Arthème Fayard et Cie (p. 107-115).

CHAPITRE IX

Le bolchevisme en Extrême-Orient

On vient de voir pour quelles raisons nous semble vaine la crainte de l’envahissement de l’Occident par l’Orient. Ce que désignent par Orient ceux qui ont cette crainte est surtout l’Extrême-Orient, la lointaine Asie, et non point ses apports artistiques, mais son fonds et son tréfonds philosophiques ou religieux. S’effrayer des apports de l’Asie, c’est redouter ses influences spirituelles qui ont toujours plus impressionné le monde que ses manifestations artistiques.

Mais, en vérité, le zèle religieux des pays d’Occident est tellement refroidi qu’on ne le voit pas bien s’enflammer encore au contact d’une révélation venue d’Asie. Nous avons vu ce qu’il fallait généralement penser de l’admiration qu’ont certaines personnes pour la mystique hindoue ou la sagesse de Confucius. « Je préfère l’Orient à l’Occident, déclare Keyserling, parce que je préfère la perfection dans toutes ses formes au résultat pratique. » Soit ! D’autres que lui dans son pays surtout, et particulièrement de nos jours, peuvent avoir cette préférence ; l’Allemand, toujours hésitant entre la mystique asiatique et la latinité, retrouve, dans les philosophies passives de l’Extrême-Orient, un fatalisme propre à panser la blessure faite il y a dix ans à son orgueil national. Mais le cas est bien particulier ; en général, l’idéal de la perfection le cède, en notre temps, à celui du progrès.

Toutefois, parallèlement aux apports superficiels des religions et des philosophies de l’Asie, celle-ci nous gratifie de théories qui ne sont pas du domaine exclusif de la spéculation et qui tendent à s’incarner dans les faits. En réalité, ces théories, qui traduisent des aspirations nationales à la liberté, qui touchent à l’ordre social, sont loin d’être nouvelles pour nous. Elles viennent de notre propre fonds et, par conséquent, ne sauraient en soi nous effrayer, encore moins nous indigner et nous surprendre. Quelquefois, malheureusement, le canal par lequel elles nous reviennent les transforme au passage de telle manière qu’elles peuvent être un péril pour l’Occident. Quand l’Asie adopte la manière bolchevique pour s’affranchir et nous atteindre, le danger n’est pas niable.

Le Russe, qui, de son propre aveu, n’est ni de l’Orient ni de l’Occident, se retourne volontiers et sans peine vers l’Asie depuis ses tragiques aventures européennes. Il prêche l’émancipation à des sociétés désaxées par l’ébranlement de la guerre mondiale et qui mêlent aux idées qu’elles tiennent de l’Occident son dogme d’une refonte nécessaire du monde, après la destruction de tout ce qui est.

On a parlé de mystique bolchevique. Le terme n’est pas hasardé. Les convictions mystiques apparaissent aux croyants sous forme de vérités absolues ; elles sont crues par suggestion ou contagion mentale, grâce à quoi le mysticisme devient collectif, et, de tous les mobiles qui poussent les hommes à agir, ceux d’origine mystique furent toujours les plus forts. La foi bolchevique engendre l’âge d’or dans les imaginations. Or, le Russe lui a donné spécialement comme objet spirituel, aux yeux des jaunes, l’unité de l’Asie contre les blancs.

Après que les Soviets eurent créé en Asie centrale les républiques de Khiva, de Boukhara, du Turkestan, la Chine leur parut être le pays le mieux préparé à suivre les préceptes du nouvel évangile, à cause de l’état chaotique dans lequel elle se trouve politiquement ; mais ils s’aperçurent assez rapidement que la pure doctrine de Moscou avait peu de prise sur les masses chinoises dont elle heurte les coutumes, le culte de la famille, l’amour de l’argent et de la propriété, et que l’amour-propre doctrine imposée du dehors.

C’est donc sous la forme anti-étrangère seulement que le bolchevisme pourrait remporter quelque succès en Chine ; aussi a-t-il voulu matérialiser en quelque sorte l’idée de « l’Asie aux Asiatiques » ou l’unité de l’Asie, en s’appliquant, dit éloquemment M. Henri Moysset, à « féconder le nationalisme infus dans ces sociétés asiatiques assujetties, pour la plupart, à des dominations ou à des entraves étrangères, longtemps immunisées contre tout germe du dehors, mais qui, parvenues à un point fixe de décadence, sont dans cet état d’attente, de prophétisme, de messianisme, de millénarisme, caractéristique des poussées démographiques et que la commotion universelle de la guerre a exalté. »[1]

Malgré tout, « y a-t-il un mouvement bolchevique considérable en Chine ? » se demandait le représentant des Soviets à Pékin, M. Karakhan, au milieu de l’année 1925. « Non. Nous avons, poursuivait-il mélancoliquement, de l’influence dans les Universités et dans aussi empêche de céder à toute la Y. M. C. A. Nous en sommes fiers et nous n’essayons pas de le cacher, mais le mouvement communiste en Chine est très limité ; nous avons ici une situation que je peux définir : engagement d’arrière-garde dans la lutte des ouvriers ; ce n’est pas un engagement d’avant-garde. » Deux ans plus tard, l’échec retentissant de la propagande bolchevique en Chine était un fait accompli.

En somme, les Chinois voyaient, dans les Russes, les seuls hommes prêts à les aider à s’affranchir de la tutelle étrangère, d’où leur bolchevisme utilitaire qui se résorba vite dans un nationalisme proprement chinois.


Au Japon comme en Chine, la propagande et la diplomatie russes se sont entr’aidées ; comme en Chine, les Soviets comptèrent sur la jeunesse universitaire pour introduire leur doctrine. Mais l’habitude de sélectionner, de « japoniser » tout ce qui est étranger, garde les Japonais d’une acceptation sans contrôle de théories nouvelles ; ils en rejettent d’instinct ce qui ne saurait leur convenir. Et puis il faut compter avec le loyalisme de la population japonaise à l’égard du régime.

Sans doute, il y eut au Japon des complots et des attentats bolcheviques dirigés contre l’empereur ou des membres de sa famille, et qui avaient pour but le renversement du régime impérial. Mais ce sont là les méfaits de quelques individus.

Cependant, pour des raisons économiques et vu son besoin grandissant de matières premières et de marchés réservés, le Japon veut entretenir de bons rapports avec l’Union soviétique. Aucun Japonais n’admettrait l’éventualité d’une rupture avec Moscou. Depuis le traité nippo-soviétique du 20 janvier 1925, plusieurs concessions ont été accordées au Japon par la Russie, le commerce entre les deux pays a augmenté et l’on prévoit de nouvelles concessions. Ainsi le sort a voulu que les Japonais fussent tenus à certains ménagements à l’égard de ceux qui seraient les premiers à saper chez eux l’idée impériale. Mais, en réalité, l’inconvénient n’est pas très grand. Les Japonais disposent des moyens de se garer des propagandistes sans se mettre à dos les Soviets. La Mandchourie, qui semble au premier abord devoir créer entre eux des difficultés, principalement en matière de politique ferroviaire, est peut-être au contraire, vu ses dimensions et le trafic qu’elle peut assurer aux lignes sino-russes comme aux lignes japonaises, un terrain de compromis.

En bref, si les Japonais comme les Chinois doivent se défendre contre la propagande bolchevique, celle-ci est encore loin d’avoir mis en danger le régime impérial au Japon. Pour les Japonais, sauf exception, l’ordre nouveau qu’il s’agit de faire régner dans l’intérêt de la patrie n’oblige nullement à toucher au principe de l’autorité du souverain. Tant qu’ils penseront ainsi, le régime impérial restera de toute évidence le régime politique du Japon.

La propagande bolchevique ne s’en est pas tenue à l’Asie centrale, à la Chine et au Japon, elle s’est attaquée au pays d’Extrême-Orient qui sont placés sous la tutelle de certaines puissances. Du reste, la population de ces pays qui est considérable (Hollande, 49 millions, France, 21, Grande-Bretagne, 13, États-Unis, 11), montre un goût de plus en plus marqué pour l’indépendance ; le terrain peut donc paraître propice à la propagande de Moscou. Des mouvements relativement récents se sont produits aux Indes néerlandaises qui le prouvent amplement.

Nous ne laisserons pas passer l’occasion de mettre en garde contre certaines illusions et les personnes trop confiantes et celles qui ne voudraient pas voir l’évolution qui s’accomplit parmi les peuples colonisés, et en tiendraient pour la vieille politique. Semblable attitude nous paraît imprudente, justement parce qu’elle peut être trop facilement exploitée par le bolchevisme. Le meilleur moyen de combattre ce dernier — et les Puissances l’ont généralement compris — est sans nul doute de tenir compte, dans des limites raisonnables, des desiderata des indigènes ; autrement dit, c’est uniquement d’une politique de collaboration avec ceux-ci que les États protecteurs peuvent attendre dorénavant la paix et la sécurité.


Pour nous résumer : le bolchevisme, dans la mesure où il l’a pu, s’est installé en parasite sur les populations d’Asie. Il n’est pas une des conséquences des remous qu’ont produits ces populations en rencontrant celles d’Europe et d’Amérique. De formation artificielle il se greffe sur certains des éléments nouveaux vraiment nés de cette rencontre, mais il est loin d’avoir contaminé la masse asiatique.

Son principal moyen d’action est en somme l’argent qu’il sait dépenser largement. Mais l’argent n’afflue pas régulièrement à la caisse des Soviets, de sorte qu’après une période de succès, l’on voit le bolchevisme perdre d’un coup la presque totalité du terrain qu’il a conquis. Que reviennent pour lui des jours meilleurs et rien ne dit qu’il ne reprendra pas sa campagne forcément interrompue.

Pourtant, qu’on veuille bien remarquer que si peu que puisse évoluer sa doctrine, la propagande en deviendra moins nocive et probablement moins acharnée ; si bien que les populations sur lesquelles elle s’exerce sont appelées à la subir de moins en moins et avec de moins en moins d’inconvénient.

En tout cas, ce qu’il faut constater dès à présent, c’est le piètre résultat obtenu par Moscou en Extrême-Orient, comparativement aux efforts qu’il y a déployés et aux sacrifices qu’il y a consentis. Ce n’est donc pas se montrer trop optimiste que de penser que l’avenir ne lui sera pas plus favorable.

  1. Le Monde slave, novembre 1924.