Arthème Fayard et Cie (p. 96-106).

CHAPITRE VIII

L’hégémonie de l’esprit européen

S’il est un sentiment commun aux riverains du Pacifique en même temps qu’une évidence qui s’impose à l’observateur, c’est bien l’hégémonie de l’esprit européen.

Certains nous parlent du déclin de l’Europe devant « l’américanisation » du globe, de la défense nécessaire de l’Occident contre l’envahissement de l’Orient. Il nous paraît que la vérité est autre et que pareilles opinions tiennent à une confusion.

Longtemps, quand l’étranger dit l’Europe, idéalement parlant, il entendit un ensemble défini, achevé qui évoquait une certaine manière de vivre et de penser, un tout séparé du reste du monde et qui pouvait être considéré en soi. La prépondérance de cette Europe dans le monde était un dogme fondé d’ailleurs sur d’éclatantes réalités et entraînait alors un grand prestige ; mais rien de plus.

Le XIXe siècle vit, avec la vulgarisation de la science et l’expansion de la culture européenne, porter la première atteinte à cette prépondérance et s’émousser ce prestige. Mais si le prestige s’émousse, l’esprit qui est à sa source au contraire se répand, traverse les mers, gagne les continents. Il pénètre chez les Asiatiques figés dans une civilisation millénaire et jusque là fermée, hostile même à tout contact avec l’Occident ; il se rajeunit, se renforce au commerce des Américains, avides de nouveautés de tous ordres.

Qu’est-ce donc, en effet, qui émeut les peuples de l’Est jusqu’à l’Extrême-Orient, sinon cet esprit européen dont l’action s’est d’abord exercée dans le domaine matériel par l’apport des inventions scientifiques, et qui maintenant s’attaque aux traditions et aux doctrines ?

Qu’est-ce donc qui incite le Nouveau Monde à porter son effort au maximum de rendement, de capital, d’échanges, qui décuple ses besoins et ses ambitions, sinon encore cet esprit européen à son degré suprême ? « Ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, écrit M. Paul Valéry, c’est l’esprit européen dont l’Amérique est une création formidable. »

Ainsi, que ce soit dans la vieille Asie ou dans la jeune Amérique, l’esprit de l’Europe que l’on confond trop souvent avec le prestige d’autrefois, tend à l’hégémonie.

Mais cet esprit n’est pas totalement diffusible, au moins en ce qu’il a de plus précieux, et, si nos inventions et nos techniques peuvent être intégralement exportées, nous n’en dirons pas autant de certaines de nos idées.

Ces idées, qui nous appartiennent en propre, qui nous viennent de notre fond racial, sont le fruit d’une civilisation que la mesure caractérise.

Bien que de même civilisation, l’Amérique s’est développée d’une façon distincte de l’Europe, par suite de circonstances et de milieux particuliers. L’Orient compte des civilisations que l’on pourrait dire en deçà et au delà d’un épanouissement mesuré : la civilisation chinoise n’a été qu’une morale pratique, l’application de théories sans grande hauteur d’esprit ; la civilisation hindoue, au contraire, a perdu pied et s’est égarée dans la déliquescence des spéculations et l’enchevêtrement des systèmes.

Et voilà que soudain, de part et d’autre, en Amérique comme d’hommes, des catégories d’individus agissent selon les principes de la civilisation occidentale et lui empruntent de nouvelles règles de vie. Pareil changement s’accompagne même parfois d’impatiences et d’excès qu’il est facile d’expliquer par la brutalité, l’ignorance, la fatuité, mais sous lesquels il serait plus sage et en Asie, des groupes plus équitable de chercher autre chose. Détachés brusquement de toute tradition, il est naturel que des cerveaux ardents prennent pour une preuve de force d’adopter les opinions les plus violentes. Quand nous voyons notamment des Orientaux se dresser contre la domination ou tout au moins les privilèges politiques et économiques d’Occidentaux dans leur pays, nous pouvons évidemment n’y reconnaître qu’une simple révolte et ne songer qu’à la réprimer ; cependant, si ces Orientaux invoquent la liberté, la dignité humaine, la souveraineté nationale, n’est-ce pas l’écho des mots qui, en Europe, ont jadis réveillé les masses, et n’est-ce pas à notre prosélytisme que nous devons de les entendre aujourd’hui de leurs bouches ?


Qu’y a-t-il donc au fond de cet esprit européen qui gagne et conquiert les peuples les plus éloignés, et d’où provient-il ?

Il y a, nous le répétons, la mesure, la logique, l’équilibre des facultés et des créations. Il y a une méthode de pensée qui ramène tout aux proportions humaines, pour qui l’homme est la norme, le point de départ et l’aboutissement, la raison d’être de toute chose. Il y a des conditions tellement adéquates à l’essence même de la nature humaine qui n’a pas changé, qui ne peut pas changer, que fatalement ces conditions subjuguent les peuples qui commencent seulement à les connaître, grâce aux progrès matériels qui rapprochent les différents groupes humains et qui permettent la diffusion de notre enseignement moral à toutes les races du globe.

Et d’où provient cet esprit européen ?

Du patrimoine intellectuel d’Athènes et de Rome humanisé, au sens strict du terme, par les influences chrétiennes. Rationalisme, discipline de l’esprit, goût de la perfection, horreur des extrêmes, en un mot génie tempéré des peuples d’Occident, tel est, en dépit d’apparences contraires, le modèle qu’adoptent peu à peu et plus ou moins sciemment les peuples du monde, parce qu’il est à la mesure de la nature humaine, de ses possibilités et de son idéal.

Toutefois, disions-nous, l’esprit européen, sous sa forme la plus précieuse, c’est-à-dire en tant que règle de vie et non plus en tant qu’agent d’exécution de l’intelligence, n’est pas totalement diffusible. L’Américain, par exemple, ne peut pas plus se l’assimiler tout entier que l’Européen ne peut « s’américaniser » entièrement. C’est pourquoi il est vain de se demander qui l’emportera de l’Amérique ou de l’Europe et « qui sera le maître ».

Que les civilisations matérielles européenne et américaine se pénètrent, offrant des commodités plus grandes d’un côté que de l’autre, c’est l’évidence même. Que la civilisation morale de l’Europe imprègne la pensée de plus en plus d’Américains comme la pensée de certaines catégories d’Orientaux, c’est également sûr ; mais, malgré notre prosélytisme et la suggestion qu’opèrent sur qualités essentiellement humaines et par conséquent a priori accessibles de l’esprit européen, les nécessités physiques du milieu chez les uns, autant peut-être que l’héritage moral des siècles chez les autres, créent une sorte de déterminisme racial et rendent impossible une assimilation complète.

Malgré tout, le fait que non seulement les inventions de l’Europe sont reprises et perfectionnées au dehors, mais que les théories, les doctrines européennes sont imitées, copiées, appliquées en partie avec plus ou moins de compréhension, d’habileté et d’opportunité dans l’Ancien comme dans le Nouveau Monde, est un argument en faveur de notre thèse.

Cependant, de bons esprits s’inquiètent et se demandent, comme M. Paul Valéry toujours dans son admirable livre intitulé Variété : « L’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ? L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère et le cerveau d’un vaste corps ? »

Sa prééminence dans tous les genres… Le terme est bien vague. Que faut-il entendre exactement par genres ? Il importe peu, d’ailleurs, car ce que nous voyons influencer les autres parties du monde par-dessus tout, ce n’est ni la science, ni la littérature, ni l’art de l’Europe, mais bien plutôt l’esprit d’où procèdent en Europe science, art et littérature, lesquels peuvent être plus ou moins suivis, imités, dépassés même : la suprématie intellectuelle qui entraînait le prestige d’autrefois n’est plus en jeu. Depuis que la culture est répandue dans les masses, l’inégalité qui existait entre les différentes régions du globe au point de vue du savoir tend à disparaître graduellement. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en plaindre, encore moins s’en indigner. L’Europe peut bien ici perdre sa prééminence, mais, ce qui demeure, ce qui ne perd pas à être imité dans la mesure où cela peut l’être, c’est l’ensemble des qualités du fonds moral européen.

Redouter aujourd’hui l’envahissement de l’Orient ou « l’américanisation » du globe, au moment où l’esprit européen envahit précisément le monde entier, inspire aux Orientaux le goût de la liberté, leur dicte les mots qui renversent les obstacles et ouvrent les voies nouvelles, au moment où certaines idées européennes s’imposent avec force aux Américains, n’est-ce pas pour le moins singulier ?

Sans doute, nous constatons avec d’autres une sorte de réaction contre l’Europe chez des peuples d’une autre civilisation que la nôtre ; mais qu’on ne s’y trompe pas — et beaucoup s’y trompent : en réalité, cette réaction s’opère contre l’attitude et les procédés de pays européens et non pas contre les idées de l’Europe, puisque aussi bien c’est au nom de ces idées qu’elle se fait. Ce n’est donc ni la déchéance de l’esprit européen ni l’étouffement du génie de l’Occident que, pour notre part, nous redouterions, mais plutôt l’accentuation de la réaction contre le maintien de cette attitude et la continuation de ces procédés.

La politique de force, justifiable, s’il est vrai que la fin justifie les moyens, par les résultats qu’elle a donnés et le prestige incontestable qu’elle entraînait, n’est plus possible, avons-nous souvent dit, pour des raisons d’ordre matériel et moral. Elle doit faire place à présent à une politique de collaboration qui ne soit pas exclusivement matérialiste. L’Europe ne doit pas se laisser opposer des principes moraux qui viennent d’elle, mais les transmettre en même temps que ses connaissances pratiques, en en acceptant courageusement et noblement les conséquences. De cette façon toute réaction perdra sa raison d’être.

Que l’Europe se souvienne que sa civilisation est à la fois matérielle et morale, que les peuples prétendent en bénéficier à ce double point de vue et qu’ils ne se contentent pas d’en connaître la théorie, mais qu’ils veulent encore la mettre en pratique dès qu’à tort ou à raison ils s’en jugent capables. Si c’est à tort : à nous de les éclairer et de les aider. Soyons en tout cas convaincus que l’état qu’ils convoitent, ils s’efforceront dorénavant de l’acquérir avec nous et à notre honneur, ou malgré nous et à nos dépens.

Mais ne nous alarmons pas comme d’aucuns le font : l’Europe n’est pas encore indifférente au reste du monde et, d’autre part, nous ne sommes pas à la veille de voir se corrompre les fruits de notre civilisation par des apports étrangers. « L’Asie est un mets très séduisant mais qui empoisonne ceux qui le mangent », a dit Gobineau. Possible, mais mangeons-nous tant de ce mets ? « Beaucoup d’Européens et d’Américains, assure quelque part Ferrero, admirent dans les livres la mystique hindoue ou la sagesse confucienne, parce que, le livre fermé, ils agissent comme s’ils les ignoraient totalement. »

L’américanisme nous paraît tout aussi superficiel. S’il modifie jusqu’à un certain point les habitudes et les conditions de vie d’un plus ou moins grand nombre d’individus, il est sans emprise véritable sur l’esprit européen et ne saurait prétendre à la direction de la pensée moderne.


« L’orgueil dément de l’Europe, a écrit M. Sylvain Lévi, surexcité par un siècle d’admirables inventions, prétend faire la loi au reste du monde. »[1] Est-ce bien exact ? Y a-t-il en jeu tant de prétention ? N’y a-t-il pas plutôt le simple effet sur l’homme de toutes les latitudes de ce qui est mesuré, rationnel et proportionné à sa nature ?

Au lieu de la soi-disant prétention de l’Europe à s’imposer, n’est-ce pas la recherche de ses trésors les plus précieux par les habitants des autres parties du monde, qui frappe l’observateur ?

Demandez aux Orientaux et aux Américains, aux riverains du Pacifique, s’il y a, s’il y eut jamais chez eux une synthèse de principes moraux, de connaissances scientifiques, d’institutions sociales et de créations esthétiques, plus harmonieuse et mieux équilibrée que celle qu’ils trouvent en Europe.

Demandez aux Chinois, qui, au nom de la liberté des peuples et de l’égalité des races, revendiquent leur souveraineté nationale, aux Japonais qui, au nom de la fraternité humaine, réclament de la place pour leur population à l’étroit ; demandez aux Philippins, aux Annamites, aux Javanais, aux Dominions australasiens, si les théories, les doctrines, les principes de l’Europe leur sont indifférents.

Demandez aux Républiques du Sud-Amérique à quelles sources elles ont puisé la morale et les droits qu’elles opposent aux États-Unis ; demandez enfin à ceux-ci d’où leur vient ce besoin d’une unité morale fondée sur la précellence de la race anglo-saxonne qui les travaille depuis la guerre mondiale.

Et, en entendant ces peuples vous répondre, vous conviendrez qu’en dépit d’influences superficielles, l’Europe demeure, d’une autre manière mais plus littéralement peut-être qu’autrefois, le cerveau du monde, le foyer central de la pensée universelle.

  1. Les Appels de l’Orient, p. 12 (Émile-Paul, édit.).