Éditions Albert Lévesque (p. 91-106).


X




LA chasse s’annonçait fructueuse.

Le gibier était en abondance, la fourrure de belle qualité.

Depuis plus d’un mois déjà, les deux trappeurs accomplissaient quotidiennement la même besogne, parcourant leurs lignes de pièges, y dégageant les bêtes, écorchant, posant de nouveaux appâts.

À tous les deux soirs, ils se retrouvaient à une cabane plus grande et un peu plus confortable que les autres.

Étendues sur les murs ou enroulées sur des planchettes, les peaux séchaient.

Pour peu que leurs tournées soient aussi profitables, ils descendraient au printemps munis d’un butin intéressant.

Peu de jours après leur arrivée, ils avaient dû chausser leurs raquettes.

Toute la nuit, la neige tomba, poudrant les arbres, étendant sur la rivière une couche de ouate que le gel qui suivit avait solidifiée.

Depuis, le temps s’était maintenu au froid, un froid vif, sibérien, mais que l’absence d’humidité rendait supportable.

Jacques Bernier aimait cette grande vie, son compagnon aussi.

Quand ils se retrouvaient, ce leur était une joie de se raconter les péripéties de leurs chasses : Un renard argenté, pièce rare et de valeur, qui s’était pris au piège ; un ours encore vivant que l’on avait dû abattre d’une balle, etc.

À chaque voyage, la collection des peaux à sécher sur les moules s’augmentait d’unités nouvelles.

Depuis quelques jours, le temps s’était adouci, s’était mis au dégel. Une pluie lente tombait. Puis, un midi, brusquement, le vent tourna. Il venait du nord âpre et mordant.

Les gouttes de pluie se muèrent en grésil d’abord, en neige ensuite, poussée violemment.

Ce soir-là, les deux trappeurs devaient coucher sous le même toit.

Ils arrivaient par des chemins différents.

Jacques ne souffrit pas trop de cette transition violente. Dans la forêt où il cheminait, les arbres le protégeaient contre la tempête, et il s’en allait vent arrière.

Le cou rentré, le col de son mackinaw relevé, il avançait rapidement.

Une peau de vison et une peau de martre pendaient à sa ceinture.

Il était content de sa chasse et avait hâte d’arriver pour la montrer à son compagnon.

Il faisait encore jour, quand il aperçut le shac. À l’absence de fumée, il comprit qu’il était le premier arrivé et cela ne manqua pas de l’inquiéter.

D’habitude, il trouvait pour l’accueillir, la chaleur du poèle de tôle et Joseph apprêtant le souper.

Il songea que ce dernier qui longeait la rivière et venait du sud, devait foncer dans la tempête, sous l’affreux vent du nord qui le frappait en face.

Une fois le seuil franchi, il se débarrassa de son paqueton et, pour que l’autre à son retour, retrouve dans ce coin perdu de forêt, l’accueil réconfortant d’un foyer, il alluma le poèle pour tempérer et attiédir le shac.

Le vent sifflait, hurlait, sinistre.

Les arbres, lourds de neige et de verglas, se tordaient. Leurs têtes se courbaient, se relevaient, se recourbaient.

Sous les coups de fouet du vent, ils gémissaient, ils sanglotaient.

Une heure passa.

Joseph ne rentrait pas.

Dans l’âme de Jacques, l’inquiétude se précisa.

Un malheur était-il arrivé ?

Aurait-il perdu son chemin ? Pourtant, il n’avait qu’à suivre la rivière.

Peut-être est-il blessé ?

La nuit maintenant était tombée.

Jacques ouvrit la porte. Une rafale la fit claquer sur lui.

Une autre heure passa.

L’inquiétude devenait de l’anxiété.

Qu’il fût demeuré à l’autre poste à quinze milles plus loin, c’était peu probable.

Jacques s’habilla chaudement, apporta un peu d’alcool qui restait d’un flacon, chaussa ses raquettes et partit.

Le froid augmentait d’intensité, et toujours le vent persistait, le vent qui poussait la neige, la soulevait, la faisait tourbillonner dans un tournoiement infernal.

Il jeta dans la nuit un appel prolongé et strident.

Pas d’écho.

On distinguait à peine la trouée que faisait la rivière dans la masse sombre des épinettes qui la bordait.

Il devinait le sentier accoutumé parce que là où il passait la neige était plus dure sous les pieds.

À intervalles, il s’arrêtait, et lançait son cri, son appel. Il attendait quelques secondes et repartait. Ses yeux habitués à l’obscurité, essayaient de la percer.

Soudain, il s’arrêta. Un bruit faible venait vers lui. Il entrevit une forme blanche, toute ployée et qui se mouvait péniblement.

C’était Joseph.

Le frimas recouvrait sa tuque et le col de son manteau ; aux cils, à la moustache, des glaçons pendaient.

Ils étaient à un demi-mille du camp.

Jacques procéda au plus pressé. Dans l’état d’épuisement de son compagnon, il savait que la distance relativement courte serait une étape trop grande à franchir et une épreuve au-dessus de ses forces déclinantes.

D’un coup de canif, il coupa les mèches glacées des raquettes. Il fit ingurgiter à Joseph un peu d’alcool, puis, se baissant au ras de terre, il le chargea sur ses épaules comme un colis et retourna, dans le vent et la nuit, vers la chaleur bienfaisante de la cabane.

Le vent le fouettait, le cinglait, le mordait.

Éperonné par la nécessité, il n’éprouvait ni fatigue, ni froid, et marchait à grandes enjambées.

Une lumière apparut comme un phare dans la tourmente : la lampe qu’il avait déposée sur le rebord de la fenêtre.

Il hâta le pas, stimulé par le but entrevu.

Joseph grelottait ; ses dents claquaient.

La porte franchie, il le déshabilla, l’enroula dans les couvertures, activa le feu.

— J’ai fret… j’ai fret partout…

Jacques examina le flacon d’alcool. Il en restait une goutte. Il fit chauffer de l’eau et en prépara une ponce.

Joseph prit le bol dans ses mains tremblantes, le porta à ses lèvres et d’une traite, en avala le contenu.

— Viens, j’m’en vas te coucher.

Étendu sur le lit, la tête seule émergeant des couvertures, il commença à sentir l’effet de la chaleur et de la boisson qu’il venait de prendre.

Son corps frissonnait moins ; ses dents claquaient moins.

Il put reconstituer les faits. La veille au soir, après avoir marché tout le jour dans la pluie tombante, il s’était senti indisposé, mal en train. Après une nuit d’un sommeil agité, il éprouvait ce matin, en se levant, des lourdeurs dans chaque membre et une oppression à la poitrine.

Il résolut quand même de se mettre en route, croyant que le malaise disparaîtrait. La pluie tombait toujours, imprégnant ses vêtements. Des flaques d’eau se formaient sur la neige, et, quand il avait passé, il voyait la trace fraîche de ses raquettes se dessiner toute humide sur le sentier.

La transition brusque de la température l’avait saisi. Il s’était senti faiblir. Arrêter, se reposer, il ne le pouvait pas ; c’était s’exposer à un danger plus grand encore. Il ramassa ses forces, ce qui lui en restait, et continua d’avancer, chancelant, titubant, dévoré par la fièvre.

— Ça sera pas grand chose, conclut-il. J’vas me reposer quelques jours, pis après ça, je serai correct. Je me sens un p’tit brin mieux. Ça commence à chauffer en dedans.

— Es-tu bien abrillé ? As-tu assez de couvertes ?

— Oui, ça va faire comme ça.

— Essaye de dormir, moé j’vas entretenir le feu.

Le lendemain, il avait des lueurs hagardes dans les yeux, sa respiration était rauque, saccadée, sifflante. La fièvre le brûlait.

— J’ai du feu dans la poitrine… Pis je gèle dans le dos.

Jacques ne savait que faire. Il regarda sur les tablettes s’il n’y avait pas quelque remède, du moins quelque cordial susceptible d’activer la circulation du sang. La provision d’alcool était épuisée.

Comme une âme en peine, il rôdait dans le shac et au dehors, ne sachant quel parti prendre. Finalement, il décida de construire un traîneau, d’y coucher son compagnon, de le ramener chez lui avant qu’il ne fût trop tard.

— Joseph, veux-tu que je te ramène à Durant. J’vas faire un traîneau aujourd’hui et demain, si ça va pas mieux…

— Non, j’te dis que j’vas être correct dans quelque temps.

Mais le jour suivant, son état empira.

Dès le matin, d’une voix affaiblie, il appela :

— Jacques, j’pense que ça ira pas. J’suis fini. Ça me dit ça.

Mets-toi donc pas de ces idées-là dans la tête. Un jeune homme fort comme tu l’es, c’est bon pour passer au travers. J’vas te conduire chez vous ; le docteur va venir ; tu verras que ça ira mieux.

Le soleil se montrait par la fenêtre. Il annonçait une journée radieuse.

Regarde, il fait beau dehors.

— Oui, c’est ça ; j’voudrais voir chez-nous, avant de mourir.

Parle donc pas de même. Tu sais bien que t’es pas pour mourir. C’est rien qu’une petite maladie.

Mais Jacques disait cela pour l’encourager. Il avait peur, terriblement peur de ne pas arriver assez tôt.

Un dilemme se posait auquel il devait faire face.

Ici, sans secours, sans aide, le dénouement s’imposait dans toute sa fatalité, tandis qu’un espoir restait, minime, mais suffisant pour s’y accrocher, de le confier à la tendresse et à l’affection des siens.

La veille, il avait confectionné son traîneau rustique.

Il y étendit les couvertures disponibles, habilla le malade chaudement, le glissa dans le sleeping-bag, et, douillettement, avec des gestes quasi-maternels, le déposa sur le traîneau.

Le froid n’était pas très vif ; le soleil brillant se jouait sur les arbres tout blancs, les irisait.

Le ciel était pur, sans aucun nuage, un ciel de fête, un ciel joyeux.

Jacques chaussa ses raquettes, assujettit les courroies autour de ses épaules.

Une belette sortit du bois, le regarda un instant de son petit œil rouge et traversa la rivière en courant.

Il songea qu’il aurait fait bon, une journée semblable de s’en aller, Joseph et lui, faire l’inspection de leurs trappes.

Il secoua la tristesse qui l’envahissait, se pencha en avant, ébranla le traîneau et partit dans la solitude glacée et blanche.

Quand il eût marché quelques instants, il s’arrêta, s’approcha du malade, s’informa. Souffrait-il ? Avait-il froid ?

— J’ai froid, c’t’effrayant.

Il étendit sur lui la peau d’ours qu’il avait apportée, lui recouvrit la figure et retourna à sa pénible tâche, remorquer son fardeau humain.

Il avançait, avançait. Ses larges raquettes se levaient, retombaient, battant la neige, qui, par ses amoncellements, rendait la marche difficile.

Les heures passaient ; les milles s’ajoutaient aux milles.

— Pourvu qu’il fasse beau pour traverser le lac !

Sans souci de la fatigue, il allongeait le pas soutenu par le désir d’arriver assez tôt.

Il entendait, quand sa propre respiration s’arrêtait, la respiration sifflante du malade et ses geignements sourds.

Il avait hâte d’arriver ; supputait les milles accomplis, ceux à faire, observait la marche du jour par la course du soleil.

Il ne s’arrêta pas pour dîner, se contentant de grignoter, tout en marchant, quelques biscuits secs qu’il avait dans sa poche.

Il faisait encore clair, que la première étape fût franchie.

Il prépara un lit aussi confortable qu’il le pouvait dans les circonstances, et y transporta le malade.

Dans la soirée, tandis qu’il reposait, assoupi par terre, il entendit un appel qui le secoua d’un frisson :

— Jacques… Jacques…

Il se leva d’un bond, courut vers le lit, se pencha sur la masse humaine qu’il contenait.

— J’vas mourir… J’vas mourir… J’voudrais embrasser mouman avant.

Jacques entr’ouvrit la porte. La nuit était sereine. La lune dans son plein, baignait le paysage d’une clarté douce.

— Mais non ! Tu vas en revenir… Tu vas en revenir.

Et pour convaincre son ami, il essayait de se convaincre lui-même.

— Non. J’suis fini… J’le sais… J’le sens…

— Veux-tu qu’on reparte tout de suite. Il y a un beau clair de lune.

— Oui… Oui… Tout de suite…

Les yeux chavirèrent dans l’orbite : il commença à divaguer.

Oubliant sa propre fatigue, Jacques Bernier replaça le malade sur le traîneau et repartit dans la nuit claire.

Il était jour depuis longtemps, quand des colons aperçurent le tragique équipage se diriger vers la maison des Lambert.

Jacques flageolait sur ses jambes. S’il se tenait encore debout et s’il avançait, c’était au prix d’un effort surhumain, toute sa volonté tendue vers la réussite de sa mission.

Il monta les deux marches qui conduisent à la porte, et dès qu’il l’eut entr’ouverte, son énergie l’abandonna et il s’écrasa de tout son long sur le plancher.

Dans la soirée, Joseph Lambert mourut.

Grâce à l’héroïsme de son compagnon, son vœu d’embrasser sa mère s’était réalisé.

Durant vingt-quatre heures, Jacques dormit d’un sommeil de brute.

Quand il se réveilla, il aperçut, tout près de lui, Mariette Lambert qui pleurait.

La conscience des faits lui revint.

Il se rappela tout.

Une lassitude immense l’accablait. Ses membres étaient lourds ; ses pieds meurtris par la marche, avaient peine à le supporter, et ses épaules gardaient la douleur de la charge tirée.

— Et Joseph ? demanda-t-il.

Elle fit signe de la suivre.

Il descendit dans la grande salle.

Étendu sur des planches que supportaient deux chevalets, un cierge de chaque côté de lui, Joseph reposait.

Autour de lui, son père, sa mère, quelques amis.

Dès que Jacques parut, on l’entoura, on l’enveloppa.

Chacun voulait savoir, chacun posait sa question.

Il raconta la maladie, le voyage triste. Et des larmes, dans les yeux perlèrent, regret de ce qui, déjà, n’était plus.