Le Parfum des prairies (le Jardin parfumé)/2


CHAPITRE II

DES BONNES QUALITÉS DES FEMMES


Écoutez, Seigneur Vizir, que Dieu vous ait en sa sainte garde !

Il y a des femmes de natures bien différentes ; il y a en dont les qualités sont bonnes et d’autres qui sont pétries de défauts.

Les femmes qui plaisent aux hommes doivent être de belle stature ; elles doivent avoir les hanches fortes, les chairs fermes, les cheveux longs, le front large, les sourcils comme des arcs, les yeux grands, la bouche et le nez petits et sans mauvaise odeur, les lèvres et la langue rouges comme la fleur du rosier, le cou long, les épaules et la taille larges, le bas des reins lourd, la poitrine évasée, les seins droits, fermes et pleins, le ventre dur et poli, le nombril profond, le haut du zouque très bombé, l’entrée étroite et parfumée d’essences et les cuisses puissantes.

La femme doit être douce et polie. Elle doit avoir de petites mains et de petits pieds, les bras gros, les pommettes des joues peu proéminentes. Si la femme possède toutes ces qualités, elle est charmante ; si elle est mieux encore, elle fera mourir.

Quand elle s’assied, elle doit ressembler à un trésor ; quand elle se couche, elle doit être semblable à un matelas de brocard d’or et quand elle se tiendra debout elle sera comme un étendard déployé.

Une femme ne doit pas rire, elle doit parler peu, éviter les conversations inutiles, ne sortir que lorsqu’elle y est forcée et rester chez elle le plus possible. Elle n’ira pas constamment de sa maison chez sa voisine ; elle se gardera de faire son amie d’une femme. Elle doit savoir se passer de tout le monde et n’exister que pour son mari ; elle ne mangera que de sa main ou de celle d’un parent. Elle doit tenir ses promesses et n’être point trompeuse, disant aux méchants ce qu’elle pense d’eux. Si son époux la met au lit, elle ne doit désirer rien autre chose ; elle sera toujours couchée la première et elle assistera son mari dans toutes les choses, bonnes ou mauvaises, de la vie.

Elle ne se plaindra jamais, ne pleurera devant personne pour montrer ses larmes ; elle n’aimera que son intérieur, gardera ses peines pour elle et mourra plutôt que de trahir un secret de famille.

Histoire du nègre Debrom et de la belle
Boudroul Boudour

Voici une histoire que Dieu sait, car elle est vraie.

Il y avait un grand Sultan, qui s’appelait Aly ben Direm. Un soir entre les soirs, ayant fait un mauvais rêve, il se réveilla tout inquiet.

Il fit appeler aussitôt un des vizirs, son gardien de la nuit et quelques hommes de sa suite. Tous étant venus à son appel se mettre entre ses mains, il leur commanda de s’armer. Ayant donc pris leurs sabres, ils demandèrent au Sultan le motif de son ennui.

— J’ai fait un vilain songe, répondit-il ; pour l’oublier je veux me promener un peu avec vous.

— Nous te suivrons partout, dirent les siens.

— Alors, marchez, fit le Sultan, et que Dieu nous aide !

Ils chevauchèrent longtemps, faisant le tour de la ville, et ils allaient s’enfoncer dans un chemin creux, quand ils entendirent tout à coup une voix humaine. Les premiers de la troupe se dirigèrent du côté où se faisait le bruit et virent bientôt un homme ivre qui trébuchait et se frappait la poitrine avec des pierres. Cet ivrogne, qui se parlait à lui-même, disait : Mais il n’y a donc pas sur cette terre un bon Musulman qui préviendra le Sultan de ce qui se passe si près de son palais ! Il n’y a donc pas de justice, ni ici, ni au ciel ! Enfin il était furieux, et son cœur était noir comme la nuit.

Le Sultan commanda à l’un de ses officiers de lui amener ce criard.

— Prends-le doucement par la main, dit-il, ne l’effraie pas, afin qu’il s’approche sans crainte. Avant de l’aborder, ne manque pas de le saluer, car un musulman qui parle à un homme sans lui souhaiter le bien, semble lui montrer qu’il lui veut du mal.

Quelques instants après l’officier amenait l’homme vers le Sultan qui cachait le bas de sa figure pour n’être pas reconnu. Tous ses serviteurs, la main sur la poignée de leur sabre, faisaient silence autour de lui.

— Bonjour à toi, dit le Sultan à l’inconnu.

— Salut à toi, répondit celui-ci ; mais de quel droit me fais-tu conduire ainsi devant toi. Que t’importe ce que je fais et ce que je dis puisque je ne te connais pas ?

— Je ne sais pas davantage qui tu es, dit le seigneur Direm, mais raconte-moi le chagrin qui t’occupe et je t’accorderai ma protection.

— Il est affreux, reprit l’homme, de voir se passer dans l’empire du Sultan de pareilles infamies et de ne trouver personne qui puisse aller lui demander justice.

— Mais parle donc, dit le Sultan.

— Non, reprit l’autre, je ne me confierai qu’à celui qui pourra approcher du Grand Seigneur.

— Eh bien ! je lui présenterai ta requête, fais-moi part de tes infortunes et je jure de te venger.

— Que Dieu soit loué ! dit l’ivrogne, écoutez-moi, prince, et jugez de mon malheur. J’étais amoureux d’une belle créature, qui m’aimait aussi depuis longtemps, lorsqu’elle fut tout à coup enlevée par une affreuse vieille qui la conduisit dans un lieu infâme. Quand j’eus perdu celle qui remplissait mon cœur, il me sembla que ma vie s’en allait.

— Mais sais-tu où se trouve la maison où elle est renfermée ?

— Ma maîtresse a été menée chez un nègre qui s’appelle Debrom ; il a une quantité de femmes toutes blanches et belles comme la lune. Ces femmes, qui ont été faites par Dieu pour les délices d’un sultan, servent de jouets à un esclave. Ce noir était autrefois serviteur du Grand Vizir ; une épouse de ce prince se moquait sans cesse de lui, mais Allah l’a punie : elle devint amoureuse du nègre et, depuis lors, elle lui envoie des sommes énormes pour subvenir aux frais de son palais, se parer de vêtements magnifiques et satisfaire tous ses caprices.

À ces paroles le Sultan resta confondu d’étonnement.

— Fais-moi voir la maison de Debrom, dit-il.

— Quand je vous l’aurai montrée, que ferez-vous ?

— Tu le verras.

— J’ai peur pour vous : Debrom est cruel et puissant, vous ne serez point admis dans sa demeure, et si vous voulez y pénétrer de force, vous mourrez. Le nègre ne croit à rien et ne respecte personne ; tout le monde le craint et s’incline devant sa figure de Satan.

— Indique-moi cette maison, dit le Sultan d’un ton sévère, et marche devant.

L’inconnu obéit ; le prince marche derrière lui et ses serviteurs viennent après. Ils suivirent d’abord un chemin difficile, encombré de pierres et de lianes nouées entre elles, puis la route s’élargit, devient de plus en plus unie et bientôt la petite troupe se trouve en face d’un immense château sans croisées dont la porte massive est peinte de différentes couleurs et les murs élevés comme ceux d’une forteresse.

Tous sont saisis de surprise à la vue de cette demeure superbe, et cherchent en vain par où ils pourraient pénétrer à l’intérieur.

— Comment t’appelles-tu ? demanda le Sultan à l’ivrogne.

— Omar ben Saïd, répondit celui-ci.

— Es-tu rusé, Omar ? reprit le Sultan.

— Oui, fit Omar.

— Eh bien, aide-nous et nous entrerons, si Dieu le veut. En est-il un de vous, ajouta Direm, qui puisse franchir ces murs ?

— Non, répondirent-ils tous en même temps.

— Eh bien, j’y parviendrai, dit le Sultan, faites ce que je vais vous dire.

— Nous sommes prêts, répondirent les serviteurs.

— Quel est le plus fort d’entre vous tous ? demanda le Grand Seigneur.

Le Siof répondit :

— C’est moi.

— Qui es-tu, toi ?

— Je suis l’ami du gardien de votre personne.

— Et quel est le gardien de ma personne ?

— C’est le grand Vizir.

Le pauvre Omar, entendant cela, fut comblé de confusion, car il sut alors qu’il était devant le grand Sultan. Cependant il se sentait heureux car il voyait que sa vengeance était proche.

— Maintenant que tu sais qui nous sommes, dit le chef, sois discret, pour qu’il ne t’arrive aucun mal.

— Oui, mon Seigneur, s’empressa de répondre Omar.

Le Sultan, appelant alors le Siof, lui commanda de s’approcher du mur et d’appuyer ses mains contre les pierres en présentant son dos, sur lequel monta aussitôt un de ses gardes appuyant les pieds sur les épaules du premier et plaçant comme lui les mains sur le mur ; le Vizir vint après, escaladant le premier et le second, et s’arrangeant de la même manière, les poings contre la forteresse. Omar prit aussi sa place, grimpant sur les trois échelons et ne comprenant pas encore ce que signifiait cette manœuvre.

— Sire, dit-il, que Dieu soit avec toi et conduise ton drapeau !

Direm, considérant cette échelle humaine, s’écria :

— Que Dieu m’aide ! et en même temps se hissant à son tour, il dit à ses gens : Ne bougez pas de cet endroit et je vous rendrai tous puissants, si Dieu m’accorde vie !

Puis étant arrivé sur Omar, le plus élevé de tous, il lui dit :

— Sois fidèle, et je te ferai secrétaire de mes commandements.

Un instant après il avait franchi les créneaux et sautait d’un pied léger sur la terrasse du bordj. Alors il commanda à ses amis de redescendre à terre les uns après les autres ; et tous se rassemblant, parlèrent du courage du Sultan et de la force du Siof (bourreau), qui avait porté sur ses épaules quatre personnes chargées de leurs armes.

De son côté, le seigneur Direm cherchait partout une porte pour s’introduire dans l’intérieur de la maison ; mais les passages étaient fermés et le malheureux chef se voyait forcé d’abandonner son projet, quand l’idée lui vint d’attacher son turban à une aspérité de pierre et de descendre par ce moyen à l’intérieur du bâtiment.

Il déroule immédiatement l’écharpe de sa tête, la fixe solidement, se suspend dans l’espace et descend, descend jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol ; il passe en revue la cour et aperçoit au milieu une porte armée d’une serrure redoutable.

— Que Dieu soit avec moi, dit-il, celui qui m’a inspiré le moyen de franchir le mur et de descendre dans la cour, fera naître dans mon esprit celui de vaincre d’autres difficultés.

Il regarde partout et voit que les chambres sont meublées de coussins magnifiques, de tentures d’or et de soie et de tapis aux mille couleurs. Puis il remarque, dans un coin, une porte ouverte à laquelle on arrivait par sept escaliers. De là venait, par moments, un bruit de voix stridentes.

— Qu’Allah me soutienne ! pensa le Sultan, qu’il me fasse sortir de ce lieu sans encombre, et qu’il éloigne le diable de ma personne.

Alors il monte la première marche, qui, ainsi que toutes les autres, était de marbre veiné de noir, de rouge, de blanc, de bleu et de bien d’autres couleurs. Au second escalier il dit :

Celui qui est aimé de Dieu n’a rien à craindre ; au troisième : Que Dieu me protège et rapproche le bien de moi ! Au quatrième : Dieu est plus grand que toutes choses !

Puis il franchit rapidement le cinquième, le sixième, et le septième et dernier degré et il se trouva tout près de la porte, devant laquelle tombait un rideau diaphane qui laissait apercevoir en transparence un appartement magnifique, orné de lustres et de chandeliers d’or et d’argent dans lesquels pleuraient des bougies ardentes. Dans le milieu de la salle se trouvait un bassin de marbre blanc plein d’eau pure, et, plus loin, une table abondamment servie de mets délicats et de vins généreux.

L’ameublement était si somptueux que les yeux en étaient éblouis. Autour de la table, douze filles et sept femmes, d’une merveilleuse beauté, étaient assises. Elles chantaient avec des voix d’enfants. Derrière les sept femmes, sept nègres se tenaient debout.

Une de ces dames, belle comme la lune, et la pleine lune, surpassait toutes les autres en charmes comme la montagne dépasse la vallée. Ses cheveux et ses sourcils étaient d’un noir d’ébène, sa figure fine et délicate, et l’aspect de son corps entier, gracieux comme un jeune arbre vert agité par la brise. Le Sultan, émerveillé, sentit son cœur se serrer et se dit : Mon Dieu, pourrai-je maintenant sortir de cette demeure. Ô mon âme ! abandonne toute pensée de luxure.

Cependant dans la salle, les carafes de vin passaient de bouche en bouche, l’ivresse succéda bientôt au festin. Comment pourrais-je prévenir mes compagnons ? pensa le Sultan. Tout à coup il entendit une des femmes, la plus rapprochée de lui, qui disait à sa voisine. N’as-tu pas sommeil ? Il est tard, prends un flambeau et viens te coucher avec moi. La bougie fut aussitôt allumée et toutes deux se dirigèrent vers la porte, contre laquelle se serra dans l’ombre le seigneur Direm. Elles descendirent les escaliers, traversèrent la cour et poussèrent une petite cloison qui donnait accès dans un réduit tout gracieux ; puis oubliant de fermer la chambre, elles pénétrèrent dans un cabinet attenant pour y faire leur toilette de nuit.

Le Sultan profita de leur absence pour s’introduire dans l’appartement et se cacher derrière un meuble où il attendit patiemment, envoyant son cœur à ses amis, qui, dans ce même instant, s’inquiétaient de la longue absence de leur maître.

Peu de temps après les deux femmes rentrèrent, quittèrent leurs vêtements, se mirent au lit et commencèrent à se caresser. Certes, pensa le Sultan, Omar avait raison de dire que cette maison est un mauvais lieu ; ce que je vois depuis que je suis ici me comble d’étonnement.

Cependant les deux cahabah, abîmées d’ivresse et de luxure, se sont endormies. Le prince sort de sa cachette, éteint la bougie, se dépouille de ses vêtements et se met au lit entre les deux dormeuses. Il avait entendu leurs noms pendant qu’il assistait à leurs doux ébats, de sorte que s’adressant à l’une d’elles, en contrefaisant la voix de l’autre :

— Où est la clef de la porte, Zara ?

— Reste donc couchée, répondait celle-ci ; tu sais bien que la clef est à sa place ordinaire.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! pensa le Sultan.

— Mais dis-moi donc où sont ces clefs, demanda-t-il encore, le jour n’est pas loin, je t’assure, et tu sais bien qu’au crépuscule la maison doit être mise en ordre et les chambres faites.

— Eh bien, cherche-les dans mon sein et dors encore ; il fait sombre. Si je ne craignais pas Dieu et si je ne ménageais pas un superbe exemple, je voudrais, sur l’heure, trancher la tête à ces deux misérables créatures, se disait le Sultan.

— Mais dis-moi, mon cœur, où sont ces clefs, je t’en prie.

— Ah ! acaca, s’écria la femme furieuse, ton zouque brûle donc ton ventre que tu ne peux attendre la fin de la nuit pour niquer. Prends donc exemple sur l’épouse du Vizir, qui, depuis six mois qu’elle est ici, n’a jamais consenti à appartenir à un homme. Va loin de moi, va trouver ton nègre Debrom, qui a dans son habit ce que tu me demandes ; mais ne lui dis pas : Prête-moi la clef ; mais : donne-moi ton zeb dont j’ai grande envie.

Après ces paroles, elle tourna le dos au Sultan pour s’endormir.

Dès qu’elle fut plongée dans le sommeil le prince se leva, prit ses vêtements et ses armes, cacha sa tête dans le capuchon d’un burnous de soie rouge appartenant à une des deux femmes, et, ainsi déguisé, il sortit lentement de la chambre pour rejoindre la porte d’où il avait vu la première scène d’orgie. Il regarda encore à travers le rideau et aperçut les nègres et les femmes qui continuaient à boire le vin, qui coulait à flots sur les nappes et sur les tapis de la salle.

Les uns étaient couchés sur les dalles, les autres se tenaient debout en chancelant ; le désordre le plus effroyable régnait partout. Direm poussa un soupir de plainte sur lui-même ; ces gens si méprisables lui causaient un invincible dégoût. Ceux-là, se disait-il, ne feraient pas meilleur cas du Sultan que du dernier de ses serviteurs. Puis, regardant son bras, il s’écria : Montre aujourd’hui ta force !

En disant cela il entra résolument dans la salle du festin, s’empara des bouteilles dans lesquelles il restait encore de la liqueur, et répandit ce qu’elles contenaient sur la figure et les vêtements brodés de ceux qui étaient là. Les femmes étaient furieuses, croyant qu’une de leurs compagnes, grise comme elles, voulait les injurier. Les nègres, de leur côté, pensaient que c’était une agacerie faite à leur vigueur, lorsque le plus fort de tous et qui paraissait leur chef, s’écria :

— Puisque tu veux absolument niquer, monte dans ma chambre, mets-toi dans mon lit et attends-moi ; je ne tarderai pas à te suivre.

— Dieu ! grand Dieu ! se disait le Sultan, Omar avait bien raison.

Il monte aussitôt vers l’appartement de Debrom, cherche les clefs dans tous les vêtements, mais ne trouve rien.

— Que la volonté de Dieu soit faite, dit-il, en regardant les premières lueurs du jour, qui traversaient les barreaux d’une petite fenêtre, percée dans un mur d’une épaisseur énorme.

Au même instant il voit scintiller dans un rayon de soleil levant une veste d’or suspendue près de la croisée. Il s’en empare, cherche à l’intérieur, et en retire un paquet de sept clefs qui devaient ouvrir les sept chambres des nègres. Les pièces étaient à la suite les unes des autres et la septième clef devait ouvrir la porte du bordj.

— Merci, mon Dieu ! dit le Sultan ; maintenant je ne sortirai pour toujours d’ici qu’après avoir fait bonne justice de ces misérables.

Alors il alla ouvrir la première porte et l’ayant franchie, il la referma après lui. Il fit de même pour les cinq autres ; la septième ouverte, il vit devant lui la campagne et ses amis qui l’attendaient dans l’anxiété.

— Qu’avez-vous vu, Seigneur ? demandèrent-ils tous.

— Je vous l’apprendrai plus tard, répondit le Chef. Venez dans la maison où vous verrez sept nègres, sept femmes et douze filles toutes plus belles les unes que les autres.

Chacun admirait la grandeur d’âme du Sultan, sa sagesse et sa vaillance.

— Quel singulier accoutrement avez-vous là ? lui dit son Vizir.

— Silence, répliqua Direm, qu’il te suffise de savoir que, sans ce vêtement, j’étais perdu.

En disant cela il enleva le burnous de dessus sa tête, le jeta loin de lui, et la petite troupe vit briller l’or, les diamants et les perles du costume de son seigneur.

Ils traversèrent les sept chambres et arrivèrent bientôt à la salle des nègres.

Tous cachés derrière le rideau, étaient en extase devant les belles créatures assises sur de voluptueux coussins.

— Je veux cette femme, dit tout à coup le Sultan, étendant la main du côté d’une dame qui se levait de son sopha, et je la veux pour moi seul.

Au même instant six nègres se levèrent ; chacun d’eux enlaça une femme dans ses bras, et tous disparurent avec leurs maîtresses, qui, joyeuses et charmantes, chantaient à rendre les oiseaux jaloux. Elles ne furent pas longtemps à revenir, mais elles étaient bien changées ; leur démarche était maladive, leur figure défaite, et leur tête courbée vers la terre.

Les nègres rentrèrent à leur tour et tous vinrent prier la dame qui était restée seule avec les douze jeunes filles, la même qu’avait montrée le Sultan, de leur accorder ses faveurs.

— Jamais, s’écria-t-elle, ni moi, ni les douze jeunes filles que je commande, ne vous appartiendrons.

Le noir Debrom, furieux, s’avança vers elle et la frappa en pleine figure avec son zeb, gros comme celui d’un âne. Voilà.

— Six mois, dit-il, que je te supplie de te donner à moi, et toujours tu remets au lendemain l’accomplissement de mon désir ; mais ma patience est lassée et, pas plus tard que sur l’heure, je vais jouir de toi.

Voyant le nègre complètement ivre et prêt à mettre son projet à exécution, la dame essaie, mais en vain, de le repousser ; il se précipite sur elle, qui, se voyant perdue, se jette à ses pieds et lui dit d’une voix suppliante :

— Ô mon beau Seigneur, attends jusqu’à ce soir, et je serai tout entière à toi ; viens près de moi sur ces coussins brillants, pose ta tête sur mes genoux, et je te bercerai, comme un enfant, en attendant le moment du bonheur.

— Ô Dieu, disait-elle en elle-même, envoyez-moi un homme au cœur valeureux qui me délivre des obsessions de ce démon.

Et prenant sa guitzera, elle se mit à chanter :

Je voudrais un lion jaloux qui m’empêchât d’être à personne,
Armé d’un tota majestueux comme un palmier,
Gros, long, admirablement proportionné à mon zouque,
La tête large comme une orange ;
Enfin si beau qu’il soit unique au monde.

Je le voudrais solide à percer un bouclier,
Toujours en l’air, insatiable de volupté,
Indomptable, inaccessible à la fatigue,
Et ne connaissant pas le sommeil.
Mon zouque pleure dans l’attente de ce zeb que je chante,
Mais il a beau gémir, personne ne vient.
Prends patience et souffre, mon pauvre zouque ;
Mais quand viendra l’amant que mon cœur appelle,
Mon zouque restera gonflé de trop de jouissance,
Mon corps sera brisé par ses caresses de fer,
Et son zeb se fixera pour toujours dans moi.
En entrant il donnera deux fois de la tête, comme un bélier,
Puis il caressera amoureusement mon tortouche
Alors qu’il me mette sur le ventre, sur le dos ou sur le côté,
Qu’il embrasse mes joues veloutées et mes lèvres roses,
Qu’il me serre dans ses bras à me faire mourir,
Et je resterai pâmée dans ses mains bien aimées.
Qu’il caresse mes sourcils et mes yeux,
Et que ma bouche sente les baisers brûlants de son cœur de feu.
Oh, qu’il vienne cueillir mon fruit qui est mûr,
Qu’il ouvre mes jambes pour embrasser le haut de mon zouque,
Et que sa main caressante remplace son tota absent ;
Puis, au moment délicieux, qu’il entre son zeb bien au fond,
Et qu’il s’agite en tournoyant, je l’aiderai de mon côté,
Puis il doublera de vitesse.

S’il me dit : prends ; je lui répondrai : donne ;
Donne ton âme, ami chéri, lumière de mon cœur,
Tu es mon seigneur et le plus beau des hommes ;
Mais reste toujours ainsi, toi dans moi,
Et ne me laisse jamais seule, si tu veux que je vive.
Ô Allah ! fais que mon désir s’accomplisse !
Fais que durant 70 nuits, mon corps et le sien ne fasse qu’un !
Et mon zouque, comblé de félicité suprême,
Rêvera encore après un bonheur qu’il n’aura plus.

Le Sultan resta tout troublé de la chanson qu’il venait d’entendre.

— Cette femme est la plus impudique des créatures, dit-il. Après cela son désir immense de volupté prouverait peut-être qu’elle n’est pas mariée. Qui sait même si elle n’est pas pucelle ?

— Sire, dit Omar, cette dame est mariée, mais il y a longtemps qu’elle n’a vu son mari. Malgré toutes les séductions qui l’ont entourée, elle a toujours été sage.

— Quel est son époux ? demanda le Sultan.

— C’est, répondit Omar, le fils du Vizir de ton père.

— Tu as raison, Omar, j’ai, en effet, entendu parler des vertus de cette dame et de ses charmes irrésistibles. L’on prétend qu’elle n’a jamais connu le vice. Il me la faut pour moi, j’y ferai tous mes efforts. Mais quelle est ta maîtresse parmi ces femmes, Omar ?

— Ne le devinez-vous point, mon Seigneur ?

— Je crois que la jeune fille qui se rapproche de la bien-aimée de mon cœur, ne t’est point indifférente.

— C’est bien elle, pensa Omar, tout surpris de la justesse d’esprit du prince.

Pendant ce temps Debrom pressait la dame de le suivre :

— Je suis fatigué de tes mensonges, Boudroul Boudour, disait-il !

Il a raison, pensait le Sultan, celui qui t’a donné ce joli nom.

Et la malheureuse femme s’étant levée, le nègre la poursuivait pour la frapper. Alors le sang monta tout à coup à la tête du seigneur Direm, qui devenait fou de jalousie :

— Vous verrez, disait-il à ses compagnons en se frappant sur le cœur, que je tuerai ce vilain de ma propre main. Mais laissons à ma belle sultane le temps de le mettre encore plus en fureur.

Celle-ci criait à Debrom :

— Ne perds donc ni patience, ni espoir. Mais pourquoi veux-tu donc tromper avec moi la femme du Grand Vizir, qui t’aime tant ? Où est donc ce violent amour que tu lui jurais naguère ? Reviens vers moi, sois calme et entends mes chansons :

Suis mes conseils à propos des femmes,
Leurs désirs sont écrits entre leurs deux yeux,
Mais le secret de leurs cœurs est impénétrable.
Ni la fille d’un sultan ni celle d’un esclave ne trahira la pensée qu’elle cache.
La femme qui cache son secret est l’image de la force
Et le plus grand roi de la terre est sans puissance devant elle.

Il ne faut pas avoir l’air de trouver toutes les femmes jolies ;
Il ne faut pas dire non plus : Il n’y a que celle-là de belle.

Dis à la femme que tu aimes : Viens partager mon âme ;
Mais garde-toi bien de lui laisser lire ta pensée.

Si dans ton lit une femme t’enchante, méfie-toi ;
L’Amour des femmes s’échappe comme l’eau d’un vase percé.
Tant que tu seras sur sa poitrine, tu demeureras son bien-aimé ;
Au moment d’être heureuse, elle t’appellera : Mon cœur. Nigaud !

Puis après, que seras-tu pour elle ? Le vide ;
Tandis que tu lui resteras attaché comme l’esclave à son maître.
Crois-moi car je dis bien vrai :
Un homme doit conserver son empire sur la femme ;
La femme est dans son rôle quand elle obéit ;
Elle ne jouira de la considération de tous qu’à ce prix.

L’homme auquel Dieu a donné la sagesse.
N’aura pas un jour dans sa vie confiance en sa femme.

Ceux qui étaient avec le Sultan se mirent tous à pleurer en entendant ces beaux vers.

— Assez ! dit le seigneur Direm.

Et le nègre Debrom, complètement gris, chanta à son tour :

Nous autres nègres, nous avons bien assez de femmes,
Devant nous leurs secrets tombent sans efforts.
Les hommes blancs craignent notre couleur noire,
Ils sont pâles et faibles ; à nous la force !

Les douze filles ne sont pas pour nous,
Nous aimons les femmes faites et dressées ;
Sans nous presser, jouissons de la vie ;
La maladie s’émousse sur nos corps d’airain.

Notre vigueur irrite les désirs des femmes,
L’union de leurs corps et des nôtres les perd ;

Nos caresses les enivrent et tuent leur esprit ;
Celles qui nous ont connus deviennent nos esclaves !

À peine eut-il terminé ce chant, qu’il se jeta aux pieds de Boudroul Boudour, qui le repoussa avec mépris. Le Sultan alors dégaina et entra dans la salle, suivi de ses compagnons. Les nègres et les femmes n’eurent pas le temps de réfléchir, que déjà les sabres menaçaient leurs fronts. Un des noirs se précipite sur le roi, qui, d’un coup de cimeterre, lui sépara la tête du tronc.

— Dieu est immense, s’écria-t-il, en regardant sa bien-aimée, ton désir est accompli ; je viens te délivrer de tes ennemis.

Un autre nègre s’élança furieux contre le meurtrier de son ami, et d’un coup de flambeau d’or brisa comme verre le sabre de Direm, qui avait paré de sa lame son corps menacé ; mais, celui-ci, voyant les débris de son arme merveilleuse, devint fou de colère et saisissant son agresseur de sa main d’acier, il l’éleva dans l’air, puis le jetant violemment contre le mur, il lui brisa les os.

— Dieu est grand, dit-il, mon bras ne faiblira pas.

Les nègres terrifiés n’osaient plus bouger. Le prince disait :

— Ceux qui ont osé porter la main sur moi ont été anéantis.

Aussitôt il donna l’ordre de lier solidement et d’enfermer les cinq noirs qui vivaient encore. Puis se tournant vers la Lune des Lunes, il lui dit :

— Ô la plus belle, dis-moi qui tu es ?

Elle lui raconta alors ce qu’Omar, fils de Saïd, lui avait déjà appris, et le Sultan, bientôt remis de sa fureur, reprit avec grâce :

— Que la bénédiction de Dieu soit sur toi. Dis-moi, ma bien-aimée, combien de temps une femme peut rester constante.

Et comme elle rougissait au lieu de répondre.

— Parle, lui dit le Sultan, au lieu de rougir.

— Ô mon maître, répondit-elle, la plus modeste, la plus sage, la plus vertueuse est fidèle pendant six mois ; et celle qui n’a aucun amour dans le cœur et qui rencontre une occasion entraînante ne restera pas si longtemps sans faiblir.

— Maintenant, dit Direm, nomme-moi les femmes qui sont là.

— Celle-ci, répondit-elle, est la femme du Cadi ; celle-là est l’épouse du Caïd : cette autre est la femme de l’écrivain ; celle-là la femme du petit ministre ; celle-là la compagne du chef des muphtis et celle-là la femme du gardien du trésor.

— Et les autres ? reprit le Sultan.

— Ce sont des invitées ou des femmes enlevées ; l’une d’elles a été amenée ici par une vieille caouada pour les plaisirs d’un nègre. C’était la maîtresse d’Omar.

— Et à qui appartient-elle ?

— À l’amine des marchands.

— Et ces jeunes filles, qui sont-elles ?

— Celle-ci est la fille du secrétaire du trésor ; cette autre est la fille du Caïd de la Caba ; après vient la fille du Mohatssib et plus loin la fille de l’amine des crieurs. Puis la fille du chef des Ulémas.

Et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle les eut toutes désignées.

— Et comment se fait-il que tant de femmes se trouvent ainsi réunies dans ces lieux ?

— C’est le besoin de luxe, de beaux vêtements, de perles et de bijoux qui les amène ; et aussi le désir de niquer avec des hommes dont le tota, toujours en l’air, ne tombe qu’au moment où ils s’endorment.

— Mais que font-ils donc pour conserver ainsi leur vigueur ?

— Sire, ils ne se nourrissent que de jaunes d’œufs cuits dans du beurre et baignés ensuite dans du miel ; ils mangent avec cela du pain de semoule et ne boivent pas d’eau à la fin de leurs repas. Le chef des nègres, Debrom, a pris à son service une vieille femme fort habile qui cherche dans tout le pays les plus jolies filles pour les amener ici, au prix de beaucoup d’or et de pierres précieuses.

— Mais comment se fait-il que ce nègre soit si riche ?

La Lune des Lunes n’osa répondre, mais à son silence le roi comprit que la femme de son grand Vizir devait subvenir à ces énormes dépenses, comme le lui avait dit Omar.

— Écoute, Boudroul Boudour, dit le prince, nous sommes tous deux musulmans ; tu es belle entre les belles comme je suis puissant sur tous les hommes ; je te donne mon cœur. Veux-tu l’accepter ?

— Que Dieu éloigne le mal de toi, répondit-elle, et te comble de ses faveurs ; qu’il entoure de splendeurs toi et les tiens, et que ton front rayonne de gloire comme le soleil.

Tous deux se sentaient attirés l’un vers l’autre par un doux sentiment, et la sultane qui craignait qu’il ne lui arrivât malheur, à cause des scènes dont le Sultan avait été témoin, flattait son royal amant avec de douces paroles.

Cependant le grand Chef ordonna aux siens d’attacher les nègres à leurs maîtresses, deux à deux.

— Puisque l’union leur plaît tant, dit-il, je jure que maintenant ils ne se sépareront plus.

— Mais pourquoi ne m’as-tu pas fait prévenir de ce qui se passait ici, méchante ? demanda-t-il à la Lune des Lunes.

— Je ne le pouvais pas, dit-elle, j’ai été enlevée à mon mari qui ignore le lieu où l’on m’a conduite, et, malgré mes efforts, il m’a été impossible de m’échapper !

— Je suis sûr, reprit le Sultan, que tu as fait l’amour avec ces misérables nègres.

— Non, sur mon âme, je suis restée fidèle à mon mari, car jusqu’alors je n’avais vu personne qui pût lui être comparé en force et en beauté.

— Ma pensée est toute à toi, dit le Sultan, et après Dieu et le prophète, je n’aime rien autre mieux que ta ravissante personne. Cependant je ne te cacherai pas que j’ai trouvé tes chansons un peu légères pour une femme vertueuse et que je ne comprends guère que la sagesse s’allie aux paroles voluptueuses que je t’ai entendue prononcer.

— J’avais trois motifs, répondit-elle ; le premier, d’appeler à moi un aide généreux pour me délivrer de l’esclavage de ces démons ; le deuxième, de rappeler à ma mémoire, par les vers que tu as entendus, un temps meilleur, et le troisième, de faire prendre patience au nègre, qui se calme lorsqu’il m’entend chanter.

— Toi seule as su te faire respecter dans cet enfer, dit le prince, toi seule conserveras la vie.

Le Sultan allait se retirer lorsque Boudroul Boudour se vit entourée de nègres et de femmes qui la priaient à genoux de les sauver.

— Le Sultan écoutera ta voix, disaient-ils, et leurs larmes baignaient ses jolis pieds.

— Mon Seigneur, s’écria-t-elle !

— Prends patience, fit le prince, je vais envoyer de belles mules pour te prendre et te conduire à mon palais.

— Sire, je ne bouge pas d’ici que vous ne m’ayiez accordé une grâce.

— Parle, et sur le prophète ! Je ferai selon ton désir.

— Je veux d’abord que tu me fasses riche, et ensuite que tu m’accordes la grâce de ces pauvres femmes et de ces malheureuses filles, pour ne pas faire un scandale affreux si près de ta capitale.

— Je l’ai juré, ce que tu demandes sera fait.

Alors ayant appelé le Sief, il fit trancher immédiatement la tête à tous les nègres, excepté à Debrom, qui était un noir superbe, mais il lui fit couper le nez et les oreilles.

Quand le bourreau eut terminé son exécution, il arracha le tota de chacun des suppliciés et l’introduisit dans leur bouche, puis il cloua les têtes sur les créneaux de la maison et coucha sur la terrasse les six corps décapités.

Chacun alors retourna chez soi, le Sultan avec la belle Boudroul Boudour, assise sur une superbe monture ; Omar, que le prince venait de nommer son secrétaire particulier, avec sa bien-aimée ; le Sief et les autres de la suite chargés du trésor que l’on avait pris dans le bordj.

Le roi donna le château et les meubles au fils du Vizir de son père et garda sa femme. Puis il exila son grand Vizir ainsi que son épouse, qui avait entretenu pendant si longtemps et à si grands frais le nègre Debrom.

Ensuite faisant venir la vieille qui procurait des filles aux noirs :

— Pourquoi, dit-il, amènes-tu ainsi les femmes aux hommes ? Que signifie ce vilain métier ?

— Le métier est fort lucratif, répondit l’édentée, il y a dans ton royaume bon nombre de dames qui font comme moi.

Le Sultan se fit amener toutes les caouadas de son empire et ordonna qu’on les mît à mort. Il fit aussi périr toutes les femmes infidèles et tous les maris trompés, fit raser leurs maisons et passer le feu sur les ruines, pour détruire la graine du cocuage.

Mais en ceci il se trompa fort, car depuis comme avant, tout mari qui a confiance en sa femme et qui ne la surveille pas à chaque instant du jour et de la nuit, est sûr d’être cocu des pieds à la tête, et tellement bafoué qu’il vaudrait mieux pour lui se faire enterrer tout de suite dans un silo.

Ô Allah ! fais éloigner de nous les femmes mauvaises desquelles adviennent de si grands maux !