Éditions Albert Lévesque (p. 123-129).


XIII




MARIETTE Lambert, quand elle fut seule dans sa chambre, loin des pensionnaires, loin des siens, s’abandonna à son chagrin.

Sur la blancheur de l’oreiller, où les cheveux noirs s’épandaient en fils soyeux, des larmes tombaient qui dessinaient de petits ronds bleus.

À la douleur de la perte d’un frère unique, une autre douleur, plus âpre, s’ajoutait.

Elle doutait… Elle voulait douter…

Elle avait défendu, sauvagement d’abord comme un bien cher, puis faiblement, l’homme qu’elle aimait. Des paroles ardentes lui étaient venues, qui en la trahissant, lui attirèrent la pitié de la désillusion.

Sa confiance était atteinte, sa belle confiance qu’elle croyait inébranlable.

Le germe était déposé du doute, du doute affreux qui détruit tout, qui sape, impitoyable, dans leurs fondements les plus secrets, les sentiments les meilleurs.

Était-il possible que lui, Jacques, son Jacques…

Une, deux, trois personnes lui affirmaient des faits qu’ils considéraient établis à l’égal de vérités.

Ce soir, son amour se fondait, se dissolvait.

Pauvre cœur de jeune fille frappé, blessé dans son amour premier !

L’homme qu’elle adorait, celui qui, de ses lèvres pures avait arraché l’aveu de la tendresse, était le fils d’un assassin… pour plusieurs, un assassin lui-même.

Il avait tué son frère.

Quelques jours plus tard, la conviction, à son tour, la gagnait de la culpabilité certaine.

Quelle pitié !

Pour quelques misérables pelleteries, celui qu’elle ne voulait plus nommer, avait sacrifié, comme son père autrefois, une vie précieuse, une vie humaine comme la sienne.

Elle aurait dû se méfier, se demander le pourquoi de certaines choses qui l’intriguaient : son air mystérieux, sa peur des autres hommes, son silence obstiné sur ses antécédents.

Pauvre cœur de jeune fille, torturé, déchiré dans son amour et qui n’avait pas le courage de braver son entourage et les siens, et de croire, malgré eux, malgré elle-même, malgré tout ce que les apparences avaient de contraire, à l’innocence d’un être jadis cher.

Pouvait-elle réagir contre cette ambiance hostile qui l’entourait, la circonvenait ?

Ceux qui l’aimaient, qui la chérissaient, qui n’auraient voulu, pour rien au monde, lui causer de la peine, veillaient sur elle, lui dessillaient les yeux.

Avec les jours, la douleur devint moins aiguë, elle s’adoucit. Ce n’était plus qu’un chagrin, mais immense.

Elle pleurait une chimère, une illusion.

Un peu d’elle-même était mort, un peu de sa jeunesse quiète et joyeuse.

Elle n’en voulait pas à l’absent ; ne le détestait pas. Il n’existait plus.

En un repli profond de son cœur, elle conservait le souvenir très doux d’un quelqu’un qui, par un crépuscule glorieux, lui avait murmuré à l’oreille les mots grisants d’amour. Ce quelqu’un était mort.

Et un matin, Jacques Bernier revint à Durant.

À cette nouvelle, son cœur qu’elle croyait insensibilisé, se remit à battre et bien fort.

La garde autour d’elle se resserra des phrases accusatrices.

Des sentiments contradictoires la ballotaient comme sur les eaux d’un lac, les éléments en furie ballotent la frêle embarcation.

Des velléités lui vinrent de croire en lui.

Elle se rappela des mots, des phrases, des affirmations, et ces mots, ces phrases, ces affirmations excluent l’homme de sa pitié.

Il rentrait chargé de bagages, chargé de butin, abrégeant son séjour au loin.

Avait-il peur de lui-même, peur de son remords ?

Heureux d’être de retour, le trappeur se précipita vers la cuisine où il savait la trouver.

Au bonjour joyeux qu’il lança vers elle, elle opposa la froideur de son accueil.

Refusant la main qu’il lui tendait, sans un mot, sans une explication, elle se retourna et courut vers la retraite de sa chambre où elle se réfugia.

Que signifiait ce changement ? Quelles raisons l’avaient motivé ? Dans son désir de savoir, il monta l’escalier, derrière Mariette. Il voulait lui parler, savoir le mobile de cette étrange conduite.

— Laissez-moi… Laissez-moi… lui cria-t-elle et de la détresse perçait dans sa voix.

— Mariette… Ma petite Mariette…

Sous la caresse du nom qu’il murmurait avec ferveur, elle faillit faiblir ; elle ne voulait pas faiblir. La honte d’elle serait trop grande.

— Allez-vous-en ! répétait-elle,… Je ne veux plus vous voir. Jamais… Jamais…

Il essaya de briser cette obstination.

Peine perdue.

Le silence, effrayant par tout ce qu’il comportait de signification, accueillait ses appels, ses prières, ses supplications.

Le cœur lourd, il redescendit.

Il croisa au passage madame Lambert. Il voulut lui parler. Elle se sauva, comme s’il lui faisait peur.

Intrigué, inquiet, il chercha Wilfrid Lambert. De lui, il saurait la vérité, la cause de cette mise à l’index. Il appréhendait le dévoilement du mystère de son passé, et de la honte de ses origines. Pourtant, après ce qu’il avait fait pour Joseph, les préventions auraient dû tomber.

Il trouva le père Lambert à l’arrière de la maison. À peine lui eût-il adressé la parole que celui-ci s’excusa, prétextant une commission urgente.

Comme un véritable paria qu’il était, Jacques se vit portant le poids d’une hostilité marquée.

Il passa la journée à se promener de ci de là, cherchant et ne trouvant pas le mot de l’énigme.

Chacun le fuyait comme on fuit un pestiféré.

La persistance de la rumeur força les autorités à l’action. Le procureur-général, mis au courant, venait d’ordonner l’enquête. Le lendemain de son arrivée, Jacques se vit accosté par deux hommes de haute taille qui, avec d’autres étrangers, étaient descendus du train.

D’une façon qui n’admettait pas de réplique, bien qu’avec certaines formes, ils lui annoncèrent leur regret de le détenir pour quelques jours, le temps d’éclaircir une affaire d’une gravité exceptionnelle.

Sa chambre, qu’encombraient des pelleteries de toutes sortes, se muait en prison.

À la porte, quelqu’un veillait, qu’il savait armé, épiant ses faits et gestes, ses allées et venues.

Inexorable, le Destin le poursuivait, acharné, dans l’expiation de la faute paternelle.

Par la fenêtre, il vit des gens dans le cimetière, qui creusaient la terre gelée ; il vit un coffre sortir des entrailles de la terre, un coffre où il y avait de la chair, des os que la Vie avait animés de son souffle.

Un sourire méchant erra sur ses lèvres.

Il ne dura pas.

Une expression d’abattement voila son regard.

Il songea à Mariette qui n’avait pas eu confiance en lui.

Plus que de toute autre chose au monde, il souffrait de sa défection.

Comme autrefois, dans le bois, l’après-midi où lui fut révélée l’identité de son père, quelque chose était mort de ce qui était lui, il se produisit dans son cœur et dans son cerveau un vide douleureux et quelque chose mourut : Sa croyance en l’amour, sa confiance en la femme.

Comme pour Mariette, l’illusion cessa, la chimère s’évanouit…