Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 18 (p. 209-224).
Troisième livraison

Une vue de l’Hydaspe. — Dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. G. Lejean.


LE PANDJAB ET LE CACHEMIR,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].


1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VIII (suite).


Arrivée à Srinagar. — Une transmigration royale. — Chevaux. — Bayadères. — Châles du Cachemir. — Mécomptes.

Pendant que je repasse en ma mémoire ces contes poétiques, je vois successivement apparaître le couvent bouddhique de Takt-ï-Suleiman sur son rocher, puis la citadelle délabrée et pittoresque de Srinagar, le courant devient plus fort, je passe successivement sous plusieurs ponts couverts de boutiques comme nos ponts de Paris au moyen âge, et je vois s’allonger à droite et à gauche les vieux quartiers de la Venise indienne, comme on l’appelle ici. Je suis fort inquiet de trouver à me loger, car le touriste abonde, à ce que j’ai appris, et les bungalows abondent beaucoup moins. Pendant que je médite ce point fort sérieux, mon canot se croise avec une belle barque qui se promène lentement sur le fleuve ; un fort bel homme à barbe noire partagée par une raie comme la chevelure d’un de nos cocodès (c’est le meilleur genre au Cachemir) m’envoie de la main un grand salut et hêle mes hommes : nous nous abordons ; il me parle en bon anglais avec volubilité, s’informe de mes noms et qualités qu’il inscrit sur un registre : You are Englishman, are you ? — Na, Frenchman. — Oh ! Et nouveau salut. Je lui fais part de mon embarras : il me promet d’y pourvoir, donne une indication à mes hommes, et nous nous quittons. Deux minutes après, j’aborde au pied d’une maisonnette où je parviens à me procurer un appartement fort peu confortable, mais qui ferme à clef, c’est l’essentiel. Au bout de deux heures, un cipaye arrive escorté de trois coulies qui viennent déposer à mes pieds un mouton et force provisions, pain, riz, légumes, et jusqu’à un pain de sucre : c’est le présent de bienvenue que d’après l’usage du pays le maharadjah fait à ses visiteurs. Me voilà assuré contre le besoin pour quarante-huit heures : mais dès le lendemain une heureuse rencontre me fait trouver une hospitalité gracieuse et empressée chez deux jeunes négociants français à demi acclimatés au Cachemir, MM. Gosselin et Dauvergne.

Mon premier soin est de chercher près de la ville un observatoire d’où je puisse en embrasser l’ensemble et la contempler à l’aise. Pour cela je grimpe à un pic aigu surmonté d’un beau couvent bouddhiste et qui domine la ville absolument comme le Lycabète et son couvent de Saint-Georges dominent la nouvelle Athènes. Ce pic s’appelle Takt-ï-Suleiman, le trône de Salomon, et le coup d’œil qu’il m’offre est d’une splendeur à désespérer l’écrivain le plus habile aux descriptions de ce genre. L’immense cité se développe parmi de vastes jardins du milieu desquels émerge sur la crête de son long rocher l’antique citadelle Harita : l’Hydaspe y circule en tortueux méandres et sa rapidité contraste avec les eaux immobiles de vingt canaux où vont et viennent des centaines de barques effilées comme les caïques du Bosphore ; autour de la ville, au lieu de ces faubourgs ternes et crasseux qui déshonorent les abords de toutes nos capitales, je vois étinceler partout dans le vert sombre des jardins et des avenues de platanes, les frêles et coquettes maisons en bois qui penchent sur le fleuve leurs balcons découpés et fouillés comme une dentelle. À mes pieds vient aboutir la fameuse avenue de peupliers, longue de deux kilomètres, large comme la rue de la Paix ; les arbres qui la forment ont cent pieds de haut, et les promeneurs, vus de mon rocher, m’apparaissent comme de grosses fourmis. Sur ma droite, le lac envahi par une végétation puissante forme d’épaisses roselières qui s’étendent de plus en plus malgré la faucille du paysan ; dans la partie restée libre, trois ou quatre palais toujours inhabités mirent leurs pavillons multicolores et leurs majestueux alignements de platanes. C’est une magie perpétuelle, et ce qui est mieux, une magie attrayante. Je comprends le nom de Venise indienne donné à ce grand bijou. Certes la reine des lagunes est bien plus imposante et plus monumentale, mais ce beau musée est un peu triste, et n’a rien d’engageant comme séjour. Les eaux plombées qui battent le quai des Esclavons sont plus belles dans un tableau de Ziem que dans la réalité, et les lagunes où je n’ai vu que de laides petites forteresses lutteraient difficilement avec celle de Srinagar, toute semée de fleurs, de verdure et d’ambre.

Le résident anglais, M. Cooper, pour qui j’avais une lettre d’introduction, me proposa le jour même de me présenter au maharadjah, qui donnait précisément ce soir-là un dîner et une fête de nuit. On pense bien que je ne me fis pas prier. La fête ne manquait pas d’une certaine mise en scène. Les invités arrivaient en barque au pied du palais et débarquaient aux flambeaux sur le grand escalier, qui ressemble un peu à un traghetto vénitien ; puis on passait entre une double haie de cipayes et d’officiers de service jusqu’au salon, où l’on était reçu par le fils du maharadjah, puis par le souverain lui-même, que j’étudiai avec une curiosité bien naturelle. Rambir-Sing est un grand bel homme d’une quarantaine d’années. Ses manières sont dignes et courtoises, et son extérieur affable et gracieux est loin d’être la peinture fidèle de son caractère. C’est du reste un trait commun à toute la gentilhommerie de l’Inde. Il est le fils et le successeur du maharadjah Gaulab-Sing, connu de nos belles compatriotes par les magnifiques châles qui lui valurent, il y a douze ans, la grande médaille à l’exposition universelle. Je n’ajouterai pas que Gaulab était un coquin ; ce n’est pas un signe particulier dans l’almanach de Gotha de l’Asie. Quand il mourut, les pandits ou prêtres brahmanes déclarèrent que son âme, fidèle aux lois de la transmigration, avait passé dans le corps d’une abeille : les mauvaises langues ajoutaient que c’était en mémoire de l’habileté avec laquelle il avait butiné toute sa vie et fait son miel aux dépens de tout le monde. Mais un jour le bruit se répandit au palais que l’abeille sacrée, rasant par un jour de beau soleil les eaux claires de l’Hydaspe, avait été avalée au passage par un poisson, dont l’âme de Gaulab devenait ainsi la locataire inattendue. Après longue consultation, et la nouvelle que l’accident avait eu lieu entre les ponts No 1 et 2, Rambir-Sing lança un décret d’après lequel il était défendu de pêcher entre ces deux ponts. Quel scandale en effet si l’âme orthodoxe de Gaulab-Sing avait été exposée à passer par un malheureux coup de fourchette dans l’enveloppe grossière de quelque brave capitaine anglais nourri de roastbeef et abreuvé de bière !

En fait de décrets amusants, celui que j’ai cité n’est pas le chef-d’œuvre de Rambir : il en a bien d’autres. Il s’est aperçu, il y a deux ou trois ans, que les touristes visiteurs de Cachemir se livraient à une large exportation de deux articles qui lui semblaient de première nécessité au point de vue de l’industrie nationale : de là un décret qui a été traduit et inséré sans commentaires dans le Calcutta gazette. On aurait tort, en effet, de commenter d’aussi belles choses :

« No women or no mares are allowed to be brought out of the Maharadja’s territory without a special leave from His Highness or his officers. »

« Il est expressément défendu d’exporter des femmes ou des juments du territoire du maharadjah sans une permission spéciale de Son Altesse. »

Il paraît que la race de chevaux du Cachemir est une race de prix : j’avoue, en rougissant, que je ne suis pas assez bon maquignon pour en juger. Quant à la beauté des Cachemiriennes, elle est plus aisément appréciable, et je pus ce soir-là même m’en former une idée, car une exhibition de danseuses ou bayadères est le complément obligé de toute fête dans ce pays. J’y vis l’élite des bayadères de Srinagar, à commencer par la fameuse Gaulabié, dont le profil grec orne l’une des pages du voyage du colonel Torrens. Elles étaient là quinze à vingt femmes, couvertes d’or et de bijoux depuis l’oreille jusqu’à la cheville inclusivement ; leur beauté, plastique et froide, s’harmonisait bien avec leur danse, qui n’était qu’une succession de poses sculpturales d’un caractère tout antique. Elles s’avançaient deux à deux, glissant sans marcher, se mouvaient lentement, mollement, avec un art très-étudié et toujours correct : on eût cru voir un bas-relief de temple grec de la bonne époque. Une sorte de trépidation du pied nu faisait résonner les anneaux et les grelots d’or qui surchargeaient le bas de la jambe, et ce bruit métallique et cadencé finissait par produire sur l’oreille et sur les nerfs l’effet le plus étrange. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les bayadères forment



sans exception le demi-monde cachemirien : mais je

dois dire à leur avantage que plusieurs d’entre elles sont spirituelles, cultivées, amusantes, et ont à Srinagar quelque chose de la position sociale qu’avait Aspasie à Athènes. J’en ai connu une qui parlait et écrivait trois langues, notamment le persan, qui est la langue élégante de toute l’Asie centrale ; j’avais commencé sous sa direction à étudier le cachemiri, et je déclare que maint professeur en Sorbonne fait faire moins de progrès à ses élèves que n’en obtenait de moi mon docteur en jupon.

Il m’est difficile de parler de Cachemir sans dire un mot de la fabrication de ces fameux châles qui sont la richesse et l’orgueil de la principauté. Il est bon de savoir que la chèvre qui donne le poil appelé pachmina, dont sont faits ces châles, n’est pas indigène au Cachemir : elle vit principalement au Thibet et dans la Petite-Boukharie, d’où le pachmina est apporté à l’état brut à Srinagar. Là il est d’abord nettoyé, opération difficile, car il contient
Une bayadère, à Srinagar. — Dessin de Gilbert, d’après une photographie tirée de l’ouvrage : People of India.
quatorze parties sur trente de corps étrangers, poussière, fragments de bois,  etc., et seulement dix parties de poil ouvrable. Il faut ensuite le filer, travail qui occupe environ cent mille femmes, dont un dixième filent pour elles-mêmes et les autres pour les fabriques ; elles travaillent tout le jour et une partie de la nuit, et celles qui ne sont pas assez riches pour acheter de l’huile pour la lampe profitent des clairs de lune. Le fil obtenu, il faut le teindre, et c’est là qu’éclate l’ingéniosité des teinturiers indigènes : ils déclarent avoir soixante-quatre nuances, et je le crois volontiers, puisque la teinte cramoisie, qui n’est elle-même qu’une variété de rouge, est divisée par eux en gulanar, kirmisi, kirandana et kirmisi lak, selon que la cochenille, la laque ou le kermès dominent dans la composition. Après la teinture, le fil est livré au fabricant pour le tissage. Le fabricant travaille toujours sur commande : il a son dessinateur qui lui fournit un dessin, il va présenter ce dessin au correspondant européen qui l’achalande ; ce correspondant fait les observations et au besoin les corrections nécessaires, puis, le dessin approuvé, le travail est mis aux mains de l’ouvrier.

Le tissage offre quelques particularités qu’il est bon de noter. La corporation des tisseurs se compose de maîtres (ustad) et d’élèves (chaghird), nom euphémique qui sert à désigner l’ouvrier. Le maître n’est guère meilleur artiste que le bon ouvrier : ce qu’il représente, c’est le capital, métier, navette, matières premières. Le travail est rétribué en vertu de conventions très-variables ; dans certains cas, quand le châle est fini et payé, le prix est divisé en cinq parts (après déduction d’une somme convenue pour location du matériel) : l’ustad touche une des parts, les quatre autres se partagent entre les ouvriers. Parfois le maître a la moitié du prix, mais il doit alors nourrir les travailleurs. En général, il y a dans cette fabrication une exploitation déplorable de l’ouvrier, grâce a un système d’avances qui le maintient toujours dans la dépendance du maître, et sans doute à l’usure, qui ne fleurit nulle part comme dans les pays musulmans. Du reste, la main-d’œuvre est à un bon marché prodigieux : une journée d’ouvr1er coûte en moyenne deux annas et demi (quelque chose comme trente-huit centimes), et la plupart ont une famille à nourrir là-dessus.

Un châle ne se fabrique point tout d’une pièce, mais par bandes, réunies ensuite par un procédé dont le détail m’échappe. Quand le métier est garni, arrive le dessinateur (nakach), suivi du tarahguru. Le premier fournit le dessin en noir, le second indique l’assortiment des couleurs, en prenant le dessin de bas en haut. Sous sa dictée, la talrin-guru écrit un mémento qui m’a paru un mémento chiffré, chaque chiffre ou signe correspondant à une couleur. Ce mémento est distribué aux ouvriers et doit leur servir de guide.

Je n’entrerai pas dans le détail technique du travail : je dirai seulement que la fabrication d’un châle demande en moyenne quatre mois de temps, qu’il y a des châles qui coûtent sur place jusqu’à sept mille roupies (dix-sept mille cinq cents francs), on les nomme chaporast, tandis que d’autres se vendent à deux cents, même à moitié ; que des ceintures (chamlas) se sont payées deux mille roupies ; enfin qu’on ne tisse pas seulement des châles, mais toutes sortes de vêtements, depuis des pantalons qui coûtent trois cents à cinq cents roupies, des devants de gilets d’une à quinze roupies, des cravates de cinq, dix à trois cents roupies, et des bonnets de deux à dix franc. Le fisc prélève sur chaque article un droit de vingt-six pour cent. On peut juger d’après cela ce qui reste au fabricant.


Une vue dans l’Himalaya. — Dessin de H. Clerget, d’après une photographie.

Parmi les personnages originaux que je rencontrai à Srinagar je ne dois pas oublier un homme dont la rencontre faillit m’aider à réaliser un de mes projets les plus caressés : un voyage dans la Petite-Boukharie. Cet homme était un agent du khan de Khotan, l’un des États qui formaient la Boukharie chinoise, et qui, en 1863, avaient échappé par une insurrection générale au joug fort bénin du Céleste-Empire. Or, ces braves gens qui venaient de se débarrasser du roi soliveau, étaient fort inquiets du voisinage de la grue, représentée par la Russie, qui était alors en train d’entamer la Grande-Boukharie (on sait qu’elle vient de l’avaler tout à fait). Donc le khan du Khotan avait cru prudent d’expédier à Calcutta et à Bombay un agent à lui, chargé de sonder le gouvernement de l’Inde et de savoir si on pouvait compter sur son appui en cas d’une démonstration des soldats du tzar blanc vers Khotan. Il va sans dire que l’envoyé n’avait récolté dans sa mission que des politesses vagues, et il rentrait chez lui par Cachemir masquant de son mieux son insuccès.


Djigry, batelière de Srinagar. — Dessin d’Émile Bayard, d’après une photographie.

Averti que je désirais le voir, il prévint ma visite et vint me trouver à la maison G… Je vis un homme d’âge mur et d’excellentes manières vêtu avec simplicité et bon goût d’une longue robe de soie de couleur sombre. Nous eûmes quelque peine à entrer en conversation : il connaissait le persan, langue qui est dans l’Orient musulman ce qu’est le français en Europe ; mais moi je ne parlais pas. Je voulus tenter une expérience et je fis venir Dimitri, qui savait parfaitement le turc ; j’espérais qu’il pourrait s’entendre avec le visiteur, qui parlait le turc de Boukharie. La chose réussit à souhait. Mon Khotanien parlait un turc archaïque, pur, simple, dégagé des fioritures du turc osmanli, dont se servait Dimitri : ainsi il ne disait pas effendi, comme on dit à Constantinople. À part cela, tout alla bien. Voici quelques-unes des phrases que nous échangeâmes :

« Pourquoi avez-vous pris les armes contre les Kithay (les Chinois) ?

— Ils insultaient notre religion, et ils avaient établi une lourde taxe.

(Il n’y avait de vrai que ce dernier argument : le gouvernement chinois était fort tolérant pour ses sujets musulmans. Mais vers 1862 il eut la malheureuse idée d’accroître les impôts dans la Petite-Boukharie, pour rentrer en partie dans les frais de sa malheureuse campagne de 1860 contre les barbares anglo-français. Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres.)

« Comment a-t-on chassé les Chinois du Khotan ?

— Les gens de la ville ont pris les armes la nuit, et les ont massacrés dans leur forteresse.

— Étiez-vous parmi les combattants ?

— Naturellement.

— Que diriez-vous si je vous proposais de vous accompagner jusqu’à Khotan ?

— Vous seriez le bienvenu… »

Je crus comprendre très-clairement que l’idée ne lui souriait guère. Craignait-il d’être espionné par moi ? Je ne sais, mais il est évident qu’il se méfiait fort.

« Et si je voulais aller à Khotan, y serais-je bien reçu ?

— Sans nul doute, du moment qu’on vous prendrait pour un musulman. (Belle garantie !)

— N’y a-t-il pas de brigands kirghiz sur la route ?

— Non, les Kirghiz sont dans l’ouest et ne viennent pas si loin.

— N’y a-t-il pas sur la route un pays appelé Sérikia ?

(Je tenais beaucoup à ce point, car je soupçonnais et je soupçonne encore que la Sérikia, ou pays de la soie des écrivains anciens, pouvait bien être le moderne Sérikia, entre Leh et Khotan.)

— Je connais Sérikia. C’est un grand pays qui a été assez peuplé, mais aujourd’hui ses villages ont été détruits et ont disparu. »

Je dus renoncer, après examen, à l’idée de passer le Karakorum et d’aller à Khotan. La plus grave raison n’était pas le danger que je pouvais y courir, mais l’impossibilité d’être de retour avant septembre, époque où les neiges ferment toute communication entre les deux versants de l’Himalaya. Être surpris par la fin d’août à Khotan, c’était me condamner à y passer dix mois de plus, ce qui ne me souriait pas du tout, comme on le pense. J’ai toujours eu moins de répugnance à affronter un danger aléatoire qu’un simple désagrément quand il est certain. C’est être enfant, j’en conviens ; c’est peu logique, je l’accorde ; mais je m’en suis bien trouvé jusqu’ici, ce qui répond à tout au temps où nous sommes.

Après toutes ces excursions dans la vallée je voulais aller visiter les montagnards voisins de l’Afghanistan, quand ces montagnards prirent justement ce moment pour s’insurger contre le maharadjah, leur souverain un peu nominal. Je dus renoncer à mon voyage. Je ne m’étonnais pas du reste que ces braves gens fussent révoltés, mais bien que les Cachemiris proprement dits n’en eussent pas fait autant. Tous ces peuples sont musulmans : le hasard leur a donné pour maîtres des Indous brahmanistes ; il s’ensuit que Rambir pressure ses sujets avec une conscience d’autant plus tranquille qu’il croit remplir un devoir. Il y a quelques années, neuf marchands musulmans allant en caravane de l’Inde à Srinagar, avec des bœufs zébus comme bêtes de charge, un de ces bœufs s’estropia et ne put suivre. Les marchands, pour ne pas avoir une perte sèche, achevèrent l’animal et le mangèrent. Quelque passant les vit et les dénonça. On sait que dans la religion brahmanique c’est un crime affreux, dix fois plus grand qu’un parricide, presque aussi grand que celui de souffleter un prêtre. Les neuf malheureux furent donc jugés d’après une loi qui n’était pas la leur, condamnés et brûlés vifs !

Il y a deux ans, le peuple de Srinagar, poussé à bout, fit une émeute qui se réduisit à quelques coups de pierre et à des fenêtres brisées. Le maharadjah, ravi de faire de l’énergie, lança ses cipayes sur la ville qu’ils inondèrent de sang, faisant des feux de file sur
Détails des ruines du temple de Martand. — Dessins de H. Clerget, d’après des croquis de M. G. Lejean.
des masses de pauvres gens qui ne savaient que tomber à genoux et crier : Khouda ! khouda ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Et comme le beau Rambir n’est pas de caractère à sauver la société sans un bénéfice liquide, il fit jeter en prison, comme complices de l’émeute, les plus riches négociants, et les fit rudement financer avant de les mettre dehors.

Aussi un Anglais ne peut-il voyager dans ce beau pays sans que les indigènes ne saisissent toute occasion de lui dire :

« Pourquoi donc ne prenez-vous pas le Cachemir comme vous avez pris le Pandjâb ? Nous en serions si heureux ! »


IX


Deux malheurs. — Tentative inutile pour visiter le Hari-Pawata. — Promenade sur le lac. — Les palais : l’île des Platanes. — Un mot sur Jacquemont.

Au moment où je reconnaissais l’impossibilité d’aller plus avant, deux catastrophes répandaient le deuil dans la petite colonie européenne de Cachemir et de Sanitaria, les morts tragiques et presque simultanées de M. Cowie et du lieutenant Tanner. Voici ce que j’en sus :

M. Cowie était parti pour le Thibet cachemirien en compagnie d’un linguiste justement estimé dans l’Inde, le docteur Leitner, directeur du collége de Lahore. Au retour, comme ils passaient un pont de bois sur la rivière de Dras, la mule de M. Cowie s’effraya et refusa d’avancer. Le cavalier la frappa ; la bête regimba, perdit pied et tous deux culbutèrent dans le torrent furieux. On retrouva beaucoup plus bas le cadavre du malheureux voyageur.

On n’eut pas même ce triste bonheur pour le lieutenant Tanner. Ce jeune officier, fort aimé dans son corps, était avec quelques amis en partie de chasse
Ruines du temple de Martand (vieux Srinagar). — Dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. G. Lejean.
dans la vallée de la rivière Chinab (l’ancien Acesines). ner marchait le dernier, tenant son chien en laisse. Ils suivaient à quatre un étroit sentier sans parapet, le long d’une berge surplombant de cent cinquante pieds la formidable faille où grondait la rivière. M. Tanner marchait le dernier, tenant son chien en laisse. Un moment vint où le chien résista et ne voulut pas avancer : son maître, en voulant l’entraîner, fit un faux pas, roula le long de la falaise, tomba sur un rebord situé à cinquante pieds plus bas et rebondit de là dans le fleuve.


Ruines du temple de Martand (vieux Srinagar). — Dessin de H. Glerget, d’après un croquis de M. G. Lejean.

Quant à moi, j’étais toujours poursuivi de l’idée d’étudier les Kafirs ou, à leur défaut, les Aryas de l’Hindou-Koh, qui sont un peu frères des Kafirs, et voici ce que j’imaginai. Il y a derrière l’Indus deux ou trois vallées encore invisitées des Européens : elles s’appellent Ghilghit, Hanz, et d’autres noms qui m’échappent. Rambir-Singh les avait reçues en héritage de son père Goulab, qui les tenait je ne sais à quel titre ; mais


Les porteurs de M. Lejean. — Dessin d’Émile Bayard, d’après une photographie.

comme il paraît qu’il gouvernait ces rudes montagnards

à peu près comme le Cachemir, ils s’insurgèrent de concert avec les gens d’Astor et de Deosaï, qui vivent à l’est de l’Indus. La révolte était en pleine vigueur quand j’étais au Cachemir : les troupes sikhes du maharadjah avaient reçu « une trempée que le diable en prendrait les armes », style zouave : les prisons de Cachemir avaient leur gros contingent d’insurgés. Je m’ouvris à M. Cooper du désir que j’avais de voir ces gens-là dans les prisons, afin d’avoir d’eux des renseignements sur leur pays et des vocabulaires de leur langue. Le résident me répondit que rien ne lui semblait plus facile, qu’il en parlerait au maharadjah, et il prit même jour avec moi pour aller ensemble visiter les prisons, situées dans la citadelle Hari-Parvata. Quelqu’un à qui je parlai de mon projet me dit : « Croyez-vous donc que le maharadjah sera assez simple pour laisser un Européen voir ses prisonniers, causer avec ses sujets rebelles, savoir d’eux les griefs légitimes qu’ils ont contre lui ?

— Mais, répondis-je, je n’ai aucune intention de leur parler politique : je fais en ce moment de la géographie et rien de plus.

— Je le sais bien : mais Rambir n’en croira rien ; un Oriental ne peut se mettre ces choses-là en tête. Voulez-vous parier que vous aurez un refus ? »

En effet, le lendemain, je reçus un mot de M. Cooper, m’annonçant qu’il avait échoué dans sa démarche. Je m’y attendais.

Pour me consoler de ces mécomptes et ne pas « me gâter la main », je prenais quelquefois ma barque et j’allais au hasard me promener sur l’Hydaspe ou sur les canaux qui sillonnent la Venise indienne. Dans l’une de ces promenades, je me dirigeai vers l’île des Platanes (île de Tchinar) dans le lac qui s’étend au nord de la ville. Je suivis d’abord un canal tracé parmi d’épaisses roselières qui peu à peu s’éclaircirent, disparurent, et je me trouvai en plein lac, ayant devant moi un palais du maharadjah, à ma gauche un autre palais plus beau et plus ancien (le Chalimar), et sur la droite la masse nue et imposante du Takt-ï-Suleiman. Une chaussée, submergée depuis longtemps, traversait le lac et me parut joindre le Chalimar au fameux temple que je viens de citer : de cette chaussée, il ne restait au-dessus des eaux qu’un pont à la persane, sous lequel je passai. Rien de plus étrange que ce pont isolé, au milieu du lac, dont les belles eaux un peu sombres reflétaient la masse brune de son arche unique.

Je débarquai au pied du premier palais : c’était un kiosque riche, de goût douteux, à couleurs mal assorties, mais on me vantait les jardins et surtout les eaux. Je me laissai persuader ; mais pendant qu’on allait chercher le gardien, je vis un mouvement inusité parmi les gens du service, et je m’aperçus qu’on allait faire jouer les grandes eaux en mon honneur. Tout cela me présageait une pluie de bakchich à faire tomber sur la domesticité nombreuse et oisive du palais, perspective ennuyeuse, car j’avoue que si j’aime à payer les pauvres diables que j’emploie, je ne suis pas comme les héros des mille et une nuits, qui donnent une pièce d’or toutes les trois pages et une bourse dans les grands moments. C’est là, du reste, le bon genre en Orient : faire travailler les pauvres gens et les payer en coups de bâton, et distribuer l’argent à pleines mains aux derviches, à des bouffons de cour, à des rimeurs pique-assiettes. C’est ainsi qu’on mérite le noble sobriquet de « main ouverte ».

Bref, je feignis d’être pressé, et le gardien en chef continuant à être invisible, je filai droit sur Chalimar. Là, je n’avais pas à craindre d’obsessions : Chalimar ne chôme jamais de visiteurs, de sorte qu’avec un mince bakchich on comble tous les vœux des gardiens.

Le palais ne m’émerveilla pas ; comme tous les produits de l’art indigène contemporain dans l’Inde, il est vulgaire et sans goût : une façon de kiosque à couleurs mal assorties, plein de fanfreluches et de bois peint. La toiture est couverte d’une couche de terre supportant un gazon jauni, décor fort commun au Cachemir et qui donne à ce palais un air de chaumière assez dissonnant. On ne semble s’être, dans tous ces lieux de plaisance, préoccupé que d’une chose, à la vérité de première importance : c’est de l’aération et de la fraîcheur en été. Ces toits gazonnés interceptent complétement la chaleur du soleil de juillet, que verseraient si abondamment des toitures en briques ou en bois : toutes ces galeries à jour où l’on semble vivre sur la place publique, font librement circuler l’air sans cesse ventilé par un système admirable d’eaux étagées et courantes.

Voilà le triomphe de l’architecture moderne de ce que j’appellerai l’époque des grands Mogols ! c’est le parti qu’elle tire de l’eau. De vastes bassins étagés reçoivent les eaux limpides de l’Himalaya, qui descendent de l’un dans l’autre pour se déverser au dehors par de larges canaux bordés d’arbres, et servir à l’irrigation des terres cultivées. De longues lignes de jets d’eau courent le long des étangs, et jouent toutes à la fois sur un signe du jardinier en chef. Les masses d’énormes platanes qui ombragent les bassins, les encadrent dans une ombre épaisse dont nos plus vieilles forêts seules (voir les étangs de la forêt de Brocéliande en Bretagne) peuvent à peine donner une idée. L’eau est, dans ces climats, le luxe indispensable de ces résidences princières. Il ne faut pas croire que là, comme chez nous, ce luxe ait été calculé pour l’effet pittoresque, pour le plaisir des yeux : l’Orient, en général, ne se préoccupe guère de ce dernier plaisir ; il tient à des jouissances plus solides. En France, ce n’est guère que depuis Louis XIV qu’on a eu l’amour de l’eau comme élément décoratif : je ne doute pas que ce goût n’ait été donné au grand-roi par les voyageurs qui revenaient de la Perse et de l’Inde, de chez le Sophi et le grand Mogol, comme on disait alors. Seulement, ce qui était la-bas une nécessité de climat et d’hygiène est devenu chez nous une mode et un divertissement.

Fort satisfait de ma visite, je me fis conduire à l’île de Tchinar, ainsi nommée des superbes platanes (tchinar) qui la couvrent. L’île me parut grande à peu près comme un jardin de la rue de Varennes, et ne contient que les substructions d’un ancien kiosque de Randjet-Sing, ruines aujourd’hui charmantes, car elles disparaissent sous un fouillis d’herbes et de fleurs (surtout de beaux lis orangés) qui ont envahi tout ce que n’occupe pas le tronc énorme des platanes séculaires. Si c’est Randjet qui a construit ce kiosque, je lui reconnais un goût d’artiste, rare parmi ses pareils en Orient. Ce lieu, grand comme la main, est une merveille accomplie : c’est beau comme un beau rêve.

On avait logé là Victor Jacquemont durant son séjour au Cachemir. J’ouvre sa correspondance à la rubrique île des Platanes, et je lis qu”il fait si chaud qu’il n’éprouve aucun soulagement en se baignant autour de l’île. Voilà tout ce que ce bijou inspire d’enthousiasme à notre compatriote.

Il me coûte de faire ici ma restriction à la franche sympathie que m’inspire Jacquemont. C’est un vrai voyageur, de cette vaillante et laborieuse génération des environs de 1820 qui certes a plus travaillé et plus créé que nous. Aussi je ne pense pas que sa correspondance ait été destinée par lui à voir le jour. C’était une causerie au fil de la plume entre lui, son père, son frère, sa cousine Zoé : il ne leur parlait que de ce qui devait les intéresser plus directement, les nouvelles de sa santé, des anecdotes sur Randjet-Sing pour les amuser, des discussions religieuses avec sa cousine, ses impressions politiques racontées à son frère. On a rendu un assez mauvais service à sa mémoire en imprimant le tout : les deux tiers de ce livre (politique et religion) intéressent comme reflet des préoccupations du temps, mais n’ont rien à faire avec un voyage dans l’Inde.


X


Voyage à Islamabad. — Temple de Pandradan. — Islamabad. — Temple de Martand : ruines splendides. — Retour. — Aventipour. — Les pèlerins qui demandent un bon numéro. — Retour à Srinagar.

Le lendemain, autre fantaisie : je voulus remonter l’Hydaspe avec ma barque jusqu’à Islamabad et au fond de la vallée. Cinq jours devaient me suffire, deux pour la montée, un et demi pour la descente, le reste pour des excursions à droite ou à gauche.

Mon premier but d’excursion fut, au bout d’une heure, le temple bouddhique de Pandradan. Après avoir traversé un petit bois, je me trouvai en face d’un marais rempli de joncs, juste assez grand pour renfermer un temple bien conservé, dont je jugeai inutile de visiter l’intérieur. J’eus grand tort : j’eusse pu y voir une belle et très-curieuse mosaïque, que je ne connais que par un dessin publié tout récemment par la Société asiatique du Bengale. Je donne ici, de cet intéressant sacellum, un dessin fidèle et qui me dispense d’explications techniques.

Je ne crois pas que la mare qui entoure Pandradan soit le produit d’un effondrement : je pense que le temple a toujours été entouré d’une pièce d’eau, comme celui de Manas-Tol. Il devait y avoir là une intention mystique dont le sens m’échappe.

Le général Cunningham, l’archéologue le plus autorisé de l’Inde, regarde Pandradan comme le dernier vestige subsistant de l’ancienne capitale du Cachemir. Ce devait être alors Kaçyâpa-poura, la ville du roi Kaçyâpa. Je ne sais plus quel géographe mal inspiré a vu là le Caspatyrus ou Caspapyrus où Darius, conquérant de l’Inde occidentale, fabriqua et lança la flottille qu’il destinait à faire le tour du monde. Faire descendre un navire du Cachemir dans l’Indus par l’Hydaspe ! Il n’y a que les érudits qui n’ont jamais dépassé Pontoise qui aient de ces audaces-là.

J’arrivai l’après-midi du lendemain à Islamabad, après un voyage aussi charmant que peu incidenté. À mesure que j’avançais au sud-est, je voyais se rapprocher la ceinture de l’Himalaya étincelante de blancheur : et cependant, à mon grand étonnement, le fleuve conservait ou plutôt semblait conserver encore à Islamabad, ou je touchais l’Himalaya de la main pour ainsi dire, ses proportions que j’avais admirées à Srinagar. Les glaciers et les neiges permanentes sont des réservoirs d’une puissance vraiment incompréhensible pour qui ne les a pas visités.

Je demandai ce qu’il y avait de curieux à Islamabad : on me montra un étang où l’on conservait des poissons sacrés, comme à l’étang d’Abraham que j’avais visité quelques mois auparavant à Orfa. Une particularité toute charmante de l’étang d’Islamabad, c’est qu’un grand kiosque est bâti justement sur le déversoir, de sorte que la nappe d’eau passe sous le léger parquet qu’elle maintient dans une fraîcheur perpétuelle. De l’eau, de beaux arbres, un splendide horizon, voilà ce que le pavillon d’Islamabad offre aux graves bourgeois à barbes noires et à turban blanc qui vont faire leur kef à son balcon. Décidément, les Hindous sont plus délicatement sybarites que je ne le croyais : dans ces conditions-là, je me proclame non moins sybarite qu’eux.

Le lendemain, je me rendis à pied à Martand, éloigné d’environ six kilomètres. Je n’eus pas à regretter mon excursion, car en montant une petite hauteur, je me trouvai en face du monument le plus étrange peut-être de l’Inde. C’est un grand temple à peine ruiné, évidemment bouddhique, quoiqu’un voyageur un peu étourdi que j’ai rencontré à Cachemir ait essayé de me persuader qu’il était d’une époque très-antérieure. Il eût pu s’épargner cette erreur, en regardant l’image de Bouddha répétée partout. Bouddhique par ses deux faces latérales, son plan général et ses détails, le temple de Martand montre dans tout le reste un certain art gréco-asiatique qui nous fait songer aux rois gréco-bactriens et indo-scythes se convertissant au bouddhisme et mettant leurs artistes, architectes et sculpteurs, au service de leur foi nouvelle. C’est à mon sens la merveille du Cachemir, et j’ai mis un soin particulier à le reproduire patiemment sur ses diverses faces, comme les dessins (voy. p. 215, 216 et 223) en font foi.

Maintenant, d’où a pu venir la tradition, semée par quelques-uns des touristes qui visitent la vallée heureuse, que cette construction était un temple du soleil, antérieur au bouddhisme ? Probablement du nom de vieux Srinagar, attaché encore par les indigènes à ces ruines, et qui n’est que la corruption du sanscrit Sourya-Nagara, cité du soleil.

Je retournai à Islamabad, et le jour même, 28 juin, à deux heures de l’après-midi, je fis tourner ma barque vers Srinagar et donner le premier coup d’aviron qui devait me rapprocher de France. Ce fut avec une certaine émotion joyeuse que je sentis la barque s’éloigner du bord et glisser sur les eaux rapides de l’Hydaspe. Depuis vingt mois, je vivais au milieu des merveilles variées de la nature asiatique et des souvenirs les plus grandioses de l’histoire. J’avais vu Nicomédie, Ancyre, Césarée, Édesse, Ninive, Babylone, Bagdad ; j’avais pu évoquer la mémoire d’Annibal à Gevisè, de Cyrus sur l’Halys, de Godefroy de Bouillon dans les forêts de Cilicie, d’Abraham à Orfa, de Crassus dans les plaines de Charres, d’Alexandre dans celles d’Arbelles, des fondateurs de l’islamisme aux ruines de Koufa, des kalifes à Bagdad, de Chosroës à Ctesiphon : l’Arabie, la Perse, le Caucase me préparaient des émotions nouvelles : et pourtant, je commençais à éprouver la satiété des grandes choses. Par moment, elles disparaissaient à l’arrière-plan, et ma pensée volait vers un petit paysage breton, une maison blanche au bord de l’eau, parmi les sapins et les chênes…

Le soir j’étais à Aventipour. Il y avait là une belle ruine de temple bouddhique que je tenais à dessiner (voy. p. 224). Quand je dis une belle ruine, je veux parler surtout des sculptures, les plus intéressantes que j’eusse vues, et bien supérieures à celles de Martand.
Île des Platanes. — Dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. G. Lejean.
Il faisait nuit : je n’avais qu’un bout de bougie, et ce fut à cette lumière vacillante (qui, par bonheur, dessinait bien les bas-reliefs) que je pus faire quelques rapides esquisses.

Le lendemain, je me croisai avec une grande barque chargée de voyageurs, de leurs effets, de leur batterie de cuisine et de tous les impedimenta sans lesquels un Indien ne se met jamais en route. Ils chantaient, si j’ai bonne mémoire, et avaient l’air de gens qui vont en pèlerinage. Je m’enquis, et j’appris en effet que c’étaient des musulmans qui allaient comme pèlerins à la tombe d’un saint renommé, afin d’obtenir par son intercession la faveur de ne pas être enrôlés comme cipayes et envoyés pour combattre les montagnards de Ghilghit, révoltés contre le maharadjah. Ce n’étaient pas du tout d’imberbes jeunes gens qui remplissaient la barque, mais bien des hommes d’âge moyen à belles barbes noires et à mines assez distinguées.

Je souhaitai mentalement bonne chance à ces braves gens si récalcitrants à la gloire et si peu désireux de mettre un bâton de maréchal dans leur giberne. « Voilà, me dis-je, un curieux spectacle. D’une part, des gens opprimés et qui se défendent ; d’autre part, de bons pères de famille qu’on veut employer à sceller de leur sang l’oppression des premiers, et qui déclinent cet honneur. Notez qu’ils ne refusent pas, qu’ils ne se révoltent pas : ils demandent humblement à Dieu d’éloigner d’eux cette chance et de la faire tomber sur des gens plus aisés à convaincre de leur bonheur. Est-ce que l’espèce humaine deviendrait sage… sur les bords de l’Hydaspe ? »

Deux heures plus tard, je voyais disparaître les terres cultivées et s’épaissir les massifs de platanes et les avenues de peupliers, signe certain que j’approchais de Srinagar. De loin en loin, ou plus exactement de près en près (pardon du néologisme, mais il manque à notre


Paysans du Scinde. — Dessin de Gilbert, d’après une photographie tirée de l’ouvrage : People of India.

langue), un kiosque se détache du fond vert des bois

et se mire dans l’eau calme, sombre, profonde et rapide. Je ne tarde pas à arriver.


XI


Agriculture. — Division du sol. — Riz, coton, tabac. — Principes économiques d’un gouvernement qui n’a guère de principes.

J’ai quelques notes sur l’agriculture du Cachemir. Je ne sais si je dois demander pardon à mes lecteurs de m’intéresser avant toutes choses à l’agriculture des pays que je traverse. L’état agricole d’une contrée est à mes yeux le criterium de la civilisation d’une nation : j’en demande bien pardon à ceux qui pensent autrement, et voient la civilisation d’un peuple dans la production de deux cents lettrés agglomérés dans une capitale quelconque. L’agriculture est l’occupation des cinq sixièmes des citoyens de tout état bien équilibré, et elle nourrit l’autre sixième. Un vers-proverbe breton, bref et fier, exprime cela avec emphase et beaucoup de vérité :

Diwar brèch ar gonidec e m’ar bed ho veva.

(C’est le bras du laboureur qui fait vivre le monde.)

L’Heureuse vallée, comme on l’appelle dans l’Inde, a deux sortes de sols : la plaine, alluvion récente ; les collines au flanc de l’Himalaya, alluvion plus ancienne.

La plaine se divise en bari, en matt et en petti. Le bari est de première qualité et comporte de l’engrais. Le matt est une terre à blé qui n’a pas d’amendements ; j’ignore si c’est ou non un effet de la routine des indigènes. Le petti est à peu près de la même classe que le matt : seulement c’est une terre faite non pour les céréales, mais pour le coton et le tabac.

Le sol des collines se nomme khèta, si c’est une terre à riz, et vardes, si c’est un sol à blé arrosé seulement par les pluies. Les khèta, comme toutes les terres de plaines, sont irriguées au moyen de canaux de dérivation.

Le riz est la culture nationale de la vallée. Voici comme il se cultive :

En avril et en mai, on met la semence dans des corbeilles, on l’humecte légèrement et on la protége, au moyen de couvertures, contre l’action de l’air. En quelques jours, le grain germe et est confié à la terre : celle-ci a été préalablement couverte de deux pieds d’eau, labourée à la charrue et battue. Après avoir reçu la semence, le sol est de nouveau inondé : en un jour la graine a mordu, et on charrue une seconde fois, afin que le poids de la terre saturée d’eau n’étouffe pas la semence. On continue à labourer à la charrue plusieurs fois jusqu’à ce que la paille de riz ait 60 centimètres de haut, et le sol est, par ces divers labours, tenu dans un état satisfaisant d’aération et de saturation. Chacun de ces charruages est précédé d’un amendement composé de fumier d’étable. Le riz est mûr et coupé en octobre

Je ne sais pas quelle est la méthode de culture suivie dans nos rizières françaises, ou dans le Milanais, ce pays classique du riz : mais il serait curieux de comparer avec la méthode cachemirienne. Celle-ci m’a paru très-perfectionnée.

Veut-on savoir maintenant comment un travail minutieux, pénible et malsain est rétribué au Cachemir ? C’est bien facile. Quand le riz est moissonné, il est amoncelé en meules recouvertes d’épines pour les garder des voleurs et des oiseaux. Puis viennent les agents du fisc qui contrôlent et enregistrent chaque meule ; après quoi toutes les meules du même village sont transportées dans un magasin bien clos appartenant au gouvernement, mais la part de chaque paysan est cotée séparément ; le tout est encore vérifié, enregistré, timbré (ne riez pas), et un cipaye du fisc est préposé à la garde du magasin. Au bout de quatre mois, c’est-à-dire à la chute des neiges, les zemindars sont invités à battre leur récolte ; après quoi, le gouvernement prend les TROIS QUARTS du produit et laisse le quart au paysan.

La même proportion est appliquée à toutes les autres récoltes, céréales ou légumes, sauf pour les articles ci-après.

Le coton est mûr en novembre. La récolte est faite sous les yeux des agents du gouvernement, et chaque soir les paysans avant de rentrer chez eux sont fouillés avec soin, de crainte qu’il ne leur prenne fantaisie de cacher sous leurs vêtements quelque portion de leur bien. Le travail fini, le paysan reçoit pour sa peine un maigre salaire, et toute la récolte est entassée dans les magasins (godowns) du maharadjah, qui monopolise ainsi le coton de la principauté et le revend au producteur au prix qu’il veut. Même procédé pour le tabac et l’opium.

Le paysan se croit privilégié, quand il a la permission d’apporter sur son dos au bazar le maigre quart que l’autorité lui accorde sur sa récolte : pour le faire il lui faut une autorisation écrite du nazim du district.

Notez bien que le gouvernement qui impose de pareilles charges au travailleur, n’en a aucune pour sa part : il ne dépense pas un sol pour l’intérêt public ; il ne fait pas un cos de route, pas une fontaine publique ; il n’est autre, comme tous les gouvernements d’Orient, qu’une machine à haute pression qui transforme le sang, la sueur, et la misère de populations paisibles en pluie d’or pour un tyran sans cœur et pour quelques familles de gredins dignes de lui. C’est un spectacle que le voyageur a sans cesse sous les yeux quand il visite l’Orient, et qui agit diversement sur divers gens, dans la mesure de leur caractère ou de leur tempérament.

Les gens irritables comme moi se prennent à souhaiter une heure de dictature, pour en faire… je n’ose dire quoi. Les indifférents disent : « Bah ! les moutons sont faits pour le boucher, et un peuple n’a jamais que le gouvernement qu’il mérite ! » Restent les optimistes, qui se disent qu’après tout il y a eu un temps où le globe entier était gouverné comme cela, ce qui les rend fort indulgents pour les petits péchés des gouvernements de l’Europe actuelle. Rien ne les empêchant de faire des vœux pour autrui, ils voient dans un avenir pas trop éloigné l’heureux jour où la civilisation européenne, remplissant son rôle de tutrice envers l’Orient si mal partagé, le fera jouir du bienfait de son organisation perfectionnée.

Je l’espère aussi, et j’y ajouterai mon vœu : c’est que cette besogne se fasse sans que la baïonnette ait trop à s’en mêler. J’ai remarqué dans l’histoire que les hommes ont une grande propension à se faire casser les reins pour garantir à un gouvernement écorcheur le droit qu’il s’arroge de les écorcher. Après tout, cela peut changer : mais c’est là que serait le miracle !



XII


Armée cachemirienne. — Le général Gardner. — Un souvenir en 1857. — Départ pour l’Inde.

J’ai assisté à une revue de l’armée du maharadjah. Cette armée, la plus sérieuse à mon sens de toutes celles des princes indigènes de l’Inde, compte vingt-cinq mille, hommes, qui m’ont semblé solides, bien disciplinés, bien armés. En cas d’une lutte avec les Anglais, de pareilles troupes, protégées par un pays aussi facile à défendre que la Savoie ou le Tyrol, pourraient être vraiment redoutables :
Ruines du temple de Naochera. — Dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. G. Lejean.
mais les Anglais auraient tort de craindre une résistance sérieuse de la part du maharadjah. Il y a des efforts dont le patriotisme, le fanatisme ou la vaillance personnelle seulement sont capables. Rambir ne doit pas être brave, il n’est religieux qu’à la façon puérile des princes byzantins ou de nos pires rois fainéants, et en fait de patriotisme il ne connaît que son intérêt individuel. Cet intérêt bien entendu lui conseillerait, le jour où ses protecteurs auraient décrété de faire du Cachemir une lieutenance anglaise, d’accepter une grosse pension et d’aller vivre luxueusement hors de ses États comme un roi d’Oude ou de Mysore, entouré d’égards dérisoires, méprisé au fond comme il le mérite, comme il l’est déjà. Dès lors, quelle raison auraient ces cipayes de se faire tuer pour un homme qui tiendrait tant à vivre ?

Ce que j’ai trouvé de plus curieux dans cette armée, c’est le général qui l’a créée et qui la commande. C’est un officier américain, le général Gardner, un vieillard encore très-vert, à moustaches blanches relevées à la sikhe, aux yeux bleus et vifs, voyageur émérite qui a parcouru toute l’Asie centrale et se repose dans ce nid confortable de Cachemir. Il s’est fait Sikh et a un harem que le maharadjah, m’a-t-on dit, augmente d’une jolie esclave chaque année. Il fréquente beaucoup le résident anglais, M. Cooper, auquel il dicte ses mémoires et ses souvenirs de voyage, qui sont appelés à un grand succès, s’ils sont jamais publiés. M. Gardner a eu l’obligeance de me communiquer la carte qu’il a dressée de ses voyages autour de l’Himalaya aussi bien que dans la grande et la petite Boukharie.

Lors de la grande révolte indienne de 1857, beaucoup de cipayes fugitifs se sauvèrent chez Goulab-Sing. L’Angleterre les réclama. Le plus vulgaire sentiment d’honneur obligeait le maharadjah à faire filer les cipayes compromis au delà de sa frontière, au nord ou au nord-est, et le gouvernement anglo-indien n’eût pu lui demander davantage. On sait avec quelle généreuse énergie la Turquie couvrit, en 1849, de sa protection les réfugiés hongrois réclamés avec une instance menaçante par deux très-grandes puissances. Mais il serait puéril de demander aux princes de l’Inde l’honnêteté et le courage dont les plus faibles États, chez nous, ne croient pas devoir se dispenser. Goulab livra au résident anglais 380 fugitifs qui furent entassés dans une île de l’Hydaspe, où on les fusilla en masse.

Je regrette d’avoir enlevé à Goulab-Sing les sympathies de mes lectrices : un aimable homme, qui a envoyé de si beaux cachemirs à l’Exposition universelle de 1855 !

Je quittai Srinagar deux jours après mon retour, et regagnai Murree par la route que j’ai déjà décrite. À Baramoula, au sommet de la colline, je me retournai et ne pus m’empêcher de saluer d’un dernier regard la vallée merveilleuse que je quittais. J’éprouvais presque les impressions de l’exilé qui s’éloigne d’une terre aimée. Fils des Celtes, qui sait si nos ancêtres, enfants de l’Himalaya, n’avaient pas eu pour horizon cette ligne de monts inaccessibles dont les éclatantes blancheurs scintillaient à mes yeux !

C’est de là qu’ils sont partis : quelles causes ont chassé vers l’Occident leurs jeunes et vigoureux essaims ? Quel siècle les a vus partir ? quelles routes les ont menés vers le Danube, vers le Rhin, vers le Tage ? La curiosité filiale interroge, l’hypothèse seule répond. L’histoire, si complaisante aujourd’hui à enregistrer les annales mesquines des éphémères, nous cache et nous cachera toujours les questions sacrées de nos origines[2]

Je suis bientôt ramené à la vie présente et au pays où je suis par les incidents les plus vulgaires. À Baramoula, deux hommes, désireux d’échapper au bonheur de vivre sous le sceptre patriarcal do Rambir, m’ont prié de leur permettre de m’accompagner jusqu’à Murree : ils passeront pour mes serviteurs. Je n’y vois aucun inconvénient ; l’un prend mon fusil, l’autre, comme dans la chanson connue, ne porte rien. C’est le tort qu’il a : on le lui fait bientôt voir. Au premier poste de douane, on jette à peine un coup d’œil à mes effets, car je n’emmène « ni cavale ni femme » : mais l’œil d’épervier du chef douanier a remarqué l’homme qui ne porte rien, et il le happe, pendant que des hommes empoignent l’autre. Je réclame et je retiens Dimitri qui veut cogner, pour entrer en matière. Le douanier me demande seulement ma parole d’honneur comme quoi ces gens-là ont été régulièrement embauchés par moi à Srinagar.


Temple d’Aventipour. — Dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. G. Lejean.

« Je ne cherche point à vous tracasser, ajoute-t-il : je ne tiens qu’à faire mon devoir ; il ne faut pas m’en vouloir pour cela. D’ailleurs, vous rencontreriez les mêmes difficultés à tous les autres postes de la route. »

Cet homme parlait raison, et je ne pouvais me parjurer : je dus laisser les deux malheureux en arrière. Je n’ose songer à ce qu’ils auront eu à souffrir en expiation de cette tentative d’expatriation manquée, et j’aurai longtemps dans ma mémoire l’air désespéré avec lequel ils reprirent, bien gardés, la route de la vallée heureuse. De bonne foi, Rome a-t-elle jamais eu un ergastulum de cette force ?

À Naochera, je passai devant un beau temple bouddhique que les musulmans ont pris au culte ancien et dont ils ont fait une mosquée. Plus loin, un grand chapiteau, gisant à terre sur la route, me fit lever le nez, et je me trouvai en face d’une charmante ruine (un autre temple bouddhique) perdue dans le bois : la végétation vivace à tout envahi, le temple, les degrés, le mur d’enceinte : l’ensemble, je le répète est charmant.

G. Lejean.

(La suite à une autre livraison.)


  1. Suite. — Voy. pages 177 et 193.
  2. Les hauteurs de Baramoula qui dominent et resserrent le cours de l’Hydaspe, sont composées de roches anciennes, cristallisées et recouvertes d’un épais revêtement de terrains de transport stratifiés, qui prouvent que non-seulement les eaux ont monté jusqu’à leur cime, mais encore y ont séjourné longtemps. Les preuves de ce fait abondent dans toute la vallée de Cachemir. — Quelle qu’ait été la convulsion de la nature qui ouvrit à l’Hydaspe le défilé de Baramoula, l’homme, s’il faut en croire les plus anciennes traditions sanscrites, semblerait en avoir été contemporain et témoin.