Le Parfum des îles Borromées/XIX
XIX
Sur l’invitation de Mme de Chandoyseau, Mme Belvidera était montée chez Solweg. La jeune fille était étendue sur une chaise longue, près de la fenêtre entr’ouverte, et sa petite tête, fine et jolie, dans ses frisons d’or, était appuyée sur sa main. Elle la releva vivement dès qu’elle eut reconnu la voix de l’Italienne et se dressa sur sa chaise.
— Vous, madame ! dit-elle.
Elle était aussi étonnée de la démarche de Mme Belvidera que celle-ci même était émue de l’accomplir. Malgré toute la sympathie que Solweg lui avait inspirée dès le premier jour, Luisa se tenait vis-à-vis d’elle sur une réserve que nécessitait la malheureuse circonstance de la grotte. Ah ! combien de fois n’avait-elle pas eu l’envie de lui sauter au cou, de l’embrasser de tout son cœur à cause de ce qu’elle sentait de douleur intime dans cette tendre petite âme, blessée, elle le voyait bien, d’une manière terrible, et condamnée au silence, au reploiement sur soi-même, par la vulgarité de son entourage, et presque au désespoir par son amour secret.
Toute sa tendresse pour Solweg était mêlée de pitié : elle savait que Gabriel ne l’aimait pas ! Si elle avait eu la moindre raison d’être jalouse, elle l’aurait détestée sans doute ! Mais elle avait le beau rôle. C’est pourquoi elle s’était accoutumée à tant s’attendrir sur elle. Cependant, Solweg, elle, ne devait-elle pas la haïr ? C’est à peine si Mme Belvidera osait l’approcher ; elles n’avaient jamais échangé que des paroles de politesse. Mais elle avait un grand plaisir à sentir entre elle et la jeune fille le lien innocent de la petite Luisa. Il lui semblait que la petite Luisa lui versait de sa tendresse, et que, par la petite Luisa, elle recevait d’elle un peu d’amitié… Enfin que de choses muettes et tendues entre ces deux femmes !
Pourquoi Mme de Chandoyseau avait-elle prié Luisa d’aller voir Solweg ce matin ? Il est probable que Solweg avait demandé des nouvelles de sa rivale, ce qui était une façon d’avoir de celles de Gabriel, et que le nom de Mme Belvidera revenant à la mémoire de Mme de Chandoyseau, elle avait pensé que sa « sœurette » aurait plaisir à la voir. Luisa ne pouvait plus s’arrêter en chemin, et, d’ailleurs, elle éprouvait, à voir Solweg seule une bonne fois, et en cette franchise que donne la maladie, une attraction qui l’emportait…
Elle fut un peu décontenancée par la surprise que Solweg témoigna à la voir. Son « vous, madame ! » la glaçait. Mais elle remarqua dans les yeux de la jeune fille toute une tempête soudaine, un bouleversement.
Solweg en l’apercevant avait reçu comme un petit coup de bâton à la nuque, et elle avait senti sa cervelle trembler ; quelque chose lui était passé par tout le corps, elle avait eu, le temps de deux secondes, comme une taie sur les yeux, et puis elle s’était raidie, en disant : « Voyons ! voyons ! » Pauvre petite ! C’était encore une de ces épreuves qu’elle s’apprêtait à renfoncer, après combien d’autres, au dedans d’elle-même, dans ce coffret fermé du cœur des jeunes filles qui n’ont ni mère, ni confidente.
Luisa s’arrêta un instant. Solweg dut voir dans ses yeux pourtant ce qu’elle avait de bonté, et elle se fit accueillante :
— Oh ! comme vous êtes aimable, dit-elle, de venir vous informer de moi.
Mme Belvidera lui demanda comment elle se trouvait.
— J’ai une grande faiblesse ; je ne suis pas plus forte qu’un poulet ; mais je ne souffre plus comme cette nuit…
— Qu’aviez-vous donc ?
— Oh ! j’étais comme si on m’avait battue, rouée de coups… Ça ne m’est jamais arrivé d’être battue et rouée de coups, ni à vous, madame, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en souriant, mais on se figure quelquefois ce que ça doit être.
Luisa n’osait lui demander ce qui s’était passé, ce qui avait pu lui causer cela. Solweg dit d’elle-même :
— Je pense que c’est l’orage. Je suis un peu nerveuse. C’est certainement l’orage.
— Qu’a dit le médecin ?
— Oh ! les médecins !
— Quoi ! petite sceptique, vous ne croyez pas aux médecins ?
— Je ne suis pas sceptique, dit-elle, et la preuve, c’est que je suis de l’avis de mon frère le peintre, qui ne croit qu’aux devins.
— Aux devins !
— Vous voyez bien, c’est vous qui êtes sceptique et non pas moi ! Mon frère, qui ne croit qu’aux grâces innées, aux talents spontanés, croit qu’il y a un certain nombre d’hommes qui ont reçu du ciel le don particulier de voir clairement nos maux et leurs causes profondes. Ce serait une science qui ne s’apprendrait point. Ceux qui la possèdent seraient les héritiers des devins des contes ; il se trouverait par hasard de ces devins-là parmi les médecins, comme il y en a ailleurs, ce qui fait que tous les médecins ne sont pas mauvais. Encore arrive-t-il que ceux qui savent ce que vous avez, ne sont pas toujours capables d’y trouver remède.
— Avez-vous vu de ces devins ?
— Non.
— Et pourquoi y croyez-vous ?
— Parce que je connais des gens qui en ont vu. On dit que ce sont des hommes qui aiment ardemment leurs semblables. Toute leur vertu viendrait de cet amour. L’amour rend aveugle ; oui, en ce sens qu’il vous rend agréable jusqu’aux défauts, c’est-à-dire qu’il supprime la distinction entre les vices et les qualités, ce qui, en vous enlevant toute répugnance, vous permet d’être bien plus attentif aux mille petits ressorts mystérieux des hommes. Il paraît que ce qu’on appelle les « prévenances » qui n’ont lieu qu’entre les gens qui s’aiment, ne sont autre chose que des tas de petites divinations de ce genre. Mon frère prétend que sans cet amour, les hommes ne sont rien qui vaille, pas plus en art qu’en science. Les savants, les grands inventeurs comme les artistes, ce sont des devins, qui à force d’aimer la nature et les hommes, finissent par surprendre leurs secrets…
— Mademoiselle Solweg, si les devins sont des gens qui vous aiment beaucoup, je suis sûre maintenant que vous avez rencontré de ces devins !
— Oh ! dit-elle, avec un sourire amer, en tous cas, ils ne l’étaient pas pour moi ; puisque personne ne m’a jamais aimée.
— Personne !
— Non ; maman est morte en me mettant au monde ;
— Mais votre frère, qui est un grand esprit, à ce que tout le monde dit…
— Mon frère m’aime bien, mais il n’aime que sa peinture. Et puis, ajoutaj’ai été élevée par une grand’mère qui avait une peur affreuse de ma sœur que vous connaissez et qui nous préférait à toutes les deux, notre frère. On ne faisait pas attention à moi.
— Mais votre frère, qui est un grand esprit, à ce que tout le monde dit…
— Mon frère m’aime bien, mais il n’aime que sa peinture. Et puis, ajouta-t-elle, on n’a que ce qu’on mérite, et je ne suis pas si intéressante !
— Je vous demande bien pardon ! par exemple ; et je sais, pour ma part, quelqu’un qui s’intéresse à vous !
— Ah ! fit-elle avec surprise, et tout d’un coup suspendue aux lèvres de Luisa, comme si elle attendait une nouvelle inespérée.
— Oh ! fit l’Italienne, il ne s’agit que de moi !
Solweg dissimula vite la petite déception qu’elle éprouvait. Quelle jeunesse et quel candide amour ! elle avait espéré un instant que la maîtresse de Gabriel pût, elle, venir dire ; « Il s’intéresse à vous ! » Quelle gracieuse folie ! Mme Belvidera comprit son mouvement et en fut touchée. Mais Solweg avait repris immédiatement la distance qu’il y avait entre elle et la jeune femme.
— Vous ! dit-elle, avec un léger accent de doute qu’elle s’efforçait d’adoucir.
C’était au tour de Luisa d’avoir la grande émotion et de trembler, et d’être embarrassée. Elle n’avait pas réfléchi d’avance à la façon dont les choses tourneraient. Elle sentit alors qu’étant données les circonstances et les dispositions où elle était vis-à-vis de cette petite, il fallait en venir à une effusion complète, et que cela n’était possible qu’en faisant allusion à la terrible aventure, qu’en s’accusant, s’humiliant devant elle, en lui demandant pardon du tableau dont elle avait offusqué ses yeux de jeune fille. Ah ! ce n’est rien de se confesser à un prêtre ; ce n’est rien du tout ! Mais de faire seulement allusion, devant une enfant, à la chose qu’elle connaît, qu’elle a vue !… Et pourtant, c’était depuis longtemps pour elle un désir secret, un désir immense, insurmontable. Elle savait qu’elle le satisferait un jour. Quand et comment ? Elle ne l’avait même pas cherché. Mais elle savait bien que cela viendrait et qu’elle se débarrasserait de ce poids-là.
Elle hésitait, elle ne bougeait pas ; Solweg vit bien son trouble, mais elle devait avoir de la peine à le croire sincère. Elle ne savait que dire.
— Vous ! répéta-t-elle.
Mme Belvidera s’approcha d’elle et mit un genou sur un petit tabouret près de la chaise longue.
— Oh ! mademoiselle, vous avez toutes les raisons d’être étonnée, et vous en avez même de me trouver impudente à venir ainsi vous affirmer une amitié que vous… dédaignez peut-être…
— Mais non, madame ! dit Solweg avec politesse, je vous assure…
— Oh ! laissez-moi vous parler, je vous en prie ! je n’ai jamais pu le faire jusqu’à présent ; je n’ai jamais osé, après ce qui s’est passé, après… ce que vous savez !… Mais j’en mourais d’envie. Je vous ai aimée tout de suite ; je vous ai aimée pour vous, pour votre personne qui me plaisait, pour ce besoin d’affection dont votre jolie nature semblait privée, pour la tendresse que vous avez témoignée à ma fille, pour le silence forcé qu’il y avait entre nous… enfin, enfin, pour le… trouble, pour le scandale, que j’ai pu causer à vos yeux, à votre jeunesse, à votre cœur, mademoiselle…
Elle pleurait, il lui semblait que les mots qu’elle prononçait lui étaient arrachés avec des tenailles, et cela lui causait une douleur affreuse en même temps qu’un soulagement inouï. Solweg lui avait tendu les mains ; elle les lui embrassait.
— Sentez-vous combien j’avais envie que vous me pardonniez ce qu’un hasard m’avait fait commettre contre vous ?… contre vous ! oui ! certes ! ne dites pas non ! je sais trop bien comment le cœur se développe et grandit, et, en une seconde, j’ai peut-être ajouté, ce jour-là, dix années aux vôtres…
Solweg était un peu interdite, mais les derniers mots la frappèrent particulièrement :
— Dix années ! prononça-t-elle à demi-voix.
Et Mme Belvidera vit dans la grande et profonde douleur du regard de la pauvre enfant qu’il était vrai, hélas ! qu’elle l’avait vieillie dans cette proportion.
En effet, ce que les jeunes filles imaginent n’est rien en comparaison de la réalité ; et la beauté, la sincérité, l’élan de l’amour de Gabriel et de Luisa, de ce baiser interrompu sous la grotte, lui avait été une secousse extraordinaire. Quelle révélation, quel exemple, et quel attrait ! Dès ce moment-là, probablement, la figure du jeune homme avait fait sur elle une impression définitive. Il était si beau, si épris, et si charmant ! C’est sous ses traits que l’amour apparaissait à cette enfant. La tendresse éperdue dont le bras de Gabriel enlaçait Luisa, et la folie de toute l’attitude de la belle Italienne, suspendue à ses lèvres : que l’on songe à cette impression toute de grâce, d’élégance, d’enchantement, sur une jeune fille ardente et délicate, et de tout temps sevrée de caresses ! Dira-t-on que c’est précisément parce qu’elle était témoin de l’amour du jeune homme pour une femme, qu’elle ne pouvait pas concevoir d’amour pour lui ? Mais elle avait appris tout de suite que Gabriel n’enlaçait sous cette grotte que sa maîtresse, et Solweg était une petite bourgeoise qui savait très bien que les hommes comme celui-ci font bon marché de leurs liaisons irrégulières et que finalement, le beau rôle est à celles qu’ils épousent. Pourquoi n’aurait-elle pas pensé pouvoir un jour être dans ses bras ? Et puis, est-ce qu’on réfléchit à tout cela ? Est-ce qu’on pense ? Il était l’homme qu’elle devait aimer, et elle l’aimait.
— Mademoiselle, dit Luisa, en prenant les mains de Solweg, je n’ai pas l’espoir d’effacer de votre esprit ce qu’une aussi malheureuse circonstance y a gravé ; je ne vous demande ni votre pardon, ni même votre indulgence ; considérez-moi comme une femme très coupable. Je vous supplie seulement de ne vous souvenir que de la misère à laquelle ce que j’ai fait m’a réduite, là, telle que vous me voyez, à vos pieds… Puisque l’expérience s’est offerte à vous, et que vos yeux sont assez clairvoyants pour avoir deviné ce qu’a engendré de tristesse le moment d’heureuse apparence dont vous avez été témoin, ne conservez que de la compassion pour de pareils désordres : ils sont les plus pitoyables de tous les maux, car ceux qui en souffrent n’ont pas la ressource de les maudire et de les secouer avec dégoût, mais s’enchaînent eux-mêmes à leur instrument de torture et l’adorent…
Ces derniers mots la touchèrent plus que toute l’humiliation qu’elle comprenait mal. Mais là, {{Mme} Belvidera effleurait la question brûlante pour la jeune fille : la persistance de son amour. Solweg ne disait rien, mais ses paupières battaient, et on voyait poindre ses larmes. C’était bien en pure perte que Luisa s’efforçait de lui inspirer de la répugnance pour sa conduite ; ce que Solweg maudissait, c’était Luisa, mais parce que Luisa occupait la place que Solweg eût voulu tenir. Quand Luisa lui parlait de ses souffrances, la pauvre petite brillait d’envie de les endurer, car elles lui semblaient douces au prix des siennes.
Mme Belvidera n’avait pas pour but de l’attendrir sur son compte : elle la savait trop éprise pour penser un seul instant qu’elle pût l’envisager, malgré tout l’étalage de ses infortunes, autrement que comme une rivale heureuse. Elle s’était seulement exécutée : elle avait fait ce qu’elle croyait nécessaire ; son amende honorable lui semblait suffisante et elle était même un peu blessée, dans son amour-propre, à voir Solweg indifférente à une démarche dont elle pouvait ne pas sentir toute l’importance, mais qui avait été, de toute évidence, très dure à remplir. Mais, au moins, elle avait espéré que la jeune fille lui en saurait gré et lui permettrait, à la suite de cela, de l’entendre, elle, à son tour, et de tenter de la soulager. Elle espérait faire accepter l’amitié qu’elle proposait de si grand cœur, et que, tout en restant muette sur le sujet qui les unissait en les séparant, Solweg semblerait lui dire, dans un baiser et avec quelques larmes : « Je comprends, allez ! que vous l’aimiez, puisque c’est lui ! »
— Solweg, dit {{Mme} Belvidera, la meilleure raison que j’ai de vous aimer, c’est que je sens que vous n’êtes pas heureuse !…
La figure de Solweg avait de petits tressaillements nerveux ; ses yeux clignotaient et rougissaient, mais elle fit un effort et prit un air étonné :
— Pas heureuse ? Mais si, madame, je vous assure que je suis très heureuse.
Luisa la regarda en souriant de ce mouvement d’amour-propre. Mais elle ne se dérida pas.
— Avec un cœur comme le vôtre, mademoiselle, est-ce qu’il est possible d’être heureuse ?
Solweg tenait à la main un petit mouchoir, dont elle serrait un des coins entre ses dents, en tirant dessus. Elle contraignait avec peine les sanglots qui lui montaient à la gorge. Luisa vit qu’elle comprenait le bonheur qu’il y aurait pour elle à se confier. Solweg était touchée de l’accent très sincère que l’Italienne mettait à la provoquer, de sa réelle bonté, enfin de la nouveauté qu’il y avait pour elle à trouver quelqu’un qui soupçonnât ses trésors cachés de tendresse. Cette jeune femme était peut-être le seul être au monde qui lui eût donné cette émotion, qui l’eût amenée jusqu’au bord de l’épanchement, cette grande et incomparable volupté de l’adolescence. Mais il fallait que cet être-là fût la femme qu’elle avait vue dans les bras de Gabriel, par conséquent le seul être au monde qu’il lui fût impossible, radicalement impossible d’aimer. Elle se débattait, elle était aux abois. Luisa crut un moment qu’elle allait s’abandonner, que toute son énergie se rompait. Solweg étouffait, mais pas une larme n’avait encore mouillé sa paupière. Cette lutte acharnée contre elle-même découvrait assez la haine sourde qu’elle vouait à la maîtresse de Dompierre. Elle ne voulait même pas pleurer devant elle. Celle-ci finissait par manquer de générosité et commençait maintenant à avoir une espèce de plaisir à la voir souffrir si cruellement à cause de Gabriel. Elle prenait la posture inhumaine du vainqueur. Ah ! elle s’était humiliée en vain ! elle était tombée à genoux aux pieds de cette petite ! elle avait fait pour elle le plus violent effort sur soi-même qu’elle eût accompli de sa vie ! Et l’autre l’avait laissée par terre, elle avait semblé trouver qu’elle était bien là, qu’elle ne valait pas mieux ! Elle n’avait pas eu un mouvement de pitié, sinon pour son rôle d’amoureuse, au moins pour son émoi présent, pour les égards qu’elle avait vis-à-vis d’une délicatesse de jeune fille ! Mais non ! pardieu ! Luisa était aimée de l’homme que Solweg aimait ! Ah ! tant pis ! on allait bien voir !
— Vous êtes heureuse ? fit Luisa avec insistance.
Solveg ne pouvait plus parler ; il était visible qu’elle n’articulerait pas un mot sans que tout débordât.
Elle fit un effort extraordinaire, en se redressant sur la chaise, et, mordant son mouchoir :
— Oui, dit-elle, très heureuse !
Mais c’était tout ce qu’elle pouvait. Les digues cédèrent ; un flot de larmes jaillit ; elle fut secouée pendant plusieurs minutes d’une succession de sanglots ininterrompus.
Mme Belvidera ne désirait pas autre chose.
Elle la croyait rendue. Après cela, l’animosité de Solweg devait tomber, et Luisa goûterait la double satisfaction de voir s’entr’ouvrir ce cœur et de le dorloter, de le soigner. C’était à la fois pour elle une petite vengeance de femme et un goût très franc de faire du bien à cette enfant.
Dès qu’il y eut un peu de répit, Luisa s’approcha d’elle, et, sans dire mot, sans trop réfléchir à ce qu’elle faisait, mais de cet élan instinctif qui vous porte à caresser les enfants qui pleurent, elle fit un mouvement pour l’embrasser.
— Non ! non ! dit Solweg, avec une fermeté qui épouvanta la jeune femme, non, madame ! ce n’est pas possible !
Si Mme Belvidera espérait un aveu de sa part, elle n’en attendait certainement pas d’aussi net. C’était clair, il n’y avait pas de façon plus tranchante de se poser en rivale. Aucune autre raison ne pouvait plus l’empêcher d’accepter son baiser ; après ce que Luisa venait de faire, dans toute autre situation, eût-elle été une fille, qu’elle eût mérité qu’on l’embrassât ! Mais Solweg avait si solidement pris son parti qu’elle le proclamait crûment, au milieu même de la plus complète défaillance physique.