Le Pacifique et la rencontre des races/10

Arthème Fayard et Cie (p. 116-122).

CHAPITRE X

Remous

Si nous essayons, pour finir, de concentrer notre pensée sur le phénomène psychologique et physique de la rencontre des jaunes et des blancs, indépendamment des peuples qui le provoquent et des circonstances historiques qui en ont marqué les étapes, nous sommes d’abord frappé par l’opposition des deux races.

Blancs et jaunes sont à deux pôles. Les premiers ont la civilisation matérielle la plus avancée du globe ; les seconds, la plus attardée. Les premiers sont d’un individualisme effréné ; les seconds ont l’esprit de communauté. Il n’y a pas encore si longtemps, les deux races dans leur manière de vivre se tenaient pour ainsi dire dos à dos. Elles commencent seulement à se faire face. La culture la plus traditionaliste du monde se rencontre avec les plus modernes applications de la science. Des populations, aidées de leur simple énergie et d’outils rudimentaires, prennent contact avec d’autres chez qui la force et les inventions mécaniques, sans cesse développées, s’ajoutent tous les jours davantage aux faibles moyens dont dispose la personne humaine. La machine pénètre chez les premières et, par l’usage quotidien qu’elles en font, des changements se produisent dans leur vie.

Mais cette pénétration n’est pas égale chez tous les jaunes. Les uns vont au devant du génie moderne, d’autres attendent passivement qu’il se manifeste.

Les seuls effets, les seuls remous pour ainsi dire, causés par la rencontre des races, et auxquels nous nous arrêterons sont ceux d’ordre moral et social ; les effets d’ordre purement matériel n’entrent pas dans le cadre de cette étude.

Le premier effet que nous constaterons est le déplacement et la nouvelle distribution de la population au fur et à mesure que la science des blancs s’applique chez les jaunes aux moyens de transport, chemins de fer et lignes maritimes.

Malgré notre intention de traiter le présent chapitre indépendamment des différences qui existent entre les peuples jaunes, nous devons nécessairement distinguer ici entre Chinois et Japonais. Il nous faut reconnaître que le régime de la population n’est, dans aucun cas, le même en Chine et au Japon, ou bien que, s’il se développe de la même façon dans les deux pays, c’est sur des échelles tellement différentes que toute sa valeur démonstrative est du côté chinois.

Grâce au développement de son port et du chemin de fer qui la relie à Canton, Hong-Kong, autrefois une île inhabitée, a aujourd’hui plus de 625,000 habitants, dont 95 % sont Chinois. Pour les mêmes raisons, Shangai est devenue une ville d’un million et demi d’habitants. Tientsin, Hankeou, Dairen, grâce aux voies ferrées surtout, présentent aussi un accroissement de population considérable depuis un quart de siècle, et, dans la vaste Mandchourie qui fut la dernière à tomber sous l’influence du chemin de fer, la population est passée de 12 à 25 millions au cours des vingt dernières années. Il est donc à prévoir qu’à mesure que les moyens de communications se multiplieront et qu’une nouvelle échelle des distances existera en Chine, la population sera autrement distribuée qu’à présent. De nouvelles agglomérations se formeront, d’anciennes disparaîtront.

Le même régime, que l’on pourrait certainement constater en Asie centrale, s’y accentuera comme en Chine avec la construction de nouvelles voies.


Un autre phénomène social, plus profond que celui qui vient d’être signalé et produit également par le contact des races jaune et blanche, est la formation des classes chez les jaunes. Les nombreuses grèves ouvrières qui furent déclarées dans les centres asiatiques de pénétration étrangère ne le prouvent que trop — grèves ouvrières ou qualifiées telles, car, en somme, les meneurs suggèrent souvent d’autres griefs que ceux des grèves ouvrières d’Occident, et, de ce fait, d’autres éléments que l’élément purement ouvrier y prennent part.

Quoi qu’il en soit, dans des pays où l’esprit de communauté a régné de tout temps, voir se former des syndicats patronaux et ouvriers chargés de défendre des intérêts corporatifs relativement restreints, est la preuve que l’introduction de l’industrie y a modifié cet esprit en l’atténuant. L’Asiatique, membre agissant d’un syndicat, offre un type d’homme jusqu’ici inconnu, qu’il soit patron ou ouvrier, et ce n’est pas un des moindres effets de la rencontre des races, car il en entraîne fatalement d’autres dans la vie sociale.

La cellule familiale, dernier échelon en même temps que fondement de toute société communautaire comme est la société asiatique, se trouve atteinte ; elle perd au moins sa place à la base de l’édifice social et, partant, risque d’en compromettre la solidité. L’esprit individualiste qui remplace à présent chez certains jaunes l’esprit de communauté, est un exemple dangereux pour la masse, qui peut y perdre ses qualités et ses vertus, sans être encore en état de leur substituer celles des blancs, et se voir par là troublée et désemparée pour longtemps. L’ordre établi est ainsi menacé à son tour et un chaos social sans précédent risque de régner là où des traditions plusieurs fois millénaires semblaient avoir à jamais cristallisé les institutions et les mœurs.


Enfin la pénétration des idées de l’Occident en Asie a pour effet de pousser les jaunes à se débarrasser du contrôle des blancs, mais non pas, certes, de leur savoir et de leur technique. Les dirigeants asiatiques adoptent au contraire de plus en plus une politique de modernisation aussi rapide que possible dans le sens de la civilisation matérielle des blancs ; des centres d’instruction disséminés parmi les populations jaunes sont comme des laboratoires où s’élabore, en même temps que de nouvelles manières de vivre, un esprit nouveau.

D’autre part, on sait dans quelle mesure, selon nous, la pensée des jaunes peut influencer celle des blancs.

En somme, si l’on a pu trouver une pointe de pessimisme au cours des pages qu’on vient de lire, ce n’est pas de la rencontre même des jaunes et des blancs, autrement dit de leur contact intellectuel qu’elle découle. Le trouble moral et matériel que cette rencontre peut créer et qu’elle crée en fait chez les jaunes n’est que le résultat d’une évolution précipitée ou, si l’on veut, l’aspect d’une crise de civilisation ; mais l’aboutissement n’en est pas douteux, c’est l’accession de peuples attardés à ce qu’il est convenu d’appeler le progrès.

Ce qui nous inquiète bien davantage, ce sont les problèmes politiques qui se greffent sur le déséquilibre des deux races ; problèmes qui proviennent d’une concurrence d’autant plus âpre entre certaines puissances que leurs appétits sont aiguisés par le désordre qui règne en d’immenses et riches contrées de race jaune ; problèmes qui nous semblent se poser avec de plus en plus de précision et dont la solution pacifique ne nous paraît pas évidente, en dépit des garanties que peut offrir au monde l’institution officielle de la Paix.

La question est de savoir si les appétits, les ambitions laisseront aux idées le temps de se transmettre et de se fondre dans le calme, ou si, au contraire, les rapprochements ethniques qui s’indiquent çà et là, le désir de plus de cohésion montré par certains, la sorte d’effacement d’un principe étroit de politique au profit d’un autre à la fois plus large et plus intime, sont déjà les gestes inconscients du Destin…