Arthème Fayard et Cie (p. 82-95).

CHAPITRE VII

La transformation de l’idée de guerre
et le Pacifique

De même que notre chapitre sur l’éclosion du principe des races n’était pas une simple discussion académique, mais un effort de compréhension dans un but pratique et humain, de même il ne s’agit nullement, dans le présent chapitre d’une métaphysique de la guerre, mais de l’évaluation d’une idée en fonction d’un cas concret.

De tous temps, les hommes ont aspiré à la paix. Les peuplades comme les nations les plus belliqueuses n’ont jamais fait la guerre que pour conquérir la paix. Cicéron, dans le troisième livre de sa République, dit que la guerre n’a d’autre but que de nous permettre, après la victoire, de vivre en paix. Du point de vue des théologiens, le but légitime que doit avoir toute guerre pour être juste est le rétablissement de la paix. Pax omnium rerum tranquillitas ordinis. Une guerre injuste ne poursuivrait donc pas ce but ; cependant, si elle ne le poursuit pas exclusivement, elle y tend nécessairement, ne serait-ce que pour permettre au vainqueur de savourer le fruit de la victoire. Comment pourrait-il jouir de son butin autrement que dans la paix, si courte fût-elle ? C’est pourquoi nous croyons pouvoir dire que la guerre n’a jamais été faite que pour conquérir la paix. Paix souvent précaire il est vrai et qu’aucun effort réel ne tendait à prolonger, mais qu’au contraire, l’espoir d’une meilleure poussait les hommes à rompre de nouveau.

Ainsi les hommes ont toujours désiré la paix et se sont toujours fait la guerre, paradoxe que certains déclarent éternel et fatal et que d’autres, par contre, prétendent supprimer. D’après ces derniers, la guerre est voulue ou éliminable par la volonté humaine. D’où les ententes ou les institutions qui, à certaines époques, après les grandes périodes de lutte, se sont donné pour mission de rendre impossible le renouvellement des conflits entre les peuples ; d’où, de nos jours, la Société des Nations dont nous ne voulons pas décourager les adeptes convaincus, mais dont il faut bien dire qu’elle est encore loin de posséder le prestige et l’autorité indispensables au succès de ce qu’elle entreprend. Selon Ferrero, « la Société des Nations s’imposera à tous les États et rendra les plus grands services, tant que l’Europe aura besoin de paix et aura raison de redouter des conflagrations générales. Mais elle n’est pas encore l’institution destinée à assurer l’avènement du royaume de Dieu sur la terre ou l’éternelle fraternité des États. Comme la Sainte-Alliance, elle pourra s’affaiblir et s’épuiser, si le danger de guerres générales diminue et si des guerres isolées redeviennent en même temps nécessaires et possibles pour résoudre des questions insolubles autrement »[1].

Et l’éminent historien fait justement remarquer que, si la Société des Nations avait existé à l’époque où se fonda l’unité italienne, cette unité n’aurait pu être réalisée, car chacun des États dont se composait l’Italie aurait eu recours à la protection de l’institution pour conserver son indépendance absolue.

Au reste, il n’est que trop certain que la Société des Nations prête à l’équivoque, tant juridiquement que politiquement. Tandis que les nations qui la composent acceptent les obligations sociales auxquelles elles sont astreintes, ces mêmes nations entendent maintenir intacte leur souveraineté nationale. D’autre part, elles manquent des moyens indispensables à l’exercice de leur puissance collective. Mais peut-être est-il bon qu’il en soit ainsi, peut-être est-ce grâce à ces contradictions de principe que la Société dure et ne voit pas se dresser contre elle l’orgueil et l’égoïsme des États…

Un long temps devra sans doute s’écouler avant que la Société des Nations ait le pouvoir de reporter sur le terrain juridique la solution des conflits entre États sociétaires et de contraindre par la force, en dernier ressort, celui d’entre eux qui essaierait de se dérober à sa juridiction. N’est-ce pas là, d’ailleurs, demander une nouvelle conscience aux nations ? N’est-ce pas exiger d’elles l’abandon d’un droit qui leur a été universellement reconnu de confier leurs prétentions au sort des armes et de résoudre par la force les difficultés, les problèmes qu’elles n’ont pu résoudre par les voies pacifiques, pour s’en remettre à une juridiction qui émane de leur union, il est vrai, mais qui diminue le droit de chacune d’elles de ce qu’elle abandonne à celui des autres réunis ? Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que pareils changements ne sont pas à la veille d’être réalisés. Sont-ils seulement réalisables ? « Jamais, il faut qu’on le sache, a écrit M. Sylvain Lévi à son retour d’Extrême-Orient, la terre n’a porté plus de haine qu’au temps de la Société des Nations. »

Toutefois, c’est en cherchant la liberté qu’on la crée, a dit quelqu’un ; c’est peut-être en ne tenant plus la guerre comme un fait aveugle et fatal, mais comme un phénomène humain, qu’on parviendra à l’éliminer par la volonté, ainsi que l’ont été la vendetta et le jugement de Dieu. En tout cas, cette transformation de l’idée de guerre, qui se fait jour de notre temps, n’est pas à dédaigner, au contraire, et donne de l’espoir ; mais, en dépit du nouvel effort de pacification générale que représente l’institution de Genève, les leçons de l’Histoire restent toujours valables et applicables.

Or, l’Histoire nous enseigne sous des formes diverses qu’un équilibre démographique rompu tend à se recréer coûte que coûte, soit par les migrations pacifiques, soit par les invasions violentes. Fait constant et qui pose maints problèmes qui n’entrent d’ailleurs pas dans le cadre de notre étude. Nous n’avons ici qu’à en retenir l’inflexibilité même et la gravité.

Mais, avant de faire l’application de cette constante au cas spécial du Pacifique, il nous faut examiner une opinion que l’Histoire dément et qui tend pourtant à se répandre de plus en plus, à savoir que les causes de la guerre se réduisent à une seule, la cause économique. On est de plus en plus persuadé que les uniques facteurs des événements historiques — la guerre avant tous les autres — sont et ont toujours été les circonstances économiques ; d’où la théorie du « matérialisme historique » qui prétend tout expliquer par là. Cette théorie essentiellement anglo-saxonne, même en France n’est pas neuve.

Dans la magistrale introduction qu’a écrite M. Henri Moysset à La Guerre et la Paix de Proudhon, on lit : « Les lois de l’économie politique sont les lois de l’histoire, avait affirmé Proudhon en 1843… » Ce n’est pas ici le lieu de discuter la théorie de l’interprétation économique de l’histoire, ni de décider si en cette matière Proudhon est le précurseur de Marx ou si Marx est son plagiaire. Il s’agit de savoir si la guerre est réductible à une seule cause, si la notion d’équilibre européen est une « expression éminemment économique » et si la paix peut résulter de l’équilibre social et matériel des forces productives. Le livre IV de La Guerre et la Paix, qui fait l’objet de cette démonstration, ne résiste pas à l’examen.

« L’histoire lue exactement à rebours du sens où « l’interroge » Proudhon, en partant, par exemple, de la cause « psychologique » considérée comme cause unique des guerres, conduirait à des conclusions non moins spécieuses, mais aussi fortes. Elle démontre, en tout cas, que la cause « économique » est la plus relative de toutes, surtout dans la période moderne et contemporaine. Les besoins matériels d’un peuple sont à la fois quantitatifs et qualitatifs. Ils sont quantitatifs par rapport à son état démographique, à sa capacité de production et de consommation. Ils sont qualitatifs par rapport à l’idée qu’il s’en fait et qui varie d’époque à époque, de génération à génération, de classe à classe, d’individu à individu. Les premiers sont compressibles dans une mesure indéterminée et qui varie à son tour en fonction de l’état psychologique collectif ; les seconds sont extensibles à un degré indéfini et explosibles dans des conditions impossibles à prévoir.

« De ce point de vue, les poussées démographiques qui se sont produites depuis un siècle et demi, et qui ont triplé la population de l’Europe, ont eu chez les différents peuples les résultats les plus divers : conquête de territoires, révolutions intérieures, expansion commerciale, émigration, colonisation, autant de solutions du problème des subsistances. Ce n’est pas la somme totalisée des besoins qui a fatalement jeté l’Allemagne dans la guerre, puisque les moyens de les satisfaire pacifiquement étaient quasiment illimités. C’est un certain nombre d’idées contagieuses et de mythes propagés par des groupes intéressés qui ont multiplié, excité, unifié les désirs de la masse, au point de l’amener à opter pour le risque de guerre contre les autres solutions possibles.

« L’histoire « interrogée » impartialement nous apprend, en outre, que les causes de guerre évoluent du simple au complexe, passant du mobile physique de la subsistance des hordes ou peuples inertes aux sentiments troubles de la psychologie des foules endoctrinées et alertées. Les guerres qui ont eu lieu en Europe à raison de 75 ans au XVIe siècle, de 79 ans au XVIIe, de 50 au XVIIIe, en ne comptant que la durée de celles où la France a été engagée, sont désignées par des appellations diverses, aucune sous le nom de guerre économique, pas même celle où la Hollande a été impliquée de 1568 à 1713, soit 116 ans sur 145. Que le facteur économique y ait joué un rôle, cela n’est pas contesté ; qu’il ait été déterminant au point de servir d’argument probant en faveur de la paix proposée par Proudhon, cela se passe de réfutation »[2].

Si, maintenant, nous appliquons au Pacifique les théories qu’on vient de lire, nous conclurons que le déséquilibre démographique qui règne sur les rives du Grand Océan constitue, malgré la transformation que subit de nos jours l’idée de guerre, une cause de conflit. Cette conclusion s’impose plus spécialement quand nous regardons du côté des jaunes. Si, au contraire, nous nous tournons vers les blancs, le rejet de l’exclusivité de la cause économique des guerres nous amène à penser qu’il peut effectivement y avoir des causes de guerre d’ordre tout différent.

Nous avons exposé le besoin d’unité morale dont font preuve aujourd’hui les Américains. Nous ajoutons qu’un autre malaise se manifeste parmi la jeunesse américaine, que M. Charles Vibbert, directeur de l’« American University Union » de Paris, expliquait dans une conférence faite à Paris, le 30 janvier 1928, de la manière suivante : « Malheureusement, l’indépendance intellectuelle du jeune Américain n’égale pas son indépendance morale et économique. Manquant de sens critique et d’une sévère discipline d’esprit, se rendant compte de la médiocrité de son bagage intellectuel, il reste timide, un peu égaré dans le domaine des idées ».

Il semble bien, en effet, que la jeunesse américaine traverse une crise intellectuelle, morale et peut-être religieuse. Aux États-Unis, où, en 1920, sur 118 millions d’Américains, 65 n’étaient inscrits à aucune Église, toutes les religions orientales sont aujourd’hui à la mode : théosophie, bouddhisme, hindouisme ; mais, le plus significatif, c’est le succès exceptionnel du catholicisme entre toutes les formes du christianisme[3]. On dirait que les Américains, les étudiants principalement, qu’ils soient incroyants, juifs ou protestants, y découvrent un sens à la vie qu’ils ne trouvent pas dans d’autres religions. Le catholicisme éveille d’abord leur curiosité, les séduit par sa pompe extérieure, par son prestige artistique et les amène peu à peu, grâce à ses vertus d’adaptation, à une sympathie moins superficielle pour ses traditions et, cette fois, pour son prestige religieux. En bref, au dire des personnes les mieux renseignées, il y a aux États-Unis, dans les générations qui naissent en pleine prospérité nationale, une rébellion de l’âme contre le mécanisme exagéré, une soif de vie intérieure, de beauté spirituelle, morale et religieuse, que n’apaisent pas les jouissances matérielles et qui cherche un apaisement dans les cultes orientaux et le catholicisme[4].

Or, dans une société où la jeunesse se cherche ainsi, où la poursuite perpétuelle du bien vivre, de la perfection du confort s’est avérée impuissante à satisfaire les exigences de l’esprit, bien des impulsions, des entraînements, des besoins de risque et de gloire sont à prévoir, sinon à craindre. À des âmes ardentes, enthousiastes et énervées comme sont les âmes des jeunes Américains, misérable apparaît l’intérêt de la vie qui a suffi à leurs pères : l’acquisition de la richesse par le travail. On se demande alors ce qui attend ces caractères ou plutôt ce qu’ils préparent inconsciemment. « Ce que nous appelons aujourd’hui volontiers la vitalité, écrit Oswald Spengler dans le second tome du Déclin de l’Occident, ce quelque chose en nous qui tend à tout prix en avant, en haut, cette volonté de puissance aveugle, cosmique, nostalgique qui apparaît comme liée à la terre, au pays, à la façon des végétaux ou des bêtes, cette orientation vers un but, cette fatalité dans l’action, voilà ce qui partout, chez l’élite humaine, travaille, en tant que vie politique, à provoquer les grandes décisions, et doit y travailler pour être ou subir une destinée. Car on croît ou on meurt. Il n’y a pas d’autre alternative. »

Qui ne voit d’abord dans cette « volonté de puissance » une nouvelle réfutation de l’opinion de Proudhon sur la cause exclusivement économique des guerres ? Ceux qui en outre trouveront dans les lignes de Spengler la confirmation de ce que nous avons avancé plus haut, à savoir que les événements qui soulèvent, emportent les nations peuvent tenir à l’évolution même de leur civilisation, comprendront pourquoi nous les avons citées à propos de la jeunesse instruite des États-Unis. Enfin, sentiront-ils, à cette lecture, combien l’état de paix est pour ainsi dire contraire aux règles du jeu de la vie ? « La paix, écrit dans Variété M. Paul Valéry, est peut-être l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. » Ne serait-elle qu’un leurre ?…

Certes, au lendemain d’une guerre comme celle de 1914, l’on conçoit que, même si l’hostilité entre les hommes est destin de l’humanité, des appels à la conciliation des peuples retentissent avec une intensité particulière. De telles exhortations sont certainement généreuses, seulement il faut prendre garde aux illusions qu’elles peuvent créer dans l’esprit de peuples qui ont souffert, et qui en sont d’autant plus enclins à s’abandonner à l’espoir d’une paix dorénavant indestructible. D’aucuns pensent que l’expérience cruelle faite par une génération détournera de la guerre les suivantes. D’autres croient que, dans toute prévision des grands événements de l’avenir, il faut beaucoup compter sur le rôle de l’intelligence humaine. Que de fois n’avons-nous pas entendu émettre cette opinion en juillet 1914 ! Les peuples sont trop instruits, nous disait-on, l’opinion publique est maintenant trop avertie pour risquer la ruine… La guerre ne paie plus. Vainqueurs et vaincus sont ramenés à la même détresse…

Il en est très souvent ainsi en effet, mais pas toujours ; le vainqueur retire parfois de la guerre, même de nos jours, des avantages supérieurs à ceux que lui aurait procurés la paix, témoin le conflit gréco-turque qui suivit la mondiale et que les Turcs n’eurent pas guerre à regretter. Et puis que vaut l’intelligence, un moment donné, contre « un certain nombre d’idées contagieuses et de mythes propagés par des groupes intéressés », contre certaines conditions matérielles ou contre l’obsédante et sourde coalition des forces impondérables qui poussent vers la guerre, comme vers une sorte de libération, des peuples excédés ? Songeons enfin que des peuples jeunes d’une certaine jeunesse n’accumulent pas sur la guerre tant de raisonnements que les vieilles nations d’Occident et sont plutôt enclins à se prouver à eux-mêmes leur maturité par l’exercice de leur force.

Pareille conclusion peut paraître pessimiste. Nous n’avons pas promis au lecteur de lui révéler le secret de la paix perpétuelle ; nous avons voulu évaluer pour lui une idée, l’idée de guerre, telle qu’elle se présente aujourd’hui aux yeux de certaines personnes, en fonction du cas qui nous occupe : le Pacifique.

  1. Guglielmo Ferrero, op. cit., p. 126.
  2. Œuvres complètes de P.-J. Proudhon : La Guerre et la Paix. Introduction et notes de Henri Moysset, pp. LXXXV et suiv. (Marcel Rivière, édit.).
  3. Les recettes effectuées par la Propagation de la Foi dans 52 pays différents, au cours de l’année 1927, s’élèvent à 46,380,000 lire, ce qui représente une augmentation de près de 12 % sur 1926.

    Ce sont les États-Unis, avec leurs 20 millions de catholiques, qui ont apporté la plus forte contribution avec 22,409,333 lire, soit une augmentation de 8 % sur l’année précédente.

  4. « Dans une atmosphère d’où la civilisation matérielle a banni le mystère, le prêtre, aux yeux d’un grand nombre, paraît avoir conservé le secret de l’évoquer… D’un autre point de vue encore, le catholicisme apparaît aux États-Unis comme un asile, parce qu’il est avant tout l’Église des étrangers. Et cela veut dire qu’il ne se présente pas comme le camp altier d’une élite mais, combien plus humainement, comme un refuge ouvert à tous. Le protestantisme, même quand il proclame sincèrement le contraire, demeure en Amérique la religion des Anglo-Saxons, celle de la race supérieure ». S’il accueille l’étranger, ce n’est pas tout à fait sur pied d’égalité : l’étranger ne se sentira tout à fait à l’aise, au milieu de ces « frères » d’essence privilégiée, qu’une fois intégralement américanisé. L’Église catholique reprend, au contraire à son compte, sans arrière-pensée de stage, l’appel du Christ : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés »… Elle ne fait acception ni de races, ni de personnes. » (André Siegfried, op. cit., p. 46.)