Ollendorff (p. 233-239).

XVII


M. Belvidera ayant pris le bras du révérend Lovely ne pouvait être conduit ailleurs que dans les environs de Mme de Chandoyseau. Ces messieurs la trouvèrent en effet sous un petit bosquet tout proche de l’entrée de l’hôtel, du côté du jardin, et d’où elle pouvait voir et interpeller à sa guise les allants et les venants.

Elle manifesta une grande joie en voyant l’attitude amicale de M. Belvidera et de son grand et noble ami le clergyman. Elle avait, disait-elle, tant de plaisir à approcher les âmes loyales ; il n’y en avait plus ; ne riait-on pas de la probité même ?

En réalité, elle envoyait le pauvre révérend par la ville, comme elle l’envoyait dans les salons de l’hôtel, pour qu’il lui rapportât les nouvelles et les potins. Le vieillard, grâce à son habit et à ses cheveux blancs, recevait les échos divers sans éveiller la méfiance, et sa docilité au rapport égalait celle d’une estafette ou d’un policier. Son attitude était d’un chien.

M. Belvidera, qui n’éprouvait aucune estime pour le caractère de Mme de Chandoyseau dont il percevait la médiocrité sans prendre la peine de pénétrer la perfidie, essaya de s’éloigner dès qu’il eut accompli sa politesse en demandant des nouvelles de mademoiselle Solweg.

— Monsieur Belvidera, dit-elle, je vous en prie, ne me quittez pas si tôt, et, puisque vous avez fait un tour en ville, dites-moi de quoi il retourne ; je n’ai pas pu sortir à cause de ma sœurette, et vous savez que je suis une curieuse !…

— Mais, madame, je n’ai rien vu que d’ordinaire…

Yes, dit le révérend qui se hâtait d’accomplir sa mission avec le scrupule qu’il avait certainement apporté dans toutes les fonctions de son existence, yes, c’est toujours le même chose ; et le scandale est devenu notre sport préféré. Ah ! madame, Dieu nous expédiera le châtiment !

— Quoi ? dit Mme de Chandoyseau sur un ton étonné, que voulez-vous dire ? C’est toujours cette malheureuse fille ?…

— Hélas ! madame, elle est véritablement l’impiudence mériée au libertinage ; et c’est la spécialité de la douleur pour notre petite amicale famille de voir cette jeune homme qui a le place à notre table, contribuer…

— Ciel ! que voulez-vous dire ? Un des nôtres ! serait-ce vrai ?… Je sais que le bruit en a couru ; mais c’est impossible ! Voyons, mon révérend, qu’avez-vous appris ? avez-vous vu quelque chose ?

— Si j’ai vu, madame ! yes ! cent personnes ont vu comme moi, ce matin, sur le place, cette jeune homme, en compagnie de la maôvaise girl qu’il a emmenée faire le promenède aux jardins Serbelloni !…

— Mon révérend ! mon révérend ! vous avez dû vous tromper : ce que vous dites là me suffoque, c’est invraisemblable !

Elle était effrayée elle-même de la consistance que le simple hasard d’une rencontre donnait à la calomnie qu’elle avait semée.

— Véritablement, dit le clergyman, je prends témoin Monsieur Belvidera lui-même qui promenait aux jardins Serbelloni et qui a pu ouvrir les yeux sur le pernicieux spectacle…

— J’ai vu, dit M. Belvidera, la Carlotta et Monsieur Dompierre, auxquels, paraît-il, on a fait sur la place un accueil assez singulier. Est-ce là ce dont vous voulez parler ?

— Eh ! monsieur, de quoi voulez-vous donc que l’on parle ? Quand on pense que nos enfants, nos jeunes filles, votre fillette, monsieur, qui connaissent ce jeune homme et voient tous les jours cette fille nous insulter avec ses oripeaux tapageurs, sont témoins d’un tel dévergondage ! Monsieur Dompierre ! Monsieur Dompierre ! J’ai besoin qu’on me répète ce nom pour que je croie ce qui est. J’aurais certes soupçonné tout le monde avant lui !

— Mais, madame, dit M. Belvidera, Monsieur Dompierre est d’âge et de tournure à avoir de belles maîtresses ! Je ne vois pas ce qui vous étonne…

— Monsieur, mon étonnement ne vient qu’après mon indignation ; mais je vous dirai que c’est précisément parce que je tiens Monsieur Dompierre pour un jeune homme d’esprit élevé, délicat, plein d’agrément, et de mœurs comme de tournure élégantes, que je ne puis croire qu’il aille prendre ses maîtresses parmi les filles en guenilles et la populace malpropre couverte de vermine, où nous avons tous vu la Carlotta, il n’y a pas trois semaines.

— Madame, on dit qu’une perle fut trouvée un jour dans le fumier.

— Ce n’est certainement pas le cas ! Cette fille est grossière et stupide, et elle n’a qu’une beauté vulgaire. En vérité, Monsieur Dompierre manifeste des goûts plus élevés, à moins qu’il ne soit un hypocrite achevé. Mais, monsieur, vous n’avez donc jamais regardé ce jeune homme-là en face ? Vous n’avez pas vu la fièvre qui lui brûle les yeux, qui lui amaigrit les joues, qui secoue ses fines mains nerveuses ! C’est un aristocrate dans toute la force du terme ! C’est un garçon qui ne peut avoir qu’une de ces passions où l’esprit a autant de prise que les sens et le cœur ! Ces hommes-là se ruiner pour des filles ! Allons donc ! Tenez ! si cela était, ce ne pourrait être que par dépit ; mais alors faudrait-il qu’il eût par ailleurs quelque passion farouche ! On ne fait des largesses à une va-nu-pieds comme la Carlotta, que sous les yeux de quelque grande dame qu’on prétend toucher par l’étalage de son désespoir !… Ah ! monsieur, je m’étonne de ne pas vous voir défendre votre ami, car je sais que vous l’estimez fort. Croyez-moi, ce n’est pas un homme à aimer une fille… Mais, chut !… Le voilà qui vient avec votre femme !…

M. Belvidera comprit l’insinuation que cette langue de vipère s’efforçait de faire pénétrer en lui, sous le couvert de la générosité. Il allait s’éloigner indigné, et rejoindre sa femme, quand le minutieux clergyman ajouta :

— Pourtant, madame, on dit que Monsieur Dompierre fit hier pour la Carlotta, une athlétique prouesse, une… comment appelez-vous le chose… cette chose où il risquait le vie pour une toute petite stioupidité… une gageure, c’est cela !

Le chevalier avait connu avant tout autre l’histoire de la gageure. Bien que fort désintéressé, à l’ordinaire, de tous les racontars et les on-dit, la question devenait attrayante pour lui, par suite de l’intérêt même qu’il portait à Gabriel Dompierre. Au lieu de se dégager du groupe de Mme de Chandoyseau et du clergyman il fit signe à sa femme de ne pas les interrompre, et, se souvenant que Luisa l’avait prié de s’éloigner parce qu’elle avait à parler à M. Dompierre, il lui dit de loin, sur le ton d’une riposte amicale :

— Non ! non ! laissez-nous ! je suis en confidence avec Madame de Chandoyseau et le révérend Lovely !

— Puisque c’est ainsi, dit Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, voulez-vous faire à la pauvre Solweg le plaisir de monter la voir ? Vous la rendrez bien heureuse ; elle va mieux !

— Volontiers, fit Mme Belvidera.

Dompierre tourna sur ses talons.

Le révérend était tout heureux de voir que pour une fois, Mme de Chandoyseau buvait avec avidité ses paroles.

— On dit, poursuivit-il, que Monsieur Dompierre aurait monté dans le barque hier, au milieu de la tempête, et aurait fait le passage de Cadenabbia, au risque de se noyer.

— Et qui dites-vous, aurait tenu la gageure contre lui ? interrogea vivement M. Belvidera.

— C’est la pécheresse, Monsieur, n’en doutez pas, c’est la Carlotta !

M. Belvidera observait le visage de Mme de Chandoyseau, qui ne protesta que par un très vif étonnement. Elle était stupéfaite de la tournure que prenaient les choses ; elle savait l’équipée de Dompierre à Cadenabbia, qu’elle avait causée elle-même en excitant la jalousie de l’amant de Mme Belvidera ; mais elle ne s’attendait pas vraiment à l’interprétation qu’en donnait l’opinion publique. Tout contribuait à affermir l’idylle de Carlotta et de Dompierre, qu’elle avait elle-même répandue il n’y avait pas vingt-quatre heures.

« Mais, faillit ajouter M. Belvidera, M. Dompierre m’avait affirmé que la gageure avait été tenue par vous-même, madame ! »

Il se contint en pensant que si Dompierre eût dit vrai, en attribuant la responsabilité de cette gageure à Mme de Chandoyseau, celle-ci n’eût eu aucune bonne raison de ne pas la revendiquer. Étant donné son caractère, elle en eût au contraire tiré vanité. Il était plus que probable que Dompierre l’avait laissé accuser afin d’éviter de prononcer un autre nom. Il était très vraisemblable qu’il fût l’amant de la Carlotta et il n’était que décent de sa part de laisser sa liaison enveloppée de mystère.

Aussitôt édifié sur le sens de la petite contradiction que lui avait révélée le rapport du révérend Lovely, M. Belvidera se hâta de prendre congé de la Parisienne, en la félicitant d’avoir soutenu si chaleureusement la défense du jeune homme à qui il accordait, quant à lui, une estime très particulière, qu’il ne songeait pas d’ailleurs à lui retirer, dit-il, à cause de ses intrigues avec la jolie marchande de fleurs. Mais avant de la saluer, afin de ne conserver aucun doute sur la perfidie qu’elle avait apportée à lui signaler la noblesse des goûts de Dompierre, et afin de lui manifester en même temps qu’il n’avait pas été dupe de la générosité du plaidoyer qu’elle n’avait fait que pour éveiller ses soupçons de mari, il lui dit en affectant un ton candide :

— Je vais retrouver Monsieur Dompierre, madame ; dois-je lui dire tout le bien que vous pensez de lui ? croyez-vous qu’il me convienne de lui faire honte de ses amours vulgaires ?…

Elle comprit qu’il avait eu l’oreille bonne, et qu’il la poussait à bout, à mots couverts, pour qu’elle lui parlât net. Puisqu’elle avait tant fait de risquer la partie, à quoi bon, se dit-elle, s’arrêter en chemin ? Et, d’un ton familier, ou elle mettait toute la complicité d’une confidence, et tout bas, en se penchant à son oreille :

— Je ne vous crois pas assez bête pour faire ça, dit-elle.

— Merci, madame, prononça-t-il en la cinglant de son regard expressif d’Italien.

Mme de Chandoyseau pâlit, et pour la première fois de sa vie, eut peur de ce qu’elle avait fait.