéda effectivement la révolution politique. Les philosophes du dix-huitième siècle furent les précurseurs des révolutionnaires de 1789. Mais après que les philosophes l’eurent dépouillée de son autorité morale, les révolutionnaires durent encore se préoccuper d’enlever à l’Église ses priviléges politiques et sociaux, car toujours elle a assis sur le pouvoir temporel son pouvoir spirituel. Le clergé sous l’ancien régime formait une féodalité beaucoup plus puissamment organisée que la noblesse.

Un des principes essentiels du droit moderne, c’est que la religion doit rester en dehors de l’État et n’être qu’une affaire de conscience individuelle. Mais, en dépit de ce principe, l’Église est restée étroitement unie à l’État. Ses ministres, payés sur le budget, sont de véritables fonctionnaires ; ses dignitaires font partie des grands corps de l’État ; elle jouit de priviléges exceptionnels en vertu desquels non-seulement les lois restrictives du droit de réunion et de la liberté de la parole n’existent pas pour elle, mais encore à toutes les restrictions qui pèsent sur les citoyens se joint l’interdiction de discuter les questions religieuses[1] ; elle est investie de la direction morale de l’enseignement public.

Cette influence persistante de l’Église est certainement une des principales causes qui ont empêché la liberté de se naturaliser en France, et, tant qu’elle subsistera, tous nos efforts pour l’affranchissement du peuple seront certainement, comme ils l’ont été par le passé, dépensés en pure perte.

Entre la révolution et l’Église, il y a incompatibilité absolue, antagonisme permanent. Il faut que l’Église tue la révolution, ou bien la révolution tuera l’Église. Il n’y a pas de conciliation possible entre les deux principes.

Si la révolution, tolérante par son essence même, ménage, et même, dans une certaine mesure, honore l’Église, — l’Église, elle, sent qu’elle doit être reine sous peine de ne pas être, et elle a déclaré une guerre à mort aux principes nouveaux.

Toute son influence elle l’emploie à paralyser l’action et les développements de la liberté, à la ruiner dans les mœurs et dans les institutions du pays, à fausser la direction de l’esprit public.

L’Église est le véritable ver rongeur de la société moderne. Elle s’insinue dans la famille par le confessionnal, elle s’empare de l’esprit des enfants par l’enseignement, elle entretient son règne sur les foules par la prédication.

C’est surtout dans l’enseignement public que son influence est pernicieuse.

« Sans éducation, dit excellemment M. Vacherot dans son beau livre la Démocratie, il n’y a de société d’aucune espèce, sans une éducation virile et libérale, il n’y a point de société démocratique. A celle-ci il faut des esprits libres et des caractères forts, des hommes en un mot. Le citoyen d’une démocratie doit être initié et formé à la pratique de la liberté politique par le viril exercice de sa raison et de sa volonté. La religion apprend à l’enfant à se défier de sa raison, à s’en servir le moins possible, à voir par les yeux et à se conduire par la main de l’autorité. Or cette servitude de la pensée et de la volonté est pour l’homme enfant une mauvaise initiation à la liberté démocratique et pour l’homme fait un obstacle puissant à l’usage de cette liberté. Le joug de l’autorité religieuse habitue au joug de l’autorité politique,…

« L’éducation religieuse, n’ayant pas pour but et pour effet d’apprendre à l’enfant à se gouverner lui-même sans règle et sans direction extérieure, ne fait pas des citoyens pour la démocratie. Elle ne fait que des sujets pour les gouvernements plus ou moins despotiques ou aristocratiques qui exercent le droit de tutelle sur les peuples. »

Il importe donc de retirer à l’Église toute direction et toute influence sur l’enseignement, de lui enlever toute action politique, en un mot de la séparer complètement de l’État.

La vraie formule pratique de la séparation de l’Église et de l’État, c’est l’abolition du budget des cultes. Du moment qu’il n’y a plus de religion d’État et que la religion n’est plus qu’une affaire qui regarde la conscience individuelle de chacun, du moment que chaque citoyen est libre de suivre le culte qu’il lui plaît et qu’un grand nombre de citoyens fait profession de n’en pratiquer aucun, le service des cultes ne peut pas être considéré comme un service public.

Nous sommes fort éloignés de ce résultat. Quoique la séparation de l’Église et de l’État figure dans presque tous les programmes libéraux, la plus grande confusion d’idées règne sur ce sujet.

Cette confusion d’idées, il faut le reconnaître, remonte jusqu’à la Révolution. Les constituants de 1789 ne proclamèrent pas la séparation de l’Église et de l’État. Ils établirent au contraire la constitution civile du clergé, qui faisait des prêtres de véritables fonctionnaires de l’État, et, à cet égard, leur doctrine paraît en défaut au premier abord. C’est qu’il fallait avant tout abolir la féodalité ecclésiastique, et les constituants durent borner leur œuvre immédiate à ce premier résultat.

Mais ils avaient entrevu les véritables termes de la question. « En général, disait Mirabeau, le 14 janvier 1791, la religion n’est pas et ne peut pas être un rapport social ; elle est un rapport de l’homme privé avec l’être infini. »

Plusieurs préjugés subsistaient encore dans les esprits qui empêchaient que l’on pût tirer les conséquences pratiques de ces principes.

Mais en dépit de ces préjugés les idées de liberté qui étaient le principe essentiel de la Révolution prévalurent.

La Convention abolit la constitution civile du clergé qui violait la liberté de conscience des catholiques, en assujettissant l’exercice du culte à certaines formalités considérées comme vexatoires et qui compromettait d’une façon générale la liberté de penser en maintenant l’alliance de l’Église et de l’État ; — et elle jeta dans le décret du 3 ventôse an III, rendu sur un rapport remarquable de Boissy d’Anglas, les bases véritables de la séparation de l’Église et de l’État et de la liberté des cultes.

Voici les principales dispositions de ce décret : « Article 1er.L’exercice d’aucun culte ne peut être troublé. — Art. 2. La république n’en salarie aucun. — Art. 3. Elle ne fournit aucun local ni pour l’exercice du culte, ni pour le logement des ministres. — Art. 4. Les cérémonies de tout culte sont interdites hors de l’enceinte choisie pour leur exercice. — Art. 5. La loi ne reconnaît aucun ministre de culte. — Art. 6. Tout rassemblement de citoyens pour l’exercice d’un culte quelconque est soumis à la surveillance des autorités constituées ; cette surveillance se renferme dans des mesures de police et de sûreté publique. — Art. 10. Quiconque troublerait par violence les cérémonies d’un culte quelconque, ou en outragerait les objets, sera puni. »

Ces principes furent développés et confirmés dans un rapport sur la police des cultes présenté au Conseil des Cinq-Cents par Camille Jordan, le 29 prairial an V (17 juin 1797). Les sentiments sympathiques pour le clergé et la religion catholique manifestés à cette occasion par Camille Jordan firent considérer son rapport comme contre-révolutionnaire, mais cette tendance même ne fait que rendre plus remarquable l’adhésion formelle qu’il donne au principe de la séparation de l’Église et de l’État, et il en développe les applications d’une façon vraiment large et élevée.

Nous trouvons notamment dans le rapport de Camille Jordan une page sur le serment politique qu’il est utile de citer parce qu’elle pose avec beaucoup de netteté sur son véritable terrain cette question qui est encore si controversée aujourd’hui :

« La première, la plus immédiate conséquence de la liberté des cultes, c’est la liberté absolue des idées religieuses. Il ne sera pas permis au législateur de s’interposer entre l’homme et la divinité ; il ne lui sera pas permis d’exiger du citoyen aucune profession de croyance religieuse, aucun acte qui suppose qu’il a telle ou telle doctrine.

« De là suit une grande vérité qu’il est temps de proclamer en France, c’est que sous la loi de la liberté des cultes, le législateur ne peut plus exiger de serments.

« Le serment est par essence un acte religieux ; il est un pacte formé avec les hommes, mais en présence de la divinité ; elle y est invoquée comme témoin et comme juge ; on suppose qu’elle lit au fond des cœurs, qu’elle commande la vérité et punira le mensonge. Tout cela est renfermé dans ce seul mot, je le jure. On y promet ensuite un objet déterminé.

« Or, d’abord, il est des hommes dans l’État qui ne croient pas à ces vérités fondamentales de l’existence de Dieu, de la providence divine, et qu’on ne peut contraindre d’y rendre hommage ; il y a des sectes religieuses qui ne permettent pas cette invocation de la divinité que suppose le serment, tels les quakers, les anabaptistes ; il y en a qui, quoique admettant les serments, n’en usent qu’avec une excessive réserve ; il en est enfin qui, pour mille raisons, peuvent trouver l’objet particulier sur lequel porte le serment en contradictions avec leurs idées religieuses. Le législateur ne saurait ici s’ériger en juge, prévoir toutes les opinions, y comparer ses formules, et s’assurer qu’il ne viole point par le serment qui lui paraît le plus pur la liberté des consciences.

« Pendant que le serment exige beaucoup des hommes qui professent une certaine religion, il n’impose rien aux hommes qui n’en professent aucune, et, sous ce rapport, il viole l’égalité politique : il a lié les uns et n’a pas lié les autres. Sous ce rapport encore se manifeste son inutilité : le législateur prétend l’employer comme garantie, et cette garantie n’atteint pas tous les citoyens ; elle est incertaine et bornée ; plus l’empire des opinions religieuses s’affaiblit, plus elle diminue ; dans un siècle corrompu elle est presque annulée. Mais qu’est-il besoin d’invoquer les principes dans une question qu’éclaire une si déplorable expérience ? Que ne nous a-t-elle pas dit sur l’abus et l’inutilité des serments ? Jamais, depuis quelques années, le ciel entendit-il plus de serments d’obéissance aux lois ? Jamais fut-il témoin de plus d’infractions aux lois ? Jamais le gouvernement s’appuya-t-il davantage sur cette garantie ? Jamais en reçut-il une plus faible assistance ? Au lieu de contenir les méchants, nos serments ont tourmenté la conscience des gens de bien ; au lieu d’ajouter à la solennité desengagements, ils ont presque anéanti la simple religion des promesses ; ils ont révélé à tous le secret de l’ancienne corruption de nos mœurs ; ils en ont précipité la ruine.

« Aussi l’opinion publique demande-t-elle à grands cris que vous fassiez à jamais disparaître du milieu de nous ces jeux impies. Le peuple repousse tous les serments par lassitude, en même temps qu’il les rejette par conviction ; partout il vous répète ce dilemme si simple : législateurs, les bons seront fidèles sans serments, les méchants seront rebelles malgré tous les serments ; retranchez donc ces formules contradictoires à nos lois, inutiles à notre repos, corruptrices de notre morale. »

Lorsque Napoléon voulut rétablir à son profit le pouvoir absolu, il songea naturellement au précieux concours que l’Église avait de tout temps prêté au despotisme. Les rancunes de l’Église contre la Révolution devaient rendre une entente facile, et Napoléon conclut avec le pape le Concordat, qui est encore la loi des rapports de l’État avec l’Église. Les prêtres devinrent ainsi les satellites, les auxiliaires de son despotisme. Il fit du clergé une sorte de gendarmerie sacrée, suivant la naïve expression d’un panégyriste du Concordat[2].

Mais les démêlés postérieurs de Napoléon avec le pape, les humiliations par lesquelles il fit si durement payer à l’Église la protection qu’il lui accordait contribuèrent à donner le change à l’opinion publique. Comparé au gouvernement de la Restauration, honteusement dominé par la congrégation et par les jésuites, Napoléon parut le représentant fidèle de la Révolution, et toutes les idées révolutionnaires sur les relations de l’Église et de l’État furent profondément faussées.

Lorsque éclata la révolution de 1848, les hommes d’État républicains ne songèrent pas à déchirer le Concordat, ni à séparer l’Église de l’État, ni à supprimer le budget des cultes.

La première préoccupation du gouvernement provisoire fut « d’associer la consécration du sentiment religieux au grand acte de la liberté reconquise, » et, à cet effet, il invita les ministres des cultes « à appeler la bénédiction divine sur l’œuvre du peuple. »

« Que signifiait ce baptême qu’allait chercher la Révolution de 1848 ? » demande M. Quinet dans son livre remarquable : l’Enseignement du peuple. « Le voici : En France, toute révolution qui reconnaît qu’elle n’a pas en soi une force morale assez grande pour soutenir et sauver la société est une révolution qui se livre. Déclarer qu’elle a besoin d’une autre puissance que la sienne, c’est tomber sous la dépendance de cette puissance étrangère. Rien, en un mot, ne peut corriger ce premier manque de foi. Quelle est la différence de la Révolution de 1789 et de celle de 1848 ? La première a cru qu’elle pouvait sauver le monde par sa propre énergie spirituelle ; elle a enfanté les grandes choses et les grands hommes que l’on connaît. La seconde a cru qu’elle ne pouvait sauver le monde si elle n’avait l’appui du prêtre. Elle est allée nécessairement aboutir à l’expédition romaine. »

« Le ministre de la religion et le maître d’école sont, à nos yeux, les deux colonnes sur lesquelles doit s’appuyer l’édifice républicain, disait M. Carnot, le ministre de l’instruction publique du gouvernement provisoire, qui allait devenir lui-même la première victime de la réaction cléricale, qu’il introduisait ainsi dans la République, en lui livrant les clefs de la place, par une faiblesse coupable.

L’expérience de 1848 n’a pas profité à nos libéraux, et la même confusion subsiste dans leur esprit.

M. Jules Simon a écrit un traité de politique générale intitulé la Liberté, et il a consacré un ouvrage spécial à la Liberté de conscience. Il demande naturellement la séparation de l’Église et de l’État, et il a prononcé dans ces derniers temps un discours au Corps législatif sur ce sujet. Mais comment l’entend-il ?

M. Jules Simon ne veut pas qu’on supprime le budget des cultes, et il invoque à l’appui de son opinion de bien singuliers arguments : « Pour laisser ainsi le clergé dans le dénûment, dit-il[3], ou pour renoncer de gaieté de cœur à tout exercice public du culte, on n’oublie qu’une seule chose : c’est que la liberté des cultes est une liberté tout comme une autre, et qu’à ce titre elle doit être sacrée même pour ceux qui ne croient à la légitimité d’aucun culte. Donner la liberté et refuser les instruments de la liberté, c’est tout uniment ajouter l’hypocrisie à la tyrannie. On doit considérer aussi qu’un culte mesquin, un clergé besogneux sont à la fois un scandale et un danger publics. »

Il n’est pas permis, même à un philosophe, de déraisonner d’une façon aussi choquante. Eh quoi ! la liberté des cultes n’existe qu’à la condition que les cultes soient subventionnés ! Ceux qui ne croient à la légitimité d’aucun culte devront, s’ils ne veulent ajouter l’hypocrisie à la tyrannie, contribuer aux frais des cultes ! Voilà bien une théorie nouvelle de la liberté ! Ainsi la liberté de la presse n’existera pas si on se contente de laisser aux journaux des diverses opinions la liberté de se publier, et si on n’avise pas, en outre, à les subventionner, et ceux même qui ne partagent pas les opinions d’un journal seront obligés de contribuer à sa publication, sous peine de joindre l’hypocrisie à la tyrannie. Ce serait dans cet acte, au contraire, de contribuer au soutien d’une opinion à laquelle on ne croit pas que serait l’hypocrisie, et c’est bien là un des plus graves arguments contre le budget des cultes, qu’il est le budget de l’hypocrisie. Mais ce serait perdre son temps que de réfuter de pareils arguments. C’est justement parce que la liberté des cultes est une liberté tout comme une autre que le raisonnement de M. Simon est inacceptable et absurde.

M. Laboulaye, qui est un des chefs du parti libéral, dont il a formulé le programme avec plus d’autorité que personne, ne veut pas davantage abolir le budget des cultes. « Un pareil trouble, dit-il, qui mettrait le culte en danger, serait un mal sans compensation. Jusqu’à ce que la liberté soit organisée, le devoir de l’État est de protéger les Églises. Le respect de la liberté ne peut-aller jusqu’à permettre à l’individu de ruiner l’avenir. Le salaire d’ailleurs ne fait pas le prêtre fonctionnaire. Celui-ci ne fait pas un service au nom de l’État. L’État qui salarie n’est que l’intermédiaire et le caissier des fidèles. » L’argumentation de M. Laboulaye pourrait avoir quelque valeur si les fidèles seuls concouraient au budget des cultes, ou plutôt s’il n’y avait dans l’État qu’une religion, laquelle serait professée par tous les citoyens. Mais comme il n’en est rien, l’argument n’est pas même spécieux.

Il faut aller au fond de la pensée de MM. Jules Simon et Laboulaye, et de ceux qui avec eux tout en réclamant la séparation de l’Église et de l’État, veulent cependant conserver au service des cultes le caractère d’un service public.

De leur part il n’y a pas seulement une inconséquence de la raison, une absence de logique ou une regrettable timidité.

Non, il y a un préjugé fondamental, un préjugé qui a des racines profondes dans le monde et qui tant qu’il subsistera rendra impossible toute réelle liberté religieuse, toute séparation sincère de l’Église et de l’État.

Ce préjugé c’est celui qui repose sur la confusion de la morale et de la religion.

C’est une opinion invétérée que la loi morale a sa source dans la religion.

Mais de la part de nos adversaires, qui sont des esprits émancipés, il y a pire : leur préjugé est un préjugé purement aristocratique.

Il faut une religion pour le peuple : les hommes qui ont une culture intellectuelle supérieure et probablement aussi un esprit d’une trempe privilégiée peuvent seuls se passer de religion. Voilà quel est le fond de leur pensée.

M. Jules Simon le laisse entendre clairement, dans le passage que nous avons déjà cité : « Enfin, ajoute-t-il, ce qui à mes yeux tranche la question, c’est que l’humanité a besoin pour sa consolation et son édification d’un culte public. »

C’est-à-dire : Il faut une religion pour le peuple afin de lui faire prendre sa misère en patience et de le contenir.

C’est bien la clef de voûte du despotisme moderne. Le clergé enchaîne l’intelligence du peuple ; en lui prêchant l’abnégation, il rive les chaînes de son esclavage, et il donne à son infériorité sociale, à sa misère, à son abjection, une sorte de consécration divine.

Cette opinion est la négation la plus insolente de la liberté et de l’égalité qui sont les principes essentiels de la révolution.

Il faut le proclamer bien haut : le dogme religieux et la doctrine morale sont deux choses complètement distinctes. La morale est humaine et sociale, elle est d’ordre scientifique et primitif. La religion est d’ordre divin, elle procède de la révélation. Ces deux choses n’ont rien à voir ensemble, et l’histoire est là pour attester que, bien loin que la religion ait été en aucun temps l’auxiliaire de la morale, elle l’a au contraire toujours altérée et faussée.

La société peut être rassurée sur les conséquences de la liberté appliquée aux rapports de l’Église et de l’État ; la foi pourrait s’évanouir, les cultes pourraient disparaître sans que la morale publique et l’ordre social soient le moins du monde ébranlés.

C’est là véritablement le nœud de la question. En effet si la morale est indissolublement liée à la religion et si elle puise en elle sa source, comme on ne peut concevoir une société sans morale, il en résulte nécessairement qu’une alliance étroite a raison d’exister entre l’Église et l’État ; il en résulte nécessairement aussi que la religion comme la morale est le fondement des sociétés humaines, et nous sommes ramenés logiquement sous une forme ou sous une autre, à la reconnaissance du droit divin primant toutes les libertés sociales et politiques.

Mais la justice ne réside pas dans l’Église, elle réside dans la Révolution. C’est là une des thèses que Proudhon a démontrées avec le plus de force, et il a ainsi puissamment contribué à l’affranchissement de l’humanité.

Dans tous les cas il importe d’établir une distinction essentielle entre la Religion qui a pour objet les intérêts spirituels et l’État qui a pour objet les intérêts temporels. Le bon sens non moins que le souci de la liberté exige qu’entre ces deux ordres d’intérêts, il n’y ait aucune confusion. Il faut reconnaître l’absurdité logique d’un traité entre deux puissances qui n’ont entre elles aucun rapport naturel, à moins que l’État ne reconnaisse la supériorité antérieure et divine de l’Église.

« Si le Concordat n’est point un traité entre deux puissances temporelles, » disaient avec raison en 1818 les rédacteurs du Censeur européen, « si le pape y paraît, non comme prince d’une partie de l’Italie, mais comme chef de l’Église, il ne peut y être question que d’intérêts spirituels, c’est-à-dire des intérêts d’une autre vie. Mais comment nos ministres peuvent-ils avoir à traiter sur de tels intérêts ? qui les a chargés de nos âmes ? »

La conclusion c’est la séparation absolue de l’Église et de l’État, c’est la suppression du budget des cultes avec la liberté laissée à chacun de pratiquer tel culte qu’il lui plaira, en payant comme il l’entendra les ministres du culte. Ceux qui voudront des prêtres les payeront comme ils payent leur médecin.

Il importe aussi de séparer d’une façon absolue l’enseignement moral et l’enseignement religieux, Que le clergé puisse élever des écoles à côté des nôtres, c’est une conséquence de la liberté, mais il faut empêcher du moins que le prêtre n’intervienne en aucune façon et sous aucune forme dans l’enseignement public.

Il faut enfin abolir le serment qui est une formule vaine et en contradiction avec le principe de nos lois. La Loi est athée, suivant un mot célèbre.

Il s’agit de repousser l’envahissement usurpateur de la religion dans l’ordre temporel, où elle n’a que faire, et de la rejeter dans les limites spirituelles, où se trouve son vrai et inviolable domaine.

Tant que ce résultat essentiel ne sera pas obtenu, la liberté de penser n’existera pas avec sécurité, et on ne pourra pas espérer asseoir la liberté politique sur des bases solides.

  1. Loi sur le droit de réunion du 6 juin 1868.
  2. Bignon, Histoire diplomatique.
  3. Introduction à la liberté de conscience.