Éditions Albert Lévesque (p. 111-122).


XII




UNE semaine plus tard, Jacques reprenait le chemin du bois. Il partait sans enthousiasme, avec l’intention d’écourter son séjour. Il n’éprouva plus pour la solitude blanche qui l’attendait, l’irrésistible attrait de jadis.

Son cœur restait à Durant, là où était Mariette.

Elle le voyait partir avec angoisse. Elle détestait cette forêt mystérieuse et lointaine où il s’enfonçait, cette forêt qui lui ravit son frère en pleine force et jeunesse, pour ne lui renvoyer qu’un cadavre à la place.

Elle redoutait pour son ami la traîtrise de l’hiver. Son imagination s’effarait à la pensée qu’il vivrait seul, exposé à tous les périls, perdu dans cette immensité.

S’il allait, à son tour, être malade ? S’il se blessait ? Qui donc prendrait soin de lui, si loin, si loin ? Aucun secours à espérer ! Personne pour lui venir en aide ! Il crèverait là comme un chien, ne laissant aucune trace de ce qui aurait été lui.

Le matin du départ, elle frissonna en l’embrassant pour la dernière fois.

Quant à Jacques, un pressentiment l’avertissait de ne pas partir : un malheur rôdait, dont il devait être la victime.

Tout le temps que dura le trajet solitaire, le souvenir de Mariette le hantait, des détails l’obsédaient : l’effarement que trahissait le regard, la pâleur des joues que le contraste de la robe noire accentuait, le tremblement de la voix.

Des pensées amollissantes dissolvaient son énergie. Alors, il hâtait le pas, espérant semer ses craintes en route, retrouver sa belle confiance en l’avenir et en lui-même.

Quelques mois, c’est vite passé. Il reviendrait, chargé de butin. Une maison nouvelle s’élèverait à Durant et, dans cette maison…

Le portrait de Mariette au jour du premier aveu, surgit en lui, et l’aiguillon du désir traversa sa chair.

Les pensées sombres, une à une, se dissipèrent ; l’ardeur de vivre le saisit et dans ses veines, le sang coula plus rapide et plus chaud.

............

Le dépit causé par l’abandon et la fuite de Jacques Bernier n’était pas encore disparu dans l’âme de Philibert Jodoin, encore moins dans celle de son épouse.

Philibert se considérait volé des années d’exploitation qu’il s’était proposées. Il n’avait pas retiré de sa bonne action tous les bénéfices qu’il en espérait.

Quant à sa digne épouse, son exaspération s’augmentait de tous ses propres torts. Les reproches de Philibert qui l’accusait dans ses moments d’humeur d’avoir causé, par ses paroles méchantes, le départ du fils adoptif, elle les ajoutait au dossier de la haine qu’elle nourrissait envers Jacques.

Le télégraphe, les chemins de fer, les journaux, les inventions modernes que l’homme s’est plu à multiplier pour son malheur, en supprimant les distances, permettent aux nouvelles présentes partout de jouir, à des centaines de milles de leur lieu d’origine, d’une actualité renouvelée.

Si elles passent pour la plupart rapidement et sans laisser de trace aucune, il en est cependant qui sont captées en cours de route, nourries, entretenues, grossies. Celles-là séjournent longtemps dans les esprits pour l’aliment des conversations.

À Valdaur, aussi bien qu’à Durant, rares sont les événements qui tranchent par leur importance, sur la banalité courante.

La mort de Joseph Lambert était de ceux-là.

Pourtant, y a-t-il quelque chose de plus banal que la mort ?

Quand elle se produit logiquement, quand elle apparaît dans l’ordre établi des choses. Soit. Mais l’idée de jeunesse et l’idée de mort sont contraires. Elles s’entrechoquent, elles se combattent. C’est une association vicieuse et qui ne se comprend que par un effort de l’imagination.

Les circonstances dramatiques de cette mort, l’effort surhumain de Jacques Bernier, abattant tout d’une traite, ou presque, une distance de cinquante milles en raquettes pour permettre à son compagnon d’embrasser une dernière fois la maman qu’il adore, devint bientôt la grande actualité. Cet exploit remettait à l’ordre du jour l’énigmatique personnage. Les uns vantaient sa force de résistance, le courage et l’énergie déployés, les autres cherchaient des circonstances atténuantes pour amoindrir le mérite de l’acte.

Au magasin du père Savard, à Valdaur, des colons, leurs femmes ou leurs filles attendaient la distribution du courrier. Pour écourter les minutes de l’attente, ils discutaient ou causaient par groupes.

Quelqu’un de temps à autre, élevait la voix, prenant l’assistance entière à témoin de la véracité de ses dires. Le prix du bois, la venue prochaine des acheteurs, ce sujet rabâché sans cesse des conversations entre colons, faisait place aux commentaires sur l’événement de Durant.

Pour la dixième fois peut-être, madame Jodoin entendait exalter le dévouement de Jacques. À chaque fois, elle en percevait une sensation désagréable et qui allait s’aggravant.

Elle imaginait tout le monde ligué contre elle pour la narguer.

Ne voilà-t-il pas que le père Savard, qui profitant de la minute de répit qui précède la distribution du courrier pour se lancer dans d’interminables discussions où il voulait toujours avoir le dernier mot, se tourne de son côté et l’interpelle :

— Qui c’est qui aurait dit ça du p’tit morveux que vous avez ramené de la ville, il y a bien des années, que ça ferait une jeunesse aussi résistante et aussi endurante ?

Cette fois la mesure était comble ; c’en était trop.

— Parlez-moé z’en pas, M’sieu Savard. Fiez-vous y pas trop.

Le besoin la démangeait de détruire une réputation par des paroles fielleuses, mensongères, mais qu’à force de ruminer dans sa tête, elle avait fini par croire l’expression de la vérité.

Elle s’approcha du père Savard, regarda vers la porte, regarda autour d’elle.

— Y a rien de ben à attendre de Bernier. La chasse est bonne cette année. La pelleterie se vend un gros prix. Tout empocher tout seul, ça paye plus que de diviser en deux.

L’insinuation était lancée. Elle n’avait plus qu’à cheminer, qu’à s’introduire, sournoisement d’abord, puis à se montrer au grand jour.

Elle pénètrerait dans la croyance populaire comme une vrille qui s’enfonce, élargissant et élargissant sa trouée.

Elle devait finir bientôt, par s’emparer et définitivement, de l’opinion publique.

— On a pas pensé à ça, opina quelqu’un, précisément le jeune homme avec qui Jacques Bernier quelques années auparavant, avait eu maille à partir, à la porte de l’école.

— D’après vous, madame Jodoin, vous croyez qu’il aurait pu…

— Je dis ce que je dis… Vous savez on peut s’attendre à tout de lui. Dans la peau mourra le crapaud. Vous savez comment-ce qu’est mort son père.

La distribution du courrier interrompit ces charitables commentaires.

D’autres préoccupations absorbaient les colons. Les lettres reçues, les journaux fournissaient à leur curiosité un aliment suffisant pour la minute présente.

Ils se plongèrent dans leur lecture, et, bientôt, chacun de son côté, regagna sa demeure, emportant avec lui, l’hypothèse nouvelle sur l’affaire de Durant.

Subitement, par l’énoncé d’une simple proposition, la mort de Joseph Lambert devenait une affaire.

On en parla entre soi aux heures des repas ; on en causa à la porte de l’église ; on la commenta sur le quai de la gare.

Pourtant un instant de réflexion aurait révélé la faiblesse fondamentale de cet échafaudage de pseudo-preuves.

Pourquoi Jacques Bernier, après avoir empoisonné son ami, l’avait-il ramené chez lui, au lieu de le laisser mourir en plein bois, se mettant ainsi à l’abri de tout soupçon. Assez de moyens s’offraient de s’en débarrasser sans recourir à celui-là.

La population de Valdaur s’embarrassait peu de ces détails. Elle trouvait une occasion, et magnifique, de se venger du jeune homme qui, en quittant leur village, les avait collectivement traités de lâches. Vipère qu’ils avaient réchauffée dans leur sein. Il fallait, pour eux, qu’il fût coupable et ils le crurent.

— J’vous dis, moé, qu’y a dû l’empoisonner.

Celui qui parlait ainsi était un homme suffisamment âgé pour jouir de la considération des siens. Il pérorait en attendant l’arrivée du train, au milieu de jeunes gens qui, avidement, écoutaient ses paroles.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça, père Chaput ?

— Ça crève les yeux, mon garçon. D’abord le Bernier, c’est pas une croix de St-André. Un gars renfermé, avec des yeux qui font peur, qui parlait pas à personne. Moé, j’m’en suis toujours douté. Quand t’as un animal vicieux, ses petits sont vicieux. Tu peux pas sortir de là ; y ont ça dans le sang, lui, y avait ça dans le sang, le mal. Son père, vous le savez, c’était un bon à rien : un homme qui en a tué un autre pour voler. La fourrure se vend cher, c’t’hiver ! Y avait du poison à renard ; il a pensé que personne le saurait. En tous cas, si c’est pas comme j’te dis, ça paraît louche.

— C’est vrai que ça a ben du bon sens, c’que vous dites.

— Demandez à mame Jodoin c’qu’elle en pense. Elle le connaît, elle… mais ousque tu t’en vas toé, mon jeune homme, demanda-t-il à son interlocuteur ?

— J’prends le train pour Cartier (Cartier est le chef-lieu de la région.)

Parle pas de ça là-bas. Ici on peut se dire ça entre nous autres ; tu comprends qu’on a pas de preuves, de vraies preuves.

Mais allez donc empêcher le dépositaire d’une si belle théorie de ne pas essayer à la faire valoir.

Il n’était pas plutôt installé dans le train où des connaissances l’avaient rejoint, que la conversation roulait sur la mort de Joseph Lambert.

Il gradua ses effets, énonça d’abord une simple proposition, et finalement, comme s’il était sûr de ce qu’il avançait, affirma que le trappeur était mort empoisonné.

Par qui ?

La conclusion s’imposait.

On lui objecta que le poison agissait vite, que Joseph n’aurait pu durer si longtemps, qu’il serait mort avant d’arriver chez lui.

Le narrateur sourit. Ces objections qu’il qualifiait d’enfantines, il les avait prévues ; il les avait résolues.

— Pauvre toé, tu sais ben qu’il y a donné ça à petites doses. Il l’a empoisonné lentement, pis, quand y a vu qu’y était ben malade, il l’a charrié chez eux. De même, ça paraissait mieux.

Une étincelle tombe dans la mousse desséchée des grands bois ; sournoisement, par en-dessous, elle fait son travail. Un souffle passe, la soulève ; elle va plus loin, embrase une autre étendue. Sûrement, le feu qu’elle communique se propage, gagne du terrain. Bientôt la forêt entière est en flammes.

Ainsi les nouvelles se propagent : les médisances, les mensonges, les calomnies. Ainsi la parole insinuante de Madame Jodoin s’était propagée. Toute la région en devint la proie, comme la forêt celle des flammes.

À force d’en parler, tout le monde crut à la culpabilité de Jacques Bernier.

D’entre les voyageurs, qui, sur le train, partagèrent le même sujet de conversation et jusqu’à l’épuisement, l’un descendait à Durant.

L’étincelle fatale, il la portait en lui, comme d’autres l’emportaient plus loin.

Peu de jours suffirent pour que tout Durant adoptait à son tour l’attitude de Valdaur.

Pouvait-on contre tout le monde, avoir raison ?

Tout le monde à Valdaur et ailleurs croyait à un crime.

Donc, il y avait crime.

Tout paradoxal que cela paraisse, le peuple a une tendance à croire ce qui sort de l’ordinaire, tendance d’autant plus grande qu’elle est plus paradoxale.