Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 18 (p. 193-208).
Deuxième livraison


Vue du temple d’Amritsir, près Lahore — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.


LE PANDJÂB ET LE CACHEMIR,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].


1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI


Taxila. — Passage de l’Indus. — La Cophène. — Peshawer. — Musée : antiquités de Taht-i-Bahi. — Un deputy commissioner.

Lahore, chef-lieu de l’administration anglaise dans le Pandjab, a été la capitale politique des Sikhs : leur métropole religieuse est une ville qui a peu d’importance sur la carte, mais qui est en réalité plus peuplée
Pont de bateaux d’Attok (Passage de l’Indus). — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
que Lyon et Marseille : c’est Amritsir, à dix lieues de Lahore. C’est là, au milieu du lac artificiel qui a donné son nom à la ville (Amrita-Sâra, lac de l’immortalité), que le fondateur du culte sikh, le gourou Naneck, qui n’était qu’une sorte de prophète mendiant, bâtit de marbre, d’or et de pierreries, ce temple sans égal dans l’Inde, une des merveilles du monde que je me promis d’aller voir : à l’inverse de plusieurs de mes projets, celui-ci du moins s’accomplit, comme le lecteur le verra par la suite.

J’ai « brûlé » en un jour toute la laide contrée qui va de l’Hydaspe à l’Indus. Avant Rawul-Pindi, j’ai passé à travers de basses collines rougeâtres, pauvres, nues ; ce sont des éperons ou des éboulis de la Chaîne de Sel[2] ; on y a récemment découvert quelques ruines et des médailles de l’époque gréco-bactrienne. Le lieu


Autre vue du temple d’Amritsir (Amrita-Sâra, lac de l’immortalité). — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

s’appelle Kalin-ke-Seraï, et on pense que c’est l’ancienne

Taxila. C’était la capitale de Taxile, le premier allié qu’Alexandre eut dans l’Inde, un de ces habiles comme on en trouve presque toujours dans les pays envahis par l’étranger : gens pratiques, qui savent que les héros meurent habituellement d’une mort précoce, et qui aiment mieux vivre en goujats le plus longtemps possible, titrés et pensionnés.

J’aime mieux une belle légende bouddhique qui prétend expliquer le nom de Taxila. Bouddha, dit-on, passant par là, et voyant un malheureux qu’on allait décapiter, voulut le racheter, mais il était pauvre. Que fit-il ? Il donna sa tête à la place de celle du condamné, et le lieu s’appela Tachkasila, « la tête coupée ». C’est une belle lecon de charité : acceptons-la d’un cœur simple, car si nous voulons épiloguer, nous pouvons nous demander où était le mérite du sacrifice de la part d’un Dieu incarné certain de ressusciter quelques instants après comme si rien ne s’était passé.


Femme du Scinde. — Dessin de Gilbert d’après une photographie tirée de l’ouvrage : People of India.

Naochera, 7 juin. — J’ai passé l’Indus la nuit dernière, en face d’Attok, et en bac : les eaux sont assez hautes, et le pont de bateaux ne fonctionne que quand elles sont basses. Ce passage a une mise en scène qui n’a pas déplu à mon imagination, mise en éveil par le souvenir de tous les hommes célèbres qui ont passé en cet endroit, d’Alexandre à Tamerlan.

La nuit est d’un noir opaque, le temps est triste : il a plu par instants. La plage est absolument déserte. Je n’aperçois qu’une lumière isolée dans une cabane sur les rochers, la hutte du passeur sans doute. Mes yeux, qui s’habituent à l’obscurité, entrevoient sur le fond noir du ciel une ligne encore plus noire, la silhouette des rochers superbes et nus qui dominent Attok et Khairabad. C’est entre ces deux villes qu’est le principal étranglement du fleuve, épanoui un peu plus haut en une sorte de lac de plus de trois lieues de large. Je ne vois pas le fleuve, j’entends à peine une sorte de murmure étouffé, comme la respiration d’un lion endormi. Je ne puis dire tout ce qu’il y a d’imposant dans ce soupir harmonieux et doux qui sort par intervalles du fond de l’abîme. Un ruisseau que j’arrêterais du pied fait plus de bruit que ce géant des fleuves d’Asie.

Mon postillon est allé chercher le passeur : il tarde beaucoup. Je veux m’approcher à tâtons de la berge et je bute sur une vague de sable. Rendu plus prudent, je retourne sur la route, l’homme arrive, le passage s’effectue en un quart d’heure. Les indigènes, pour ne pas avoir à payer le droit de passage, se mettent debout sur de petits radeaux et se laissent dériver pour couper obliquement le courant. Je reprends un dok tout attelé que je trouve sur la rive droite : il va sans dire que j’ai laissé l’autre sur la rive opposée. Au matin, je suis à Naochera.

Je suis depuis quelques heures dans l’ancienne Cophène, aujourd’hui l’Afghanistan anglais. C’est une province que Rundjet-Singh avait enlevée aux Afghans, et les Anglais en ont naturellement hérité en 1849. C’est un triste pays, avec des steppes près desquelles la Champagne pouilleuse serait un vrai Eldorado. Ce qui me console un peu, c’est qu’ici les grands souvenirs pullulent. Je crois reconnaître l’Aornos d’Alexandre dans un groupe très-pittoresque de montagnes, isolé dans la steppe, sur ma droite, et appelé aujourd’hui Pandjghir, « les cing som-

mets » : mais je suis obligé de renoncer à cette illusion (voy. p. 204). L’Indus baignait le pied de l’Aornos, et l’Indus n’est pas ici.

Peshawer, 7 juin, au soir. — Enfin ! Je suis arrivé à Peshawer, et j’ai été présenter ma lettre d’introduction à M. M’Nab, deputy commissionner de la province, qui m’a fort gracieusement installé dans son seraï. J’y gagne deux choses : de vivre en aimable société, et de me mettre vite au fait des rouages intimes de l’administration anglaise dans l’Inde, question si diversement appréciée, aussi bien en Angleterre que chez nous.

Je commence par la question la plus importante pour moi : c’est de savoir si je puis, en prenant le costume alfan, prendre la route de Djelalabad pour aller chez les Siahpoch. M. M’Nab me mène à une galerie d’où on domine toute la plaine de Peshawer, plaine qui me
Une vue de la Chaîne de Sel (voy. la carte, p. 179, et la note, p. 194-196). — Dessin de Tournois d’après une photographie.
paraît rousse et nue, surtout vers l’ouest, et que cernent de trois côtés de superbes montagnes non moins fauves et non moins nues. « Si vous tenez à vous faire tuer, me dit mon hôte, vous avez le choix entre toutes ces montagnes : elles appartiennent à des Afghans sauvages, les Afridis, les Khattaks, les Svatis, et nos gens se gardent bien d’en approcher à une distance de quatre ou cinq milles. Il y a quelques mois, M. M’Leod, notre lieutenant-gouverneur, s’étant approché avec son escorte du pied des montagnes du nord, a reçu des coups de fusil des gens de Buneyr.

— Mais vous avez des traités avec les sultans de Kaboul, vos voisins du côte de l’ouest ?

— Nous avions des relations amicales avec le sultan Dost-Mohammed, ce qui n’empêchait pas que la route de Kaboul et Djelalabad est restée fermée depuis 1843 à tout Européen. Le vieux sultan n’était pas assez puissant dans ses villes pour protéger un Européen contre le fanatisme de la canaille des bazars ; quant aux montagnes, elles lui échappaient constamment. Les caravanes, même musulmanes, ne franchissaient la passe de Khaïber qu’en payant une taxe noire. Puis, quand même vous pourriez passer en temps régulier, il n’y a rien à espérer en ce moment : vous savez la guerre atroce qui ensanglante l’Afghanistan depuis la mort du Dost.

— Je vois qu’il faut renoncer à mon rêve, et je le regrette. Ne peut-on au moins étudier le Siahpoch ici, sur quelques individus qui s’y trouveraient par hasard ?

— Pardonnez-moi : il y a justement au camp de Hotti, à quelques heures d’ici, cinq jeunes gens du Kafiristan qui ont voulu voir du pays et sont venus s’enrôler

dans un régiment de guides. Voulez-vous les voir ?

— Bien entendu : quelle bonne fortune ethnographique ! Je vais commander un dak pour Hotti.

— C’est inutile : je vais écrire aujourd’hui au colonel de ce régiment pour le prier de nous envoyer ici ces hommes. »

À demi consolé, je descends et nous allons visiter le musée de Peshawer. Un musée dans une ville annexée depuis seize ans à peine, dans un pays encore si peu soumis ! Rien, ne prouve mieux que tous ces détails de la vie quotidienne l’activité en toutes choses de l’esprit anglais en fait de colonisation. Ce musée n’est pas seulement un musée d’antiquités indigènes, il renferme encore des collections de produits et de curiosités du pays. Enfin, pour l’instruction des natifs, il est en petit ce qu’est notre Conservatoire des Arts et Métiers. Notez bien que ce n’est pas une création officielle : c’est l’œuvre des officiers du cantonnement, la propriété collective du club.


Un fragment de la Chaîne de Sel. — Dessin de Tournois d’après une photographie.

Ce qui m’y a frappé tout d’abord, c’est une trentaine de statues et de bas-reliefs en porphyre bleuâtre, d’un art grec parfois un peu dégénéré, mais parfois aussi du style le plus pur (voy. p. 202 et suivantes.) Deux statues de radjas attirent surtout mon attention : le style est du pur classique, mais le costume et les accessoires sont indiens. Le buste est nu, surcharge de colliers et de parures guerrières ; la chevelure est léonine : elle rappelle quelquefois la perruque de Louis XIV ; le menton est rasé, mais la moustache est touffue.

Presque tous les bas-reliefs représentent Bouddha assis, priant, méditant, enseignant, guérissant ; dans l’un d’eux, il semble faire un miracle en faveur d’une rani, d’une princesse malade ; les suivantes de la rani, éparses dans le palais et dans diverses attitudes, ne dépareraient pas un bas-relief athénien. Leurs costumes et leurs coiffures sont de la bonne époque classique.

Dans d’autres endroits, on voit apparaître des hommes laids, courts, trapus, petits yeux, fronts déprimés, barbes de bouc ; leur laideur contraste avec la beauté fière et souriante des personnages indiens. Je suis convaincu que l’artiste a voulu figurer les Scythes, les Touraniens, qui, cinq cents ans après Alexandre, avaient fini par conquérir ce pays. Un des bas-reliefs m’a assez diverti. Un de ces Scythes aide galamment une fort jolie personne, coiffée d’une sorte de bonnet phrygien, à s’échapper d’une tour au moyen d’une échelle. Elle est suivie par une servante joufflue qui porte une cruche sur l’épaule. Un complice ou serviteur du bonhomme tient une bourse à la main : c’est peut-être la moralité de ce petit tableau de genre.

Toutes ces antiquités proviennent des ruines d’un très-vieux couvent bouddhique à Taht-i-Bahi, près Hotti, ruines fouillées depuis peu d’années.

Le caractère à la fois grec et bouddhique de ces sculptures fait songer à l’époque du roi Kanichka (Kanerkès des Grecs), qui, s’étant converti au bouddhisme, employa son ardeur de nouveau converti à propager le bouddhisme partout, et jusqu’au Cachemir.

Kanichka, héritier de la civilisation gréco-bactrienne, avait nécessairement à ses ordres des artistes grecs (Grecs de nationalité ou de tradition artistique, peu importe) et il a dû les employer à semer partout les effigies sacrées.

Pour juger de la supériorité de cet art classique sur l’art indou proprement dit, on n’a qu’à comparer les bas-reliefs de That-i-Bahi avec certaines terres cuites trouvées dans le même lieu et déposées au musée de Lahore, ou avec les monstruosités des pagodes modernes, les Vichnou et les Dourga.

Ce qui ne m’intéresse pas moins, en ma qualité de Breton, ce sont deux fort belles haches en pierre, de celles que les antiquaires nomment celtæ, et je ne crois pas que notre musée gallo-romain nouvellement fondé à Saint-Germain en offre de pareilles, au moins comme élégance et comme fini du travail. Elles ont été trouvées sur les rives du Swat. Quelqu’un me fait observer que les papetiers de Peshawer et de Cachemir se servent encore d’outils semblables pour donner à leur papier ce lustre si apprécié des Orientaux.

Cela me suggère une idée.

Les celtæ de notre pays n’auraient-ils pas pu servir durant l’âge de pierre à quelque chose de semblable : pas pour lustrer le vélin, bien entendu, mais pour préparer les peaux ou les écorces dont on se servait ?

Je livre cette conjecture aux antiquaires : elle a, faute de mieux, le mérite d’être neuve.


L’Indus près d’Attok. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.

Peshawer, 12 juin. — M. M’Nab a reçu la réponse du colonel des guides : les cinq Siahpoch que je voulais voir avaient été pris par la nostalgie et étaient retournés depuis peu de jours dans leurs montagnes avec leur congé, qu’on avait jugé raisonnable et humain de leur accorder. Quel contre-temps ! Je ne m’en console pas vite.

Comme compensation je me décide à me rendre au Cachemir en passant par le Sanitarium de Murree.

Une fois à Cachemir, j’essayerai de me rendre chez les tribus montagnardes qui confinent au Kafiristan, et sont du même sang que les Siahpoch, ou bien encore d’atteindre le petit Thibet, de franchir le Karakorum et de descendre dans la petite Boukharie.

Je partirai après-demain.

Il me tombe sous les yeux un numéro du Lahore Cronicle où je vois que la presse anglaise discute vivement la proposition de simplifier le mécanisme administratif de l’Inde, en supprimant les deputy commissioners, que l’on accuse d’oisiveté. Ce reproche me fait beaucoup rire, car, vivant sous le même toit que M. M’Nab, je puis me rendre compte de ce que fait un deputy commissioner.

Voici à peu près la journée de mon hôte.

Il se lève à quatre ou cinq heures du matin, monte en voiture, va inspecter les chemins vicinaux et les divers travaux de moyenne voirie qui le concernent. Puis il rentre, et s’enferme avec son greffier indigène pour examiner les affaires du jour et préparer la séance. Vers neuf ou dix heures, réception et expédition des affaires courantes administratives. Puis le déjeuner, et un moment de repos ou de sieste. Entre une heure et deux, tiffin ou légère collation (appelée lunch en Angleterre) ; suivent deux heures de travail avec le greffier, et à quatre heures, le sous-préfet transformé en magistrat se rend à la kutchery, cour de Justice indigène répondant à nos tribunaux de première instance. Énorme affluence de robes blanches et de turbans blancs, mais ni bruit ni tumulte : le fameux silence, messieurs ! de Beaumarchais, n’est pas de mise ici.

Cela dure deux ou trois heures, puis on dîne, et après une courte promenade, M. M’Nab rentre pour faire sa correspondance administrative, qui le tient jusqu’à dix heures. Quel homme « inoccupé » !


Aqueduc près Attok. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.


VII


Départ de Peshawer. — En palanquin. — Murree et son Sanitarium. — Départ pour Cachemir : Kohala. — L’Hydaspe : passage du fleuve. — Grandeur de la nature indienne. — Voyage pénible et charmant le long de l’Hydaspe. — Mes coulies. — Première vue de l’Himalaya. — Baramoula. — Légendes mythologiques.

Je ferme maintenant mon journal de route, et j’entame le récit.

Je quittai Peshawer le 4 juin et je refis jusqu’à Rawul-Pindi la route décrite plus haut.

À Rawul-Pindi, j’étais à quarante-quatre milles de Murree (Marri).

Murree est un Sanitarium, c’est-à-dire une de ces résidences d’été créées par les Anglais depuis quelques années sur la croupe des contre-forts sud de l’Himalaya, à une hauteur où la chaleur insupportable des étés indiens disparaît pour faire place à une température plus analogue à celle de l’Europe. De mai à octobre, quiconque n’est pas retenu dans les basses terres par les nécessités du service ou par son négoce, s’empresse de se sauver au sanitarium, soit à Murree, soit à Dhurmsala, soit à Simla, où résident les autorités suprêmes. On n’a pas négligé le sous-officier (non-commissioned officer) ni même le simple soldat (private) : ils ont à mi-côte de Murree un sanitarium où ils viennent habiter à tour de rôle.

Ne trouvant ni chevaux ni voitures à louer à Rawul-Pindi (on m’assura que tout avait été accaparé par les gens qui se rendaient à Murree), je me décidai à prendre deux palanquins, un pour moi, un pour mon domestique. Ce mode de transport est connu : je n’en dirai rien, sinon qu’il est incommode et fort cher. J’en
Ruines de Hotti. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
eus pour plus de trente roupies, soit plus de cinq francs par lieue. Comme j’eus soin de partir après la grande chaleur, je fis presque tout le voyage de nuit, et ne me réveillai qu’à Murree même.

Je félicite sincèrement ceux qui ont choisi Murree pour Sanitarium, tout en reconnaissant qu’il était facile de trouver une centaine de sites pareils le long de ces montagnes du Hazara. Avant d’être honoré de la préférence officielle, Murree était un petit plateau étroit courant entre deux profondes vallées d’une sauvagerie superbe, orné de quelques huttes et sillonné de quelques sentiers à chèvres. En quelques années, l’activité saxonne a créé là un petit Éden, une ville avec un bazar indigène, deux bons hôtels et quelques centaines de villas éparpillées autour des routes les mieux entretenues et les mieux ombragées du monde. Le pittoresque factice et le pittoresque réel se marient là avec un bonheur inouï : figurez-vous tout notre joli décor du bois de Boulogne transporté dans quelque beau site de la Savoie.

Ce lieu, je le répète, est un paradis ; mais les pieds m’y brûlent après trois jours : je suis si près du Cachemir ! Je ne prends que le temps de faire les préparatifs les plus indispensables, et je me procure une passe pour Srinagar, capitale de la principauté. Pourquoi une passe, me demandera-t-on, dans un pays aussi libre que l’Inde anglaise ? C’est que Cachemir n’est pas Inde anglaise ; c’est que ce pays, pour son


Bas-relief du musée de Peshawer (voy. p. 198). — Dessin de Petot d’après une photographie.
malheur, est « libre », en ce sens qu’il obéit à un prince indigène qui est bien, je l’ai dit, le brigand le plus réussi de l’Orient. Le maharadjah n’entend pas que les Européens viennent voir de trop près ce qui se passe chez lui, et il est convenu avec le gouvernement anglais, m’a-t-on dit, d’un chiffre maximum pour le nombre de visiteurs que chaque été lui amène : de là nécessité d’une passe personnelle. Ces institutions sont absurdes, car la « saison des Anglais » est la providence du pauvre peuple cachemirien, pour qui cette
Bas-relief du musée de Peshawer. — Dessin de Petot d’après une photographie.
saison se résume en pluie de roupies. Quant vient l’automne, il faut que tous les chasseurs et touristes angrezi aient levé le pied, sans excepter le résident anglais, M. Cooper, et les Français correspondants des négociants en cachemires de la rue Richelieu : ces derniers se retirent à Amritsir.

La raison de cette mesure est toute simple : c’est l’hiver que le gouvernement du maharadjah lève les impôts, opération toujours dure en Orient, et qui à Cachemir ressemble admirablement aux dragonnades de Louis XIV. Les dragonnades sont un des ingrédients naturels de la vie orientale, mais les Européens, qui sont un peuple amolli, éprouvent des haut-le-cœur en les voyant, et comme l’indignation chez nous ne se traduit pas seulement par des vers (facit indignatio versum), mais par des velléités de main-forte prêtée à l’opprimé, il suit que le maharadjah Raimbir a la sagesse de fermer ses portes aux indiscrets avant de tirer son couteau et d’écorcher annuellement son peuple.

Me voilà en route. Je suis pendant quatre heures la crête du plateau et j’arrive à Deval, où je dîne de quelques œufs ; puis, au bout d’une heure et demie, la route, qui fait des zigzags, me démasque, au fond d’une gorge à ma droite, un mince ruban d’eau rugissante : c’est l’Hydaspe, limite du territoire anglais. Un peu plus tard, j’atteins les bords du fleuve, que je remonte pendant une demi-heure, et je m’arrête pour la nuit à Kohala.

C’est un traveller’s bungalow qui n’a rien de bien particulier, mais qui est le plus vaste que j’aie encore vu, ce qui s’explique par sa position. Il commande le Kohala ferry, le lieu où j’aurai à passer le fleuve pour entrer au Cachemir.

Pendant que mon domestique Dimitie s’entend avec le messman pour la préparation de mon pilav, je descends au bord de l’Hydaspe pour prendre ma première idée de la topographie de la contrée. Le fleuve historique près duquel Alexandre le Grand triompha de Porus dépasse de beaucoup comme impression tout ce que je
Bas-reliefs du musée de Peshawer. — Dessins de Petot d’après des photographies.
pouvais en attendre. Figurez-vous une masse d’eau triple de celle du Rhin, resserrée dans une faille de soixante mètres de large entre deux montagnes couvertes de forêts presque vierges, et toute cette masse roulant vers l’Indus avec un mugissement ou plutôt un hurlement capable de faire taire celui de toutes les cataractes du Nil réunies. Sur ce long ruban d’écume, large de deux cents pieds, mais long de quatre-vingts lieues, passent à chaque minute d’énormes troncs d’arbres emportés avec la rapidité de la flèche vers Djelma, où les scieries les attendent. Qui n’a vu que l’Europe n’a connu de la nature que la grâce et la beauté : il ne l’a pas vue terrible et souveraine. Certes nous avons de belles choses dans les Alpes, les Pyrénées, le Danube : mais tout cela est à la nature asiatique ce qu’est une réduction Collas à la Vénus de Milo. Nous jouons avec la nature, nous la soumettons à nos caprices ou à nos besoins : mais essayez donc de lutter avec des fleuves comme le Gange, des tempêtes comme celles de l’Himalaya, des glaciers comme le Mustag, ou des marais empestés comme le Teraï qui a quatre fois la longueur de toute la France ! Devant des éléments aussi formidables, je comprends le panthéisme indien, qui nous paraît à distance une si lâche abdication de la personnalité humaine. Nous en parlons bien à notre aise. Dans l’ancienne Grèce, l’homme, caressé par une nature douce et maternelle, en a agi avec elle comme un enfant gâté avec sa nourrice : il s’est adoré lui-même et l’a reléguée au second plan dans sa gracieuse mythologie. Mais l’Indou, enserré, opprimé, parfois étouffé par sa redoutable marâtre, n’a pu que tomber à genoux devant elle et l’adorer même dans ses manifestations meurtrières.

Le lendemain matin, je procédai à la grave opération de franchir le fleuve que je viens de décrire. Le bac était une sorte de barge rectangulaire, à bordage élevé, manœuvrée par deux hommes qui poussaient de fond. La barge, en quittant la rive anglaise, fut emportée par le courant, et tourna deux ou trois fois sur les eaux bondissantes et furieuses comme une feuille morte tombée au fil du torrent ; puis, entraînée par un remous dans une eau un peu plus tranquille, elle arriva comme une épave à la rive cachemirienne, où une dizaine de coulies l’amarrèrent et aidèrent au débarquement.

Ici commençait le vrai voyage, avec toutes ses fatigues. J’avais dû laisser mes mules à Kohala. Le maharadjah ne permet pas la circulation sur son territoire des bêtes de somme ou de selle provenant du territoire anglais, et il défend à ses sujets d’en louer aux touristes. C’est peu hospitalier, mais c’est assez bien entendu au point de vue de certains intérêts : le voyageur européen dans l’embarras est ainsi obligé de louer des coulies pour ses bagages et de voyager en palanquin ou howdah, mode de transport qui a son charme à l’Opéra ou dans un roman
Bas-relif du musée de Peshawer. — Dessin de Petot d’après une photographie.
de Méry, mais que je signale par expérience comme le plus désagréable et le plus coûteux qu’on puisse imaginer. Le règlement a donc pour résultat de faire occuper beaucoup de bras, et cela ressemble, au premier abord, à de la philanthropie et à du protectionnisme, ce qui pourrait valoir au maharadjah les sympathies de M. Thiers : mais il faudrait être bien ingénu pour supposer à un prince oriental quelque préoccupation du bien public. En réalité, le despote du Cachemir ne dédaigne pas de prélever un quart du modeste salaire de ses sujets. Ce salaire est, pour les coulies, de quatre annas (60 centimes) par étape : et l’étape varie de trois à huit lieues dans un pays aussi affreux pour le piéton que splendide pour le touriste. La plupart des coulies ne peuvent donc gagner que leurs douze sols par jour, sur lesquels le fisc trouve moyen de leur voler de quinze à vingt-cinq centimes. Accoutumés depuis des milliers d’années aux excès odieux de leurs tyrans, les Asiatiques ne semblent pas se douter qu’il en puisse être autrement, et que le gouvernement puisse être autre chose que le pillage permanent et régularisé. Seulement, depuis quelques années, ils voient fort bien la prospérité dont jouissent les populations passées sous l’autorité bienfaisante et paternelle de l’Angleterre, ils comprennent et comparent, et comme ils ont l’intelligence vive, le résultat de cette opération mentale n’est pas favorable à leurs princes soi disant nationaux, comme s’il y avait des nations en Asie !

Je m’arrêtai naturellement à un moyen, employé d’ailleurs par beaucoup de touristes anglais, de tromper l’avidité du maharadjah : ce fut de me décider à faire tout mon voyage à pied. Malgré l’aspérité des routes de l’Himalaya, des étapes de six lieues par jour en moyenne, au printemps, dans le plus beau pays du monde, n’avaient rien qui pût m’effrayer : j’en avais fait autant en plein été dans les sables de l’affreux désert de Nubie, et je savais à un myriamètre près ce que mes jambes pouvaient supporter. Mon carnet en main et mon crayon entre les dents, je commençai l’ascension de la montagne de Danna, et ce ne fut qu’au bout de cinq heures que j’atteignis, un peu essoufflé, la crête de rochers derrière laquelle s’abritait le bungalow. Les bungalows de Cachemir rappellent un peu ceux de l’Inde anglaise dont j’ai déjà parlé : seulement le logement y est gratuit et le gardien n’est tenu de rien fournir au voyageur ; toutefois, moyennant une petite rétribution, il va leur chercher au village voisin le pain, les poules ou la viande dont ils ont besoin. Avant de partir, on s’inscrit sur le registre du bungalow et l’on y mentionne le blâme ou l’éloge qu’on croit devoir au gardien. Je n’ai jamais eu pour ma part que des boules blanches à donner aux schausamas, mais j’ai passé de joyeux instants à parcourir dans ces registres
La rivière Swan ou Svat (voy. la carte, p. 179). — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
la colonne des observations. L’Anglais est certainement le premier voyageur du monde ; mais quand il fait un voyage d’agrément, il lui déplaît de ne pas trouver partout les hôtels de Bombay ou de Calcutta. De là des inscriptions comme celle-ci : — La maison est un superbe chenil, il n’y manquait ne les chiens de S. A. le maharadjah. — L’hôte est un filou : il m’a fait payer quatorze annas un verre cassé. — Une dernière


La montagne de Pandjghir (voy. p. 179). — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.

qui rappelle un croquis de Charlet ; le 90e est emb… — the 90th, nuisance. —

Je ne décrirai pas en détail une route de huit jours qui ne fut pour moi qu’une succession de légères fatigues et de véritables enchantements. À travers montagnes et ravins, j’atteignis le troisième jour la forêt vierge que je ne devais quitter qu’à l’entrée de la vallée de Cachemir. Qui n’a pas vu l’Himalaya ne peut se faire une idée de la puissance de la végétation dans ces splendides contrées. Les hautes montagnes qui, à droite et à gauche, enserrent et dominent l’Hydaspe s’avancent rarement jusqu’au bord même du fleuve : généralement les alluvions descendues des sommets ont formé une plate-forme, parfois à deux ou trois gradins, où s’étagent les villages, les champs cultivés, les rizières. La pente du terrain ne permet nulle part aux eaux de séjourner de manière à créer ces marais aux effluves pestilentielles qui marquent l’entrée des grandes plaines de l’Inde : ici, la forêt, bien loin d’être meurtrière à l’homme, devient pour lui une nourrice bienfaisante. De la station de Chikar à celle de Chagusti, pendant trois jours, j’ai voyagé littéralement sous une voûte d’abricotiers, de grenadiers, de cerisiers, de vignes sauvages ; les fruits mûrs jonchaient le sentier sous mes pieds : c’était une vraie entrée du paradis terrestre. Un peu plus haut, la végétation change : aux arbres fruitiers succèdent les sombres sapinières dont je saluais l’approche avec bonheur, car l’expérience m’a appris une particularité singulière que je ne me charge pas d’expliquer : c’est que les sentiers de montagnes, généralement âpres et pierreux, se transforment, dès qu’apparaissent les pins et autres conifères, en véritables allées de jardins anglais.


Vue des montagnes Mahaban (voy. la carte, p. 179). — Dessin de H. Clerget d’après un croquis de M. G. Lejean.

Le septième jour, à une heure après midi, j’atteignis le sommet d’une jolie colline boisée qui domine Baramoula. Au tournant du sentier, le fourré s’ouvrit tout à coup et me permit d’embrasser d’un coup d’œil un panorama que je n’oublierai de ma vie. Une plaine de soixante lieues de long se déployait à mes pieds, verdoyante et vivante, semée de villages et de jardins de plaisance, rayée de larges rivières dont le cours était dessiné par de longues avenues de peupliers ; le bleu sombre de l’Hydaspe redevenu calme et majestueux faisait encore mieux ressortir les reflets argentés de cinq ou six lacs à demi ensevelis sous les algues et les lotus ; et tout au fond, estompé par la distance, quelque chose d’un blanc pur et mat se détachait en lignes fines, nettes et sobres sur l’azur transparent du ciel, comme les banquises des mers polaires. J’avais sous les yeux la vallée de Cachemir avec sa ceinture de neiges immaculées, l’auguste et incomparable Himalaya.

Je descendis lentement sur la jolie petite ville de Baramoula, citée dans l’histoire du Cachemir pour une petite anecdote qui concerne le roi Vitch-ala, qui fut au douzième siècle le roi le plus brillant de l’Inde. Dans une expédition militaire qu’il entreprit contre les Barbares, comme il passait à Baramoula, une cavale de très-grand prix s’échappa du camp ennemi et arriva à celui du radja, auquel cet incident fut présenté comme un miracle qui lui présageait la victoire. Je trouvai là une barque à six avirons que je louai sur le pied assez modéré de 16 roupies par mois, plus un anna (15 c.) par jour et par homme pour la nourriture ; et, sans m’arrêter, je mis le cap sur Srinagar, capitale de la principauté, dont j’étais éloigné d’une petite journée de navigation.

La plaine était unie, le fleuve large, profond, peu rapide : aussi mes hommes purent-ils, sans trop de fatigue, entrer le soir même dans le lac Oualler. Ce bassin, qui semble se rétrécir lentement, est en réalité un fond de lagune qui rappelle au géologue le temps où la vallée entière n’était qu’un lac de cinquante lieues de long sur quinze de large, avant la catastrophe qui ouvrit la grande faille de Baramoula et permit à cette immense masse d’eau de s’écouler vers l’Indus comme un étang dont le déversoir a crevé.


Un montagnard du Hazara (voy. la carte, p. 179). — Dessin de Gilbert d’après une photographie tirée de l’ouvrage : People of India.

L’histoire légendaire du Cachemir a là-dessus un conte ingénu qui ne manque pas de quelque parfum de vieille poésie.

D’après la tradition, lorsque le célèbre apôtre bouddhiste, Madiantika, prêchait la foi aux infidèles, il arriva au bord du grand lac cachemirien, lequel lac était, sous sa forme liquide, un génie redoutable, roi des Nagas ou des dragons qui habitaient ses eaux. Madiantika (on ne dit pas pourquoi) demande au génie la permission de s’asseoir au milieu de son bassin. Le roi, très-étonné, mais obligeant et un peu niais, comme sont généralement les génies des contes de fées, lui ayant accordé sa demande, le saint s’élance sur les eaux, et, en s’asseyant, dilate tellement sa personne, que le roi-lac, épouvanté, voit sa surface se réduire rapidement au dixième, au vingtième. Menacé de disparaître entièrement, il se plaint, il implore Madiantika : mais l’apôtre ne saurait se satisfaire de peu d’espace. Il faut capituler. Le rusé apôtre a la générosité de lui concéder un bassin de cent lis (neuf lieues) de tour, avec défense de jamais s’agrandir. La chose faite et les dragons expulsés, la chronique ajoute que Madiantika fit venir des pays voisins d’abord des religieux, puis des habitants, les établit dans


Bords de l’Hydaspe. — Dessin de H. Clerget d’après un croquis de M. G. Lejean.

la vallée jusqu’alors déserte, bâtit neuf villes, des villages, douze temples, et y introduisit la culture du safran. À sa mort, les Cachemiriens élurent un roi, et c’est là le point de départ de l’histoire du Cachemir


Pont de bambou sur l’Hydaspe. — Dessin de H. Clerget d’après un croquis de M. G. Lejean.

Les brahmanes ont une légende qui a quelque rapport avec celle-là : seulement leur héros n’est pas un moine, c’est un paladin, le roi Kaçyapa, qui tue le roi des dragons, le monstre aquatique Jaladbhava, et forme dans le fond du lac le pays de Cachemir.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Suite. — Voy. p. 177.
  2. Salt range, la Chaîne de Sel, qui circonscrit au sud le bassin secondaire de la rivière Swat ou Ling, décrit une courbe irrégulière entre l’Indus et l’Hydaspe. À la hauteur de Pindaden-Khan, elle se dirige parallèlement au cours de ce dernier fleuve, dont elle n’est éloignée que d’un’myriamètre environ. Sa ligne de faîte, composée de calcaires stratiliés, s’élève à six cents mètres au-dessus de la plaine et repose sur un entassement confus de débris de terres et de roches qui semblent avoir roulé des montagnes du nord. C’est dans ces débris, parmi des gypses et des argiles, que gisent, à cent cinquante ou deux cents mètres d’élévation, les dépôts de muriate de soude dont ces collines ont tiré leur nom. À l’époque de Rundjet-Singh, l’exploitation de ces mines occupait six cents ouvriers pendant neuf à dix mois de l’année et faisait entrer quatre et demi lacs de roupies (un million cent vingt-cinq mille francs) de bénéfice net dans la caisse du maharadja. On trouve dans l’atlas de la grande relation de Victor Jacquemont une coupe géologique très-étudiée de la Chaîne de Sel, et dans le IIIe volume de son journal une description très-étendue des salines et de leur exploitation. Voy. deux vues de cette chaîne, p. 197 et 198.