Le Parfum des prairies (le Jardin parfumé)/00-8

II

Notice du traducteur


SUR LE CHEIKH NEFZAOUI[1]

(1850)

(Édition autographiée de 1876)


Le nom du Cheikh Nefzaoui n’est passé à la postérité que par l’ouvrage dont la traduction est ci-après, et qui est le seul qui soit connu de lui.

Malgré la nature du sujet qui y est traité et les erreurs multipliées qui s’y rencontrent, suite de la négligence et de l’ignorance des copistes, on reconnaît que ce traité est dû à la plume d’un homme d’une grande érudition et réunissant généralement plus de connaissances en littérature et en médecine que l’on est habitué à en rencontrer chez les Arabes.

D’après la notice historique qui se trouve dans les premiers feuillets du manuscrit, et nonobstant l’inexactitude qu’elle semble renfermer au sujet du nom du Bey qui régnait à Tunis, il est présumable que cet ouvrage a été composé dans le commencement du xvie siècle, vers l’an 925 de l’Hégire.

Quant à la patrie de l’auteur, on est autorisé à penser, en raison de l’habitude qu’ont les Arabes de joindre souvent à leur nom celui de leur pays, qu’il est né à Nefzaoua[2], ville située dans le canton de ce nom, sur les bords du lac dit Sebkha Melrir, au sud du royaume de Tunis.

Ainsi que le dit le Cheikh lui-même, il habitait Tunis, et c’est dans cette ville qu’il aurait composé son ouvrage. Un motif tout particulier, et que rapporte la tradition, l’aurait amené à s’occuper d’un travail auquel ses goûts simples et retirés semblaient devoir le rendre étranger.

Ses connaissances en jurisprudence et en littérature, ainsi qu’en médecine, l’ayant signalé au Bey de Tunis, celui-ci aurait voulu lui faire remplir l’emploi de cadi, et cela malgré sa répugnance à occuper des fonctions publiques.

Hésitant toutefois à mécontenter le Bey par un refus formel, qui aurait pu ne pas être sans danger pour lui, il demanda seulement un court délai pour mettre la dernière main à un ouvrage qu’il avait entrepris.

Ce délai accordé, il l’employa à composer le traité dont il s’agit, traité qui, lorsqu’il fut connu, appela tellement l’attention sur son auteur qu’il devint dès lors impossible de lui confier des fonctions de la nature de celles de cadi[3].

Mais cette version, qui n’est appuyée d’aucun témoignage authentique, et qui tendrait à faire passer le Cheikh Nefzaoui pour un homme d’une morale peu sévère, ne me paraît pas devoir être admise. Il suffit, en effet, de jeter un coup d’œil sur ce livre, pour se convaincre que son auteur, en le composant, a été animé des plus louables intentions et que, loin d’être blâmable, il s’est créé, au contraire, par les services qu’il a cherché à rendre à l’humanité, des droits à sa reconnaissance, ainsi qu’à celle de la postérité.

Contrairement à l’habitude des Arabes, il n’existe aucun commentaire de ce livre ; peut-être faudrait-il rechercher la cause de cette lacune dans la nature même du sujet qui y est traité et qui aurait effrayé, mal à propos, les esprits sérieux et adonnés à l’étude. Je dis : mal à propos, parce que cette œuvre, plus que toute autre, avait besoin de commentaires ; des questions graves y sont traitées et ouvraient un vaste champ au travail, à la méditation.

Quoi de plus important, en effet, que l’étude des principes sur lesquels repose le bonheur de l’homme et de la femme, en raison de leurs relations mutuelles, relations qui, elles-mêmes, sont toutes assujetties à des causes de caractère, de santé, de tempérament et de constitution qu’il appartient aux philosophes d’approfondir ? J’ai cherché à combler cette omission par des notes qui, bien qu’incomplètes, je l’avoue, peuvent cependant, jusqu’à un certain point, servir de guide.

Dans les cas douteux et difficiles, et lorsque la pensée de l’auteur ne me semblait pas ressortir d’une façon suffisamment claire, je n’ai point hésité à chercher la lumière auprès des savants de l’une et de l’autre religion, et c’est grâce à leur obligeant concours que bien des difficultés, que je croyais insurmontables, ont été vaincues. Je me plais à leur adresser ici tous mes remerciements.

Parmi les auteurs qui ont traité de matières semblables, on n’en trouve point qui puissent être complètement comparés au Cheikh, car son œuvre tient à la fois de l’Arétin, de l’Amour Conjugal et de Rabelais ; ses rapports avec ce dernier auteur m’ont même quelquefois paru si frappants que je n’ai pu résister au désir de mettre en regard de la traduction quelques passages analogues tirés de cet ouvrage.

Mais ce qui fait surtout de ce traité un livre tout à fait à part, et peut-être unique en son genre, c’est le sérieux avec lequel les questions les plus lascives et les plus obscènes sont présentées ; on voit que l’auteur est persuadé de l’importance des questions qu’il y traite et que le désir d’être utile à ses semblables est le seul mobile de ses efforts.

Il n’hésite point d’ailleurs, pour donner plus de poids à ses recommandations, à multiplier les citations religieuses et, en plusieurs circonstances, il invoque l’autorité du Koran, le livre sacré par excellence chez les musulmans.

Il y a lieu de penser que cette œuvre, sans être précisément une compilation, n’est pas due tout entière au génie du Cheikh Nefzaoui et que plusieurs emprunts ont été faits à des auteurs arabes et indiens. Ainsi tout ce qui est relatif à Moçaïlama et à Chedjâ est tiré de l’ouvrage de Mohammed ben Djerir el Taberi ; les diverses positions décrites pour le coït, ainsi que les mouvements qui leur sont applicables, proviennent de livres indiens ; enfin le Traité des Oiseaux et des Fleurs, par Azeddine el Mocadecci, paraît avoir été consulté en ce qui est relatif à l’interprétation des songes. Mais on ne peut qu’approuver l’auteur d’avoir cherché à s’entourer des lumières des savants qui l’avaient précédé, et il y aurait de l’ingratitude à ne pas reconnaître les bienfaits que son livre a répandus chez un peuple encore dans l’enfance en ce qui concerne l’art d’aimer.

Il est à regretter seulement que cet ouvrage, complet sous tant de rapports, présente cependant une omission fâcheuse relativement à une habitude trop commune chez les Arabes pour ne pas mériter une attention particulière. Je veux parler de ce goût si répandu chez les Grecs et chez les Romains, et qui consiste à préférer un jeune garçon à une femme, ou bien à considérer celle-ci comme un jeune garçon.

Il y avait, à ce sujet, de bons et salutaires conseils à donner, ainsi que sur les plaisirs que prennent entre elles les femmes tribades. Le même silence est gardé par l’auteur à l’égard de la bestialité ; cependant les deux contes qu’il rapporte et qui parlent, l’un de deux femmes se caressant mutuellement, et l’autre d’une femme recherchant les caresses d’un âne, prouvent que ces genres de plaisir ne lui étaient pas inconnus : il est dès lors inexcusable de n’être pas entré dans quelques détails au sujet de ces diverses manières d’entendre l’amour. Certes, il eût été intéressant de connaître quels sont les animaux qui, en raison de leurs mœurs et de leur conformation, sont le mieux appropriés pour servir au plaisir soit de l’homme, soit de la femme, et quels peuvent être les résultats de ces accouplements.

Enfin le Cheikh garde également le silence sur les jouissances qu’est susceptible de donner la bouche ou la main d’une jolie femme, ainsi que sur les cunnilinges.

Qui a pu motiver un pareil oubli à l’égard de questions aussi intéressantes ? Le silence de l’auteur à ce sujet ne peut être attribué à l’ignorance, car, dans le cours de son ouvrage, il a donné des preuves d’une érudition trop étendue et trop variée pour qu’il soit permis de suspecter son savoir.

Faut-il rechercher la cause de cette lacune dans l’espèce de mépris qui existe réellement chez le musulman pour la femme et qui l’amène à croire qu’il dégraderait sa dignité d’homme s’il s’abaissait à des caresses paraissant s’écarter des règles qu’a tracées la nature ? Ou bien enfin l’auteur s’est-il tu, craignant, s’il abordait de pareilles matières, de laisser présumer qu’il partageait des goûts que beaucoup de personnes regardent comme dépravés ?

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage, tel qu’il est, contient encore un grand nombre de renseignements utiles et de faits curieux, et j’en ai entrepris la traduction parce que, comme le dit le Cheikh Nefzaoui dans le préambule de son ouvrage : « J’en jure par Dieu, certes ! la connaissance de ce livre était nécessaire ; il n’y aura que l’ignorant éhonté, ennemi de toute science, qui ne le lira pas ou qui le tournera en ridicule. »


  1. Note de l’édition autographiée (1876). — Le lecteur voudra bien ne pas oublier, en parcourant cet ouvrage, que les Notices et les Notes qui le précèdent ou l’accompagnent, et qui émanent de l’éminent Traducteur, ont été rédigées à une époque où l’Algérie était peu connue, où la Kabylie, en particulier, ne l’était pour ainsi dire pas. Il ne trouvera, dès lors, pas surprenant que quelques détails qui y sont donnés ne soient pas à la hauteur des connaissances actuellement acquises.
  2. Le canton de Nefzaoua renferme beaucoup de villages isolés les uns des autres ; tous sont en plaine et entourés de palmiers, au milieu desquels il y a de grands réservoirs. Les pèlerins croient qu’on appelle ce pays Nefzaoua parce qu’il y a mille zaoua (chapelle où est enterré un marabout), d’où, prétendent-ils, on a d’abord dit El Afoun Zaouia, puis par corruption Nefzaoua. Mais cette étymologie, qui est arabe, ne paraît pas exacte, car, d’après ce que disent les historiens arabes, les noms des localités sont antérieurs à l’établissement de l’islamisme. La ville de Nefzaoua est entourée d’un mur construit de pierres et de briques ; elle a six portes, une mosquée, des bains et un marché ; les environs offrent partout des fontaines et des jardins.
  3. Il ne serait pas impossible que le livre composé en cette circonstance par le Cheikh ne fût l’abrégé de celui-ci, abrégé dont il parle dans le premier chapitre de cet ouvrage et qu’il désigne sous le nom de Flambeau de l’Univers.