Le Paria/9
VIII
N printemps, sa fantaisie aventureuse le conduisit à Durant, petit centre forestier, situé à quinze milles de Valdaur, et
établi de l’année d’avant.
Des maisons érigées çà et là, se dressaient entre les souches, reliées entre elles par de petits sentiers, « des trails », comme ils disent là-bas.
De mauvais chemins, impraticables l’été, s’enfonçaient dans la forêt. C’est par là que l’hiver d’avant l’on avait charrié le bois de pâte à papier. Le long des voies d’évitement, des milliers de cordes attendaient d’être chargées sur les chars à destination des pulperies.
Jacques Bernier s’informa des conditions du travail. Elles étaient bonnes. Il y avait de l’ouvrage pour qui voulait. Un représentant d’une compagnie de papier s’était porté acquéreur de tout le bois empilé le long de la voie ferrée, et offrait deux dollars pour chaque corde écorcée à la main.
La localité lui plut.
Elle était isolée, d’un aspect primitif et sauvage sans rien, ou presque, qui lui rappelât une civilisation qu’il abhorrait sans la connaître.
Devant la gare, une maison plus grande que les autres servait d’hôtellerie. Il s’y dirigea.
L’intérieur était rustique ; les divisions et l’ameublement sommaires. Des colombages reliés par un papier épais, démarquaient entre elles les quelques chambres du haut. Un drap tendu, qu’on écartait pour passer, servait de porte.
L’air de propreté qui y régnait l’impressionna favorablement.
Il annonça son intention de séjourner quelques semaines, déposa à sa chambre le paqueton qui contenait ses effets et son linge, et descendit dans la salle à manger.
Quelques personnes déjà étaient à table : deux colons nouveaux venus, et qui s’y pensionnaient en attendant d’avoir terminé la construction de leur « shac », un autre voyageur et un grand jeune homme élancé et sec, et qui était le fils de la maison.
Sans saluer personne, il prit place à l’endroit indiqué.
L’un des colons l’interpella :
— Vous venez de loin, associé ? Avez-vous envie de vous acheter un lot ?
— Non. J’viens travailler au bois.
Une jeune fille s’approcha de lui.
Il leva les yeux vers elle et les baissa immédiatement, intimidé sans savoir pourquoi.
— Qu’est-ce qu’on peut vous servir ? demanda-t-elle. Et de sa voix qu’elle avait chantante, elle énuméra le menu peu compliqué.
Jacques fit son choix et s’absorba dans ses pensées, indifférent à ce qui se passait autour de lui.
— Ça m’a l’air du bon monde, ici, se dit-il à lui-même.
Incontinent, il décida d’y passer l’été.
Le propriétaire de l’établissement, Wilfrid Lambert, appartenait à cette catégorie de gens sur qui le malheur semble s’acharner avec une prédilection particulière. Par une suite de malchance : grange brûlée, récolte manquée, mauvais placements, il avait dû vendre sa terre pour faire face à ses obligations.
Trop fier pour demeurer dans un village, témoin d’une fortune meilleure, il ramassa le peu d’économies qui lui restait, et avec sa famille, vint s’établir à Durant, qu’on venait d’ouvrir à la colonisation.
Arrivé l’un des premiers, il choisit pour son fils et lui, deux lots avantageux à proximité du chemin de fer, s’y construisit une maison, accepta des pensionnaires. Madame Lambert et Mariette, dont les dix-huit ans se paraient d’une taille bien tournée et souple, d’un visage agréable aux couleurs fraîches et du rire joyeux et clair de la jeunesse, vaquèrent aux soins du ménage et de la cuisine. Quant à lui, aidé par Joseph, son fils, il se mit résolument à la besogne, avec l’ambition tenace de revoir un jour l’aisance disparue.
Dans ce milieu, Jacques Bernier connut la sensation inaccoutumée d’une intimité, d’un foyer.
Les charmes de Mariette opérèrent ce miracle de faire disparaître peu à peu sa misanthropie et d’atténuer la sauvagerie de son caractère.
Au bout de quelques mois de vie en commun, il était presque de la famille.
Il travaillait avec plus d’ardeur, dépensait peu, et déjà des rêves d’avenir commençaient à percer, à prendre corps.
Si, depuis un an au-delà qu’il vivait avec eux, il n’avait pas encore avoué à Mariette tous les sentiments que sa seule présence éveillait en lui, c’était par amour propre et dans la crainte d’une désillusion. L’esprit combattait le cœur ; le pessimisme, du moins ce qui en restait, noyait l’enthousiasme naissant.
Il était alors dans la vingtaine. De sa personne émanait une impression de puissance et de sécurité. D’une taille au-dessus de la moyenne, il était haut sur jambes et large de poitrine. Quand il travaillait, l’on voyait, sous la chemise de flanelle les muscles saillir. C’était un mâle dans toute l’acception du mot. Les traits accentués, les yeux gris fer, les pommettes des joues saillantes, le nez large aux narines mobiles. Aux rares moments où il riait, il laissait apercevoir deux rangées de dents fines et blanches, de vraies dents de carnassier.
Mariette, les premiers temps, s’était sentie intimidée devant la dureté de son regard, mais bientôt son intuition de femme lui fit pressentir que ce grand jeune homme au teint bronzé, à l’expression désabusée, souffrait d’un chagrin ignoré.
À son insu, la pitié évolua en un autre sentiment plus doux, plus tendre.
Pas plus qu’il n’avait avoué l’affection naissante qu’il nourrissait pour elle, pas plus elle n’avait laissé deviner qu’il pouvait être autre chose que ce qu’il était présentement : un ami.
L’année passa, et la demie d’une autre.
Mais quand, l’automne venu, il annonça à ses hôtes que Joseph et lui, avaient l’intention de s’enfoncer plus avant dans la forêt, et d’y trapper l’hiver durant, elle pâlit un peu et ses yeux levés sur le jeune homme la trahirent.
Il en ressentit comme une sensation de chaleur à l’endroit du cœur.
Le lendemain, il l’invita pour une promenade.
Durant ne possédait pas encore de rues ; la voie ferrée servait d’artère principale.
Ils s’y engagèrent et sans rien se dire, marchèrent côte à côte.
Chacun cherchait à part soi, comment rompre le silence.
Ils se parlaient, mais intérieurement se formulant à la fois les questions et les réponses. La phrase que, tout bas, le jeune homme murmurait, il ne parvenait pas à l’articuler.
Il se rapprocha de la jeune fille, et leurs mains se frôlèrent.
Les doigts s’étreignirent.
Ils n’avaient plus besoin de parler. Toute l’éloquence de leur amour se réfugia dans cette pression.
Passé les dernières habitations, la voie ferrée traverse un ruisseau. Sur ces bords, vestiges des temps encore proches de la construction de la ligne et de la pose des rails, subsistent quelques cabanes qui servaient d’abris aux ingénieurs et à leurs aides. Le terrain déboisé s’étend en pente douce jusqu’au bord de l’eau. Un banc rustique invite à la halte, au repos.
Les jeunes gens s’y installèrent.
Ils se regardèrent profondément, chacun scrutant le regard de l’autre pour y découvrir le mystère qui les troublait.
— Mariette… commença-t-il, et l’émotion, une émotion subite et qu’il ne pouvait dominer le paralysa. Il fit un effort sur lui-même et continua :
— Mariette… Je pars demain avec Joseph…
— Vous allez être longtemps sans revenir ?
— Jusqu’au printemps… Avant de partir, je voulais te demander quelque chose.
— Parles…
Pour la première fois, ils se tutoyaient d’un accord tacite et spontané.
— Je voulais… te dire… te demander… Je voudrais t’embrasser.
Troublé tout à coup jusque dans sa chair, il appuya longuement ses lèvres sur les siennes, comme s’il avait voulu y boire tout ce qui était sa vie.
Il sentit qu’elle répondait à son baiser et, dans cette minute suprême du premier amour, son passé s’abolit ; toute la tristesse lugubre qui s’y était amoncelée se dispersa comme, sur les lacs argentés, la brume flottante se disperse sous la caresse chaude des rayons du soleil.
Il desserra l’étreinte, se laissa couler à ses pieds, et lui murmura :
— Que je t’aime… Que je t’aime… Mariette,… Ma petite Mariette…
— Et moi aussi, Jacques, je t’aime.
Les mots qui grisent, les mots éternellement jeunes et éternellement vieux, ils venaient de se les dire et, semblait-il, à jamais.
Le jour commençait à décliner.
La dentelure des sapins se découpait, fantastique et sombre, sur un ciel de sang et d’or.
Serrés l’un contre l’autre, et la main dans la main, insoucieux du présent, et voyant devant eux, lourd de bonheurs, l’avenir se dresser, ils revinrent lentement pendant que chantaient dans leur âme, la jeunesse et la vie.