Le Parfum des îles Borromées/XVIII

Ollendorff (p. 240-244).

XVIII


— Monsieur Dompierre ! lança à haute voix, M. Belvidera aussitôt qu’il eut quitté Mme de Chandoyseau.

Et dès qu’il l’eut rejoint :

— Mon cher ami, dit-il, je vais vous prier de me rendre un important service.

— Quoi ! dit Dompierre qui, étant prêt à tout, s’efforçait de sourire, me voulez-vous pour témoin ? Vous battriez-vous avec… le révérend ?

— Si un homme se fût avisé de me dire ce qui vient de m’être dit, je ne me battrais pas avec lui, en ce moment-ci, du moins ; je crois que je le tuerais, comme une bête !…

— Ah ! fit froidement Dompierre.

— Monsieur Dompierre, poursuivit le chevalier, est-il vrai que vous avez l’intention de nous quitter ? Ma femme m’en a touché un mot, mais…

— C’était mon intention, en effet.

— Voulez-vous me permettre d’insister pour que vous restiez encore quelque temps avec nous ?

— Si c’est pour vous servir, je le ferai de grand cœur, mais je ne comprends pas, je l’avoue…

— Voici. Nous avons dans notre compagnie une personne qui s’est permis de me faire entendre que j’aurais sujet de surveiller ma femme. Vous êtes un jeune homme, et je ne sais si vous comprenez toute l’ignominie que contient un semblable avis jeté à la face de l’homme que je suis, et que vous voulez bien me faire l’honneur d’apprécier. Je ne sais quelle conception de la famille et de la dignité humaine ont ces espèces de marionnettes que vous méprisez autant que moi, m’avez-vous dit ; toujours est-il que je ne suis pas d’humeur, moi, à laisser faire si bon marché de ce qui est mon culte, mon bonheur, mon ambition, l’espoir secret de chacun de mes efforts : la grandeur et la pureté de mon nom. Peut-être suis-je un homme d’un autre temps mais, toute modestie à part, je plains les temps qui n’auront que des hommes faisant fi de ce qui constitue mon orgueil. C’est par mon orgueil que j’agis, c’est par lui que je suis capable d’accomplir des œuvres hardies, difficiles et utiles. Je ne me suis pas constitué une famille au hasard ; je n’ai pas épousé la première venue. Je fais et je ferai constamment à ma femme l’honneur de ne pas soupçonner que quelqu’un puisse élever un doute sur son honorabilité. Et une misérable catin, — car cette femme s’est jetée à notre cou à tous, n’est-ce pas, monsieur ? aussi bien au vôtre qu’au mien, et elle crève de dépit et de jalousie, — est venue me souffler que je ferais bien d’ouvrir les yeux ! En vérité, je ne sais pas comment je ne l’ai pas écrasée ! Vous devinez, monsieur, que vous n’échappez pas à être mêlé à cette turpitude… Je vous sais gré de ne même pas protester de votre innocence. Je vous prie donc, au nom de l’amitié qui nous a liés spontanément, sinon par un sentiment de générosité envers une femme qui peut souffrir à cause de vous, je vous prie donc de ne pas nous fuir, ce qui donnerait une apparence de vérité à la calomnie, mais de demeurer près de nous, plus intimement uni à nous que jamais, et ceci, sous mes yeux, sous la garantie de mon amitié qui est telle en réalité et que je saurai manifester telle, que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir.

Vous êtes un galant homme : je ne vous demande même pas si vous acceptez.

M. Belvidera tendit la main au jeune homme, devant Mme de Chandoyseau, qui assistait de loin à ce colloque. Dompierre, muet et glacé comme une statue de marbre, se laissa serrer la main. Enfin, il fit effort pour desserrer les dents et dit :

— Je suis à vous.

— Merci, fit M. Belvidera ; et il ajouta en souriant :

— Et puis, vous savez je ne veux pas vous imposer une pénitence : toutes les fois que vous aurez mieux à faire, — ce qui ne peut manquer de vous arriver, — vous pourrez vous échapper sans demander la permission…

Gabriel saisit l’allusion à l’intrigue de Carlotta. Il l’avait oubliée, dans le saisissement que lui avait causé le discours de M. Belvidera. Sans doute celui-ci y ajoutait foi. Peut-être était-ce grâce à cette conviction qu’il ne le soupçonnait pas même d’avoir une passion inavouée par sa femme. Il fallait donc commettre cette autre infamie, contribuer à accuser une pauvre fille innocente. Il sourit, de l’air de quelqu’un qui a compris et qui acquiesce.

La petite Luisa déboucha en courant dans le jardin, où se trouvaient ces messieurs. Elle avait les deux mains sur les yeux et faillit tomber à plusieurs reprises avant de venir se réfugier en fondant en larmes dans les bras de son père.

— Luisa ! voyons ! eh bien ! qu’est-ce qui nous est arrivé ?

Dès qu’on la tint et la caressa, ses sanglots redoublèrent. Enfin, quand elle put parler :

— On m’a dit de m’en aller ! dit-elle.

— Qui est-ce qui t’a dit de t’en aller ?

— Maman et Solweg m’ont dit d’aller jouer.

— Mais, si on t’a dit d’aller jouer, il n’y a pas de quoi pleurer !

— Oh ! dit-elle, je sais bien ce que ça veut dire. C’est très désagréable ; ça m’arrive toutes les fois qu’on veut parler sérieusement. Je ne suis pas assez grande.

— Mais, ma petite Luisa, à mesure que tu seras plus grande, tes désagréments le seront aussi !

— Je le sais bien, puisque Solweg, qui est une grande jeune fille, pleure plus que moi. On est malheureux tant qu’on n’est pas marié. Mais au moins, quand on est grande, on n’est plus vexée…

— Luisa, est-ce que ta maman va bientôt descendre ?

— Puisque je t’ai dit qu’elle dit des choses sérieuses avec Solweg ; il doit y en avoir pour longtemps.

— Mais non, petite Luisa, c’est ce qu’on a le plus tôt fait de dire.

— Tenez ! dit l’enfant, on les voit d’ici, elles n’ont pas l’air d’avoir fini !

Ces messieurs levèrent les yeux et aperçurent en effet, à une fenêtre du second étage, la tête de Mme Belvidera. La jeune femme semblait parler avec une grande animation. On ne voyait pas Solweg. Les persiennes étaient ouvertes ; un vase de fleurs avait été déposé sur l’appui de la fenêtre, sans doute de peur d’incommoder la malade.

M. Belvidera mit ses mains en cornet sur sa bouche et adressa à sa femme un appel familier.

Elle tourna la tête vivement, et en même temps on vit se hausser la figure blonde de Solweg. Ses yeux étaient rougis, et la petite Luisa avait raison de dire que la grande jeune fille pleurait plus qu’elle.

— Elle pleure de chagrin, dit M. Belvidera, d’être la sœur de Madame de Chandoyseau. C’est une petite qu’il faut plaindre. Dites donc, ajouta-t-il, en se retournant vers Dompierre, tout ce monde-là m’ennuie énormément aujourd’hui ; voulez-vous que nous allions déjeuner à Menaggio, là-bas en face ? nous y passerons tranquillement l’après-midi. Je vais dire à ma femme de se préparer dès qu’elle aura essuyé les larmes de Mademoiselle Solweg…

Ce qu’il proposait à Dompierre, c’était le premier acte de son nouveau supplice ; c’était le rapprochement, la liaison plus intime que jamais des deux amants sous l’étreinte plus que jamais amicale du mari, étreinte d’une amitié telle, avait-il dit, « que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir ». Le jeune homme ne pouvait s’y soustraire ; il contraignit un involontaire mouvement de retrait, presque de supplication, de demande de grâce. Mais, d’ailleurs, il venait d’être si rudement secoué par l’événement de la matinée que souffrir à vif tout le long du jour lui semblait préférable au désespoir languide qu’il eût traîné dans la solitude.

— Très volontiers ! très volontiers ! dit-il.