Le Paquebot américain/Chapitre XVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 181-191).


CHAPITRE XVI.


Là, il se rendit à terre sur-le-champ, car il n’y existait ni douane, ni quarantaine, — pour lui faire nulle questions ridicules sur le chemin qu’il avait fait, sur le temps qui s’était passé, sur le lieu où il avait été.
Byron



Le capitaine Truck s’endormit profondément dès que sa tête eut touché son oreiller. À l’exception des deux dames, tous les autres passagers suivirent bientôt son exemple ; et comme l’équipage était excessivement fatigué, et que la nuit était parfaitement tranquille ; il ne resta enfin que deux yeux ouverts sur le pont, ceux de l’homme qui était à la roue ; encore sa tête s’abaissait-elle de temps en temps sur sa poitrine, quand il s’aperçut que le vent était entièrement tombé.

Dans de pareilles circonstances, il ne paraîtra pas étonnant que les dormeurs aient été éveillés le lendemain matin par la nouvelle subite et étourdissante que le bâtiment était près de la côte. Chacun courut sur le pont, et rien n’était plus vrai : la côte d’Afrique, cette côte redoutée, se montrait distinctement à environ deux milles du Montauk. Elle présentait une longue ligne de montagnes sablonneuses, dont l’uniformité n’était interrompue que par quelques arbres rabougris qui méritaient à peine ce nom ; et l’on apercevait dans l’éloignement des montagnes au nord-est. La partie de la côte la plus voisine du bâtiment était dentelée par plusieurs criques ; on voyait des rochers en plusieurs endroits ; et cette scène avait pour caractère général une stérilité aride et brûlante. La clarté du jour commençant à augmenter, tout le monde considérait ce tableau de désolation avec une admiration mêlée de consternation et d’épouvante, quand un cri s’éleva sur l’avant : « Un bâtiment ! »

— De quel côté ? s’écria le capitaine d’un ton brusque, car l’apparition subite et inattendue de cette côte dangereuse avait éveillé tout ce qu’il y avait de rigide dans son caractère ; — de quel côté ; Monsieur ?

— Sur la hanche à babord, capitaine, et il est à l’ancre.

— Il est échoué, s’écrièrent une demi-douzaine de voix en même temps. La longue-vue eut bientôt décidé la question. À la distance d’environ une lieue, on voyait les mâts d’un bâtiment dont la coque était enfoncée dans le sable de manière à ne laisser aucun doute qu’il ne fût échoué. L’idée générale fut d’abord que c’était l’Écume ; mais le capitaine Truck annonça bientôt le contraire.

— D’après son gréement et sa construction, dit-il, c’est un bâtiment danois ou suédois, solide et bien construit, qui est à sec sur le sable, comme s’il était sur le chantier. Il ne paraît même pas crevé dans son fond, et la plupart de ses voiles ainsi que toutes ses vergues sont à leurs places ; il n’y a pas une âme sur le pont. — Ah ! je vois sur le rivage quelques tentes faites de toile à voiles, et des balles de marchandises qui ont été ouvertes. Tout l’équipage aura été emmené dans le désert ; suivant l’usage, et c’est un avis donné au Montauk de se maintenir à flot. — Tout le monde sur le pont, monsieur Leach, et préparez vos bigues, afin que nous puissions installer nos mâts de fortune sur-le-champ. N’ayant aucune voile d’arrière, nous serions poussés sur la côte par la plus légère brise du large.

Tandis que tout l’équipage s’occupait à terminer l’ouvrage qui avait été commencé la veille, le capitaine Truck et les passagers passèrent le temps à examiner le bâtiment échoué, et à chercher les causes qui les avaient placés eux-mêmes dans une situation à laquelle ils s’attendaient si peu.

En ce qui concernait ce bâtiment, ce nouvel examen n’apprit presque rien de plus. Il était à sec sur le sable, où il avait probablement été jeté par l’ouragan qu’on venait d’essuyer, et le capitaine reconnut à différents signes, qu’il avait été pillé au moins en partie. On ne pouvait en distinguer davantage à cette distance ; et le travail dont on s’occupait à bord du Montauk était trop urgent pour qu’on pût y envoyer un canot. Cependant, M. Blunt, M. Sharp, M. Lundi et les domestiques des deux premiers s’offrirent pour y conduire le cutter, et il fut enfin décidé qu’on irait reconnaître les faits, le capitaine lui-même se chargeant de la conduite de l’expédition. Pendant qu’on met le cutter en mer, un mot d’explication suffira pour faire comprendre au lecteur comment le Montauk s’était tellement approché de la terre.

Ce bâtiment était alors si près de la côte, qu’il était évident qu’il y avait été poussé par un courant qui régnait le long de la côte, mais qui probablement avait plus de force au large. La dérive insensible qui avait eu lieu pendant tant d’heures qui s’étaient écoulées depuis l’observation faite la veille par le capitaine, et l’instant où l’on avait découvert la côte, avaient suffi pour porter le Montauk à une grande distance ; et c’était à cette cause toute simple, jointe peut-être à quelque négligence de l’homme qui était à la roue la nuit précédente, qu’on devait uniquement attribuer la situation dans laquelle il se trouvait alors. Le peu de vent qu’il faisait en ce moment venait de terre, et en maintenant le cap vers la mer ; le capitaine Truck ne doutait pas qu’il ne pût éviter le malheur qui était arrivé a l’autre bâtiment pendant la fureur de l’ouragan. Un naufrage inspire toujours le plus vif intérêt aux marins, et, tout bien considéré, M. Truck, comme nous l’avons dit, était déterminé à connaître toute l’histoire du bâtiment qu’on avait sous les yeux, autant que les circonstances le permettaient.

Il y avait trois embarcations à bord du Montauk : une chaloupe, grande, solide et bien construite, placée sur ses chantiers, suivant l’usage, entre le mât de misaine et le grand mât ; un cutter et un canot. La perte du grand mât rendait presque impossible de mettre la première en mer, mais les deux autres, hissées de chaque côté sur des bossoirs, pouvaient aisément s’y descendre. Les paquebots portent rarement des armes, à l’exception d’un petit canon pour faire des signaux, les pistolets du capitaine et peut-être un ou deux fusils de chasse. Heureusement les passagers étaient mieux pourvus ; tous avaient des pistolets, excepté M. Lundi et M. Dodge, qui appartenaient à peine à cette catégorie, comme aurait dit le capitaine Truck, et la plupart avaient aussi des fusils de chasse. Quoiqu’un examen attentif de la côte, à l’aide de longues-vues, n’eût fait découvrir aucun signe de la présence d’ennemis, on réunit toutes ces armes, on les chargea, et on les plaça dans les embarcations, afin d’être prêt à tout événement. On y descendit aussi de l’eau et des provisions, et l’on se disposa à partir.

Le capitaine Truck et quelques autres personnes étaient encore sur le pont du Montauk, quand Ève, avec cet esprit d’entreprise et de curiosité dont les personnes les plus délicates sont quelquefois animées, exprima son regret de ne pas faire partie de cette expédition.

— Il y a quelque chose de si étrange, de si extraordinaire, à débarquer sur un désert d’Afrique ! dit-elle, — et s’il y a quelque léger risque à courir, je crois, Mademoiselle, que nous en serions bien dédommagées par le plaisir de voir de près ce bâtiment échoué.

Les deux jeunes gens hésitèrent entre le désir de l’avoir pour compagne, et le doute qu’il fût prudent d’y céder. Mais le capitaine Truck déclara qu’il ne pouvait y avoir aucun risque, et M. Effingham y ayant consenti, le plan fut changé de manière à y comprendre les dames, car il y avait tant de plaisir à varier la monotonie d’un calme, et à sortir des bornes étroites d’un bâtiment, que chacun se prêta à ce nouvel arrangement avec zèle et ardeur.

Un palan fut attaché à la vergue de misaine, une chaise y fut suspendue, et en dix minutes les deux dames étaient dans le cutter et flottaient sur l’océan. Le cutter avait six rames, qui étaient tenues par M. Blunt, M. Sharp, leurs domestiques et ceux de M. Effingham et de son cousin. M. Effingham tenait le gouvernail. Le capitaine Truck était sur le canot, et il ramait lui-même, aidé par Saunders, M. Lundi et sir George Templemore. Pendant ce temps les deux lieutenants et tout l’équipage travaillaient à mâter leur mât de fortune. M. Dodge avait refusé d’être de la partie, espérant que cette occasion lui serait favorable pour se glisser dans toutes les chambres et voir si l’on n’y aurait pas oublié quelques lettres ou quelques papiers qui pussent ajouter quelque chose à son fonds d’informations pour le Furet Actif.

— Monsieur Leach, cria le capitaine pendant que le canot s’éloignait du Montauk, faites disposer vos chaînes, et ayez soin que tout soit prêt pour jeter les ancres, si vous dériviez jusqu’à un mille de la côte. Le bâtiment dérive le long de la terre, mais le vent que vous avez suffit à peine pour résister à l’action de la mer, qui porte à la côte. Si quelque chose allait mal, hissez un pavillon au haut du mât de fortune de l’avant.

M. Leach fit un signe de la main, et pas un mot de plus ne fut prononcé. La plupart de ceux qui venaient de partir éprouvèrent une sensation étrange en se trouvant dans leur nouvelle situation. Ève et mademoiselle Viefville surtout pouvaient à peine en croire leurs sens, quand elles virent leur coquille de noix monter et descendre avec ces longues vagues indolentes qui semblaient si peu de chose à bord du bâtiment, et qui maintenant avaient l’air d’être soulevées par le souffle du Léviathan. Le cutter et le canot, quoique glissant toujours en avant, par l’impulsion des rames, leur paraissaient, en certains moments, repoussés en arrière, ou précipités en avant, suivant le caprice du puissant Océan ; et il se passa quelques minutes avant qu’elles trouvassent assez de sécurité pour pouvoir jouir de leur situation présente. À mesure qu’elles s’éloignaient du Montauk, cette situation leur paraissait plus critique, et malgré tout son enthousiasme, Ève, avant qu’on eût fait un mille, se repentait de tout son cœur d’avoir tenté cette entreprise. Mais leurs compagnons étaient pleins d’ardeur, et comme les deux embarcations étaient à peu de distance l’une de l’autre, le capitaine Truck leur donnait des distractions en sel livrant à la franche gaieté d’un marin ; M. Effingham, qu’un motif d’humanité avait porté à prendre part à cette expédition, en faisait autant en y intéressant leur sensibilité ; et Ève ne tarda pas à s’occuper d’autres idées.

Lorsqu’ils approchèrent du but de leur excursion, tous les cœurs s’ouvrirent à de nouveaux sentiments. La grandeur sombre et solitaire de la côte, sa stérilité sublime, — car des sables stériles peuvent devenir sublimes par leur vaste étendue, — les sourds mugissements de l’océan sur le rivage, en un mot, tout le spectacle d’un désert qui rappelait les idées de l’Afrique des temps passés, et des changements survenus dans l’histoire de ce pays, se réunissaient pour produire des sensations pleines d’une douce mélancolie. La vue du bâtiment échoué et abandonné sur les sables, et qui offrait aux yeux les images de la civilisation européenne, ajoutait encore à l’effet général du tableau.

Ce bâtiment, sans aucun doute, avait été poussé par un coup de mer pendant l’ouragan, jusqu’à un endroit où l’eau était assez profonde pour le tenir à flot, à quelques toises de la place où on le voyait échoué, et le capitaine Truck expliqua cet accident d’une manière assez plausible :

— Sur toutes les côtes sablonneuses, dit-il, les vagues qui sont jetées sur le rivage ramènent avec elles, en s’en retournant, des particules de sable qui finissent par former une barre. Elle se trouve ordinairement trente ou quarante brasses de la côte, et en deçà il y a souvent assez d’eau pour mettre un bâtiment à flot. Mais comme cette barre empêche le retour de cette eau par ce qu’on appelle le sous-courant, il se forme d’un point à un autre d’étroits canaux par lesquels s’échappe ce superflu d’eau. Ces canaux se font remarquer par l’apparence de l’eau qui en forme la surface, les vagues se brisant moins à ces points particuliers qu’aux endroits où le fond de la mer est à une moins grande profondeur, et tous les marins expérimentés connaissent ce fait. Je n’ai nul doute que le malheureux capitaine de ce bâtiment, se trouvant dans la nécessité de faire côte pour sauver son équipage, n’ait choisi un de ces points, et n’ait forcé son bâtiment à y entrer ; et la mer en se retirant l’y a laissé à sec. Un si brave homme méritait un meilleur sort ; car il n’y a pas trois jours que cet accident est arrivé, et l’on ne voit aucune trace de ceux qui en formaient l’équipage.

Il faisait ces remarques tandis que le cutter et le canot s’étaient arrêtés à très-peu de distance de la ligne d’eau où les brisants annonçaient la position de la barre. On reconnaissait aussi très-distinctement le canal, précisément à l’arrière du bâtiment échoué, la mer s’y élevant et retombant sans déferler. À peu de distance vers le sud, quelques rochers noirs à pic formaient une sorte de baie dans laquelle on pouvait débarquer sans danger ; car ils étaient arrivés près de la côte à un endroit où la monotonie des sables, comme ils le virent quand ils s’en furent approchés, n’était interrompue par aucun autre objet.

— Si vous vouliez maintenir le cutter au-delà des brisants, monsieur Effingham, dit le capitaine, après avoir examiné la côte, entrerai dans le canal, et je débarquerai dans cette baie. Si vous êtes disposé à m’y suivre, vous pourrez le faire, en donnant le gouvernail à M. Blunt, quand je vous en ferai le signal. Ferme sur vos rames, Messieurs, et n’oubliez pas les armes en débarquant, car nous sommes dans une partie du monde habitée par des vauriens. Si quelques-uns des singes ou des orangs-outangs réclamaient M. Saunders comme étant de leur famille, je ne sais trop comment nous pourrions leur persuader de nous laisser le plaisir de sa compagnie.

Le capitaine fit un signe, et le canot entra dans le canal. Tandis qu’il se dirigeait vers le sud, ceux qui étaient sur le cutter le virent monter et descendre avec la mer au-delà des brisants, après quoi il disparut derrière les rochers. Une minute après, M. Truck, suivi de tous ses compagnons, à l’exception de M. Lundi, qui fut laissé en sentinelle sur le canot, gravissait les rochers pour arriver au bâtiment échoué. Dès qu’il y fut, il monta rapidement jusqu’aux traversins de la grande hune, et de là il put examiner toute la plaine, qui était cachée aux yeux de ceux qui se trouvaient plus bas. Il fit alors le signal de venir à ceux qui étaient sur le cutter.

— Nous y hasarderons-nous ? demanda Paul Blunt, d’un ton qui semblait solliciter une réponse affirmative.

— Qu’en dites-vous, mon père ?

— J’espère que nous n’arriverons pas trop tard pour sauver quelque chrétien dans ce moment de détresse, ma chère enfant. Prenez le gouvernail, monsieur Blunt ; et au nom du ciel et par amour pour l’humanité, avançons.

Le cutter se mit en route, Paul Blunt restant debout pour le gouverner, et le désir qu’il avait d’arriver modérant les craintes qu’il éprouvait pour la sûreté de la partie de son fret qui lui était la plus précieuse. Il y eut un instant ou les deux dames tremblèrent ; car le léger cutter semblait sur le point de s’élancer sur le rivage comme l’écume de la mer qui passait devant lui ; mais la main ferme qui tenait le gouvernail détourna le danger, et un moment après ils étaient à côté du canot. Les dames débarquèrent sans beaucoup de difficulté, et montèrent sur le haut des rochers.

— Nous voici donc en Afrique ! s’écria mademoiselle Viefville, avec cette sensation qu’éprouvent tous ceux qui se trouvent dans une situation extraordinairement nouvelles.

— Le bâtiment ! le bâtiment naufragé ! murmura Èvef ; nous pouvons encore espérer de sauver quelque malheureux.

Ils se rendirent à la hâte près du bâtiment échoué, laissant sur le cutter deux domestiques, dont l’un fut chargé de prendre la place de M. Lundi.

Rien ne pouvait faire plus d’impression que de se trouver devant un bâtiment échoué sur les sables d’Afrique, scène dans laquelle la désolation d’un navire abandonné paraissait encore plus cruelle au milieu de la désolation d’un désert. La position du bâtiment, qui était presque droit, la quille enfoncée dans le sable, fit que les dames purent y monter plus facilement, et se promener ensuite sur les ponts : on avait même déjà fabriqué à la hâte une espère d’escalier grossier, pour pouvoir y arriver plus aisément. Ici la scène redoubla l’agitation des deux dames, car elle offrait l’image d’une demeure chérie qu’il avait fallu évacuer à la hâte.

Mais avant qu’Ève et mademoiselle Viefville fussent sur le pont, le capitaine Truck et ses compagnons s’étaient déjà assurés qu’il ne restait personne sur ce malheureux bâtiment. Les coffres, les malles et les porte-manteaux qui se trouvaient dans la chambre avaient été brisés et pillés ; des caisses prises dans la cale avaient été montées sur le pont, mises en pièces, et une partie de ce qu’elles avaient contenu y était encore éparse. Ce bâtiment paraissait avoir été légèrement chargé, et l’on n’avait pas touché à la plus grande partie de sa cargaison, qui consistait en sel. On trouva un pavillon danois attaché aux drisses, ce qui prouva que les conjectures du capitaine Truck sur ce bâtiment étaient bien fondées. On découvrit aussi qu’il se nommait le Voiturier — ou du moins c’était la traduction de son nom en danois, — et qu’il était de Copenhague. On ne put en apprendre davantage, car on ne trouva aucun papier, et sa cargaison, ou du moins ce qui en restait, était d’une nature si hétérodoxe, comme dit Saunders, qu’on ne pouvait conjecturer dans quel port elle avait été prise, si toutefois elle avait été prise en totalité dans le même port. Il était évident que plusieurs des petites voiles avaient été emportées, mais toutes les grandes avaient été laissées sur les vergues qui restaient à leurs places. Ce bâtiment était grand et solidement construit ; il était prouvé par le fait qu’il n’avait pas été crevé dans son fond en touchant sur les sables, et il paraissait dans le meilleur état possible. Il ne manquait pour le lancer à la mer que les machines et les bras nécessaires ; et avec un équipage pour faire la manœuvre, il aurait pu continuer son voyage comme s’il ne lui fût arrivé rien d’extraordinaire. Mais c’était ce qu’on ne pouvait espérer, et ce fruit admirable de l’industrie humaine, comme un homme retranché du nombre des vivants à la fleur de l’âge et dans toute sa vigueur, devait tomber en poussière sur cette plage inhospitalière, à moins qu’il ne plût aux tribus errantes du désert de le dépecer pour en prendre le bois et le fer.

Nul objet n’était plus propre à éveiller des idées mélancoliques dans l’esprit d’un homme comme le capitaine Truck, qu’un spectacle de cette nature. Un beau bâtiment, parfait dans presque toutes ses parties, n’ayant souffert aucune avarie, et qui pourtant n’avait plus la moindre chance de pouvoir être utile, offrait à ses yeux l’image de la perte la plus cruelle. Il songeait beaucoup moins à l’argent qu’il avait fallu dépenser pour le construire, qu’à l’anéantissement de toutes les bonnes qualités qu’il devait à son excellente construction. Il en examina la cale qu’il déclara excellente pour arrimer une cargaison ; il admira le clouage et le chevillage de toutes les parties ; il employa son couteau pour juger de la qualité du bois, et il prononça que le pin de Norvège des mâts était presque égal à tout ce qu’on pouvait trouver dans nos bois du Midi. Enfin, il regarda tous les cordages, comme on aime à repasser dans son souvenir les vertus d’un ami qu’on a perdu.

On voyait une foule de traces de chevaux et de chameaux tout autour du bâtiment, et surtout au bas de l’escalier grossier qu’on avait évidemment construit à la hâte pour porter le butin sur le dos des animaux qui devaient le transporter à travers le désert. On y reconnaissait aussi des traces nombreuses de pieds d’hommes ; mais ce qui faisait l’impression la plus douloureuse, c’est qu’on y distinguait des empreintes de souliers, et d’autres de pieds nus. D’après tous ces indices, le capitaine pensa qu’il ne devait pas y avoir plus de deux ou trois jours que ce bâtiment était échoué, et qu’il n’y avait que quelques heures que les pillards l’avaient quitté.

— Ils sont probablement partis, dit-il, avec ce qu’ils pouvaient emporter, hier au coucher du soleil, et il ne peut y avoir de doute que d’ici à quelques jours ils ne reviennent, ou que d’autres ne viennent à leur place. Que Dieu protège les malheureux qui sont tombés entre les mains de ces misérables ! Quel bonheur ce serait d’en sauver, ne fût-ce qu’un seul, si par hasard il était caché près d’ici !

Cette idée s’empara sur-le-champ de tous les esprits. Chacun tourna la tête pour examiner la haute berge qui s’élevait presque au niveau du sommet des mâts, dans l’espoir d’y découvrir quelque fugitif caché. M. Sharp et M. Blunt retournèrent sur le rivage, et appelèrent à haute voix en allemand, en anglais et en français, pour inviter quiconque pouvait être caché à se montrer. Pas un son ne répondit à cet appel. Le capitaine Truck monta de nouveau au grand mât pour examiner encore l’intérieur, mais il ne vit que le vaste désert, où rien ne donnait signe de vie.

Il y avait à peu de distance un endroit où les chameaux avaient dû descendre jusqu’au rivage, et une partie des passagers s’y rendit, montant au niveau de la plaine qui s’étendait au-delà. Dans cette petite expédition, M. Blunt formait l’avant-garde, et quand il fut sur le haut de la berge, il arma son fusil, ne sachant ce qu’on pourrait rencontrer au-delà. Ils trouvèrent un désert silencieux, presque sans végétation, et n’offrant pas de chemin plus frayé que l’Océan qui était derrière eux. À environ cent verges de distance, on aperçut un objet qu’on ne pouvait bien distinguer parce qu’il était à demi enterré dans le sable. Les deux jeunes gens désirant s’en approcher, crièrent d’abord à ceux qui étaient restés sur le bâtiment échoué de faire monter quelqu’un sur un mât pour donner l’alarme s’il voyait quelque bande de musulmans. En apprenant leur intention, M. Effingham eut la présence d’esprit de renvoyer sa fille et mademoiselle Viefville sur le cutter, et y ayant placé du monde il le fit repasser la barre pour attendre l’événement.

Un sentier tracé par des chameaux, quoique presque recouvert par le sable, conduisait à l’objet qu’ils avaient vu ; et, après une marche pénible, ils y arrivèrent enfin. C’était le corps d’un homme qui avait été tué. Son costume et son teint annonçaient que c’était le corps d’un passager plutôt que celui d’un matelot. Un coup de sabre lui avait fendu le crâne, et il était évident qu’il y avait à peine douze heures qu’il était mort. Étant convenus de ne pas faire part aux dames de cette horrible découverte, ils couvrirent le corps de sable à la hâte, après avoir examiné ses poches ; car, contre l’usage ordinaire de cette côte, il n’avait pas été dépouillé de ses vêtements. On n’y trouva qu’une lettre qui paraissait avoir été écrite par sa femme. Elle était en allemand, et le style, quoique simple, en était tendre et naturel. Elle y parlait du retour de son mari, et celle qui l’avait écrite ne songeait guère au malheureux destin qui attendait l’objet de toute son affection dans ce désert lointain.

Comme ils n’aperceraient pas autre chose, ils retournèrent à la hâte au rivage, où ils trouvèrent le capitaine Truck, qui, ayant fini toutes ses recherches, était impatient de repartir. Pendant leur court séjour sur la côte, le Montauk avait disparu derrière un promontoire vers lequel il avait dérivé depuis leur départ. Sa disparition leur fit mieux sentir la solitude du lieu ou ils se trouvaient, et ils se hâtèrent de monter dans le canot, comme s’ils eussent craint d’être laissés sur cette côte. Quand ils eurent passé la barre, on compléta l’équipage du cutter, et ils partirent, laissant sous le sable le malheureux Danois, monument lui-même de son propre désastre.

Quand ils furent à quelque distance de la terre, ils revirent le Montauk, et le capitaine Truck fut le premier à annoncer l’agréable nouvelle qu’un grand mât de fortune était guindé, et qu’il y avait une voile sur l’arrière, quelque petite et quelque défectueuse qu’elle pût être. Cependant, au lieu d’avoir le cap au sud comme auparavant, M. Leach paraissait tâcher de retourner au nord du promontoire qui avait caché ce bâtiment, c’est-à-dire de revenir sur ses pas. M. Truck en conclut avec raison que l’apparence de la côte qu’il avait en arrière ne plaisait pas à son lieutenant, et qu’il désirait gagner le large. Il engagea donc ceux qui ramaient à redoubler leurs efforts ; et en peu moins d’une heure ils étaient tous à bord du Montauk, et les deux embarcations étaient hissées sur les bossoirs.