Éditions Albert Lévesque (p. 83-90).


IX




POUR la première fois, Jacques Bernier éprouva le déchirement du départ.

Dans cette maison qu’il quittait pour six longs mois, il avait connu cette chose exquise et troublante : un regard de femme posé sur soi, un regard baigné de tendresse.

Le jour n’était pas encore levé que Joseph et lui, ployant sous la lourde charge des bagages qu’ils portaient sur leur dos, se mettaient en route. Le père Lambert et un voisin les accompagnaient jusqu’à cinq milles plus au nord, à l’endroit où coule la rivière aux Castors.

Là, ils devaient s’embarquer dans un canot que Joseph possédait et qu’un amas de branchages dérobait à la vue des trappeurs ou des prospecteurs qui auraient pu être tentés de s’en emparer.

Silencieusement, à la file indienne, ils allaient tous les quatre, enjambant les corps d’arbres, évitant les trous.

Le jour se leva bientôt, un jour pâle et gris.

Le soleil ne parvenait pas à percer les nuages amoncelés.

Pourvu que la neige ne se mette pas à tomber et qu’il ne gèle pas trop fort d’ici quelques jours !

Sortir le canot de la « cache »… Le glisser à l’eau… Le charger.

Un bonjour, des souhaits de bonne chance, et puis, deux avirons qui s’élèvent, s’abattent, déchirent l’eau.

Le père Lambert et le voisin s’en retournent ; les deux trappeurs s’enfoncent dans la sauvagerie, sans regret de la civilisation, ou plutôt de l’embryon de civilisation qu’ils laissaient derrière eux.

Ils étaient accoutumés de vivre au milieu de la forêt, isolés et libres, dans le voisinage unique des bêtes qu’ils pourchassaient et trappaient.

Jacques, cependant, regrettait la lumière de deux grands yeux.

Et pendant qu’il ramait à l’avant du canot, il revivait la scène de la veille et le goût courait sur ses lèvres de deux lèvres charnues, deux lèvres rouges et sensuelles.

— Un canard !… Ta carabine !…

Cet appel à la réalité l’arracha à ses réminiscences. Il déposa l’aviron, saisit la carabine qu’il tenait à portée de la main.

Une détonation ébranla l’air, se répercutant, affaiblie, dans le lointain boisé.

— J’pense que tu rêvais trop… Tu l’as manqué.

Comme pour les narguer, le canard évoluait au-dessus d’eux.

Une autre détonation.

Les ailes s’immobilisèrent dans leur vol, et l’oiseau s’abattit d’une masse dans la rivière. Le coup, cette fois, avait porté juste.

— C’est comme cela qu’on tire.

L’humiliation de l’échec fut de courte durée.

L’heure approchait du dîner, et Joseph qui connaissait le pays, surveillait la rive, pour y découvrir un endroit de campement.

Il fit dévier le canot qui s’engagea dans les aulnages.

Quelques pierres noircies par la fumée, un tronc d’arbre tiré auprès en guise de siège, indiquaient que d’autres déjà étaient passés par là.

Ils ramassèrent de l’écorce de bouleau, des branches sèches.

Le feu crépita et commença de répandre sa tiédeur dans l’air ambiant.

— Je te pensais meilleur que ça, taquina Joseph, pendant qu’il préparait le repas.

— J’étais distrait… Tiens, tu vois l’écureuil qui grimpe dans cet arbre ? Tu le feras cuire ce soir avec ton canard.

Le temps d’épauler, et une petite chose jaune qui gambadait et sautillait, s’arrêta net dans sa course et retomba inerte sur la mousse.

— Qu’est-ce que tu penses de ce coup-là ? Remarque que j’ai tiré l’animal en mouvement.

— Pour un coup de fusil, c’est un beau coup de fusil.

L’honneur était sauf, l’échec effacé.

Le dîner achevé, ils allumèrent leurs pipes, se délassèrent quelque temps et le voyage reprit.

La rivière décrivait par endroits des méandres serrés et qui retardaient le trajet.

Vers le milieu de l’après-midi, ils avaient atteint le lac Moose, ainsi nommé à cause de l’orignal qui pullule dans ses parages. Il pouvait avoir une dizaine de milles de long.

— On est bon pour le traverser cet après-midi ?

— J’pense ben. Y a pas gros de vent. Mais on a besoin de se démener si on veut coucher au shac de la Rivière Jaune.

— Il est loin ?

— Non. Quatre milles passé le lac.

— Eh ben ! On va avironner plus fort.

Le souvenir de Mariette commençait à s’évanouir, à disparaître dans le vague.

Dans ce silence qui les recouvrait, ils avaient peine à concevoir qu’il existait quelque part des villages, des villes, des cités. L’influence de la sauvagerie, de la solitude pesait sur eux. Ils en oubliaient le monde extérieur. Une surabondance de vie était en eux, une vie physique, animale.

Malgré l’obscurité qui les surprit, reculant les rives ou les rapprochant, causant des illusions d’optique, ils atteignirent l’objectif de la journée.

Le shac était petit, suffisant pour y étendre leurs sleeping-bag. Ils s’y glissèrent demandant au sommeil des forces nouvelles pour le jour du lendemain. Ils dormirent d’une traite, la nuit entière, d’un sommeil de plomb qu’aucun rêve ne traversait.

Quand ils se levèrent, le soleil commençait d’argenter la rivière.

Faire chauffer le thé, déjeuner de croûtons de pain et de quelques tranches de lard coupées à même le morceau qu’ils se passaient de main à main, et le voyage recommença.

Le paysage variait peu. Seulement on s’apercevait à la végétation plus rabougrie qu’on avançait vers le nord et que le terrain était moins fertile.

Des ruisseaux, çà et là, venaient se jeter dans la rivière Jaune. De loin en loin, une colline dressait son dôme de verdure.

En cadence, les avirons frappaient l’eau.

Les trappeurs avaient hâte d’arriver, de se dégourdir les jambes. Accroupis dans le canot, chargé presqu’à fleur d’eau, ils y allaient de toute la force de leurs bras robustes.

Quand le courant devenait plus rapide, ils en profitaient pour se reposer ; Joseph, à l’arrière, se contentant de maintenir la direction.

— Tu penses qu’il y a bien de la chasse par ici ?

— En masse. D’abord le territoire est pas bien couru. Ensuite, quand il y aura de la neige, tu vas voir toutes les pistes qu’il y a. Moé, ça fait mon deuxième hiver. J’sais où étendre mes trappes. J’ai trois p’tits shacs de bâtis. On peut se faire une ligne pour marcher trois jours, avec une place à chaque soir, pour coucher.

— Vas-tu suivre le même chemin que l’an passé ?

— Non. Demain, quand on va être installé, on va commencer à se blazer notre trail… Attention à toé… Un corps mort.

Un coup d’aviron vigoureux, et le canot frôla le tronc d’arbre entre deux eaux.

— J’pense que ça sera pas long à c’t’heure… C’est à trois milles à peu près du petit coteau de cyprès.

— Eh ben ! On va quasiment arriver de clarté.

En effet, le soleil venait à peine de se coucher, laissant subsister des traînées violettes et rouges, qu’ils aperçurent sur le rivage la cabane en troncs d’arbres qui devait leur servir d’abri.