Louis-Michaud (p. 63-68).

vii

L’Attente et l’Arrivée des Renforts



Le lendemain matin, vers huit heures, on se réunit comme à l’ordinaire dans la salle à manger de Mirastel. M.  et Mme Monbardeau s’y trouvaient ; l’horreur d’être seuls les avait saisis au moment de réoccuper la maison d’Artemare, et Mme Arquedouve leur donnait asile jusqu’à nouvel ordre.

Mauvaise nuit. L’extrême lassitude et l’angoisse avaient tenu chacun dans l’insomnie. La pluie tombait encore. Ils la maudissaient de venir trop tard et de rendre la terre sensible aux empreintes quand il n’était plus temps.

Aucune nouvelle. Robert Collin n’était pas rentré, le duc d’Agnès pas arrivé, et le courrier n’avait pas apporté à M. Le Tellier la lettre de chantage qu’il attendait, qu’il espérait !

On parlait beaucoup, de peur que le silence laissât trop de latitude aux imaginations. Mme Le Tellier, en plus de son chagrin, ressentait un grand dépit de ce que Marie-Thérèse eût disparu à la minute même où le duc d’Agnès avait sollicité l’honneur d’être son gendre. Elle s’échauffait, sanglotait, et disait dans son désespoir mêlé de rancune :

— « J’aimerais mieux… oh ! j’aimerais mieux l’avoir mariée au Turc, tenez ! plutôt que d’ignorer ce qu’on lui fait à cet instant !… »

Et elle pleurait de plus belle, avant de proférer d’autres extravagances.

Maxime, inquiet de l’absence prolongée de Robert et froissé de l’indifférence unanime à l’égard d’un tel dévouement, se retira dans son laboratoire afin d’y goûter un peu de calme. — Mais ses poissons, dans leurs aquariums, ne l’intéressaient plus. L’océanographie l’importunait. Ses pinceaux et ses couleurs lui firent l’effet de joujoux bons pour les enfants, qui, eux, n’ont pas de souci. Maxime parcourut d’un regard distrait les boîtes de collection suspendues autour de la rotonde, et il se méprisa de les avoir jamais estimées.

Elles renfermaient cependant des choses curieuses. Jadis, il s’était diverti à capturer les animaux, de toute espèce, dont la forme et la couleur s’identifient à celles de leur support ou de leur milieu, si exactement, que leurs ennemis ne peuvent plus les en distinguer. Il avait aussi attrapé les bêtes qui s’évertuent à ressembler à d’autres bêtes, soit pour effrayer leurs adversaires, soit pour tromper la méfiance de leurs victimes. En en mot, c’était une collection de mimétismes.

Voulant apaiser son inquiétude, Maxime essaya de se rappeler la difficulté de ses chasses puériles, où la proie était d’autant plus inestimable qu’elle se dissimulait avec plus de perfection. Et il se souvenait tristement de sa joie, lorsqu’il pouvait mettre sous verre quelque bestiole inédite, posée sur la feuille, la branche ou la pierre qui se confondait avec elle. Que de fois, pour lui faire plaisir, Marie-Thérèse s’était mise en quête de mimétismes !… Pauvre chère jolie sœur !…

Allons ! la solitude et l’inaction ne valaient rien, décidément ! Il valait mieux boucler ses guêtres et se porter au-devant de Robert.

Maxime, ayant prévenu M. Le Tellier, s’en fut dans la montagne.

La pluie avait cessé.

À Mirastel, on attendait ; et le temps s’écoulait avec une lenteur désespérante. M. Le Tellier arpentait les couloirs du château et les allées du jardin. M. et Mme Monbardeau s’efforçaient de lire les journaux, qui retraçaient l’événement tout de travers. Quant à Mme Le Tellier, elle était montée à la chambre de sa fille avec Mme Arquedouve, et l’une s’ingéniait à retrouver Marie-Thérèse dans la vue de son entourage intime, tandis que l’autre respirait tendrement l’odeur florale qui s’en exhalait.

Quelques visiteurs sonnèrent au portail. Ils laissaient des cartes avec l’expression de leur sympathie. On ne reçut que Mlle de Baradaine, l’unique parente de Fabienne Monbardeau-d’Arvière. Elle épancha le trop plein de son gros cœur dans une tirade prodigieuse d’abondance et de banalité. La consternation générale redoubla.

À quatre heures, M. Le Tellier, en vigie sur la terrasse, d’où il guettait l’arrivée du duc d’Agnès par la voie du ciel ou la voie du sol, — entendit Maxime qui l’appelait à la fenêtre de son laboratoire. Robert se tenait près de lui.

M. Le Tellier courut les rejoindre.

— « Mon ami, mon cher ami ! » dit-il en apercevant son secrétaire accablé de lassitude. « Que je vous suis reconnaissant… » ·

Robert l’arrêta.

— « J’ai passé la nuit et la matinée dans le Colombier, » dit-il, « mais ne me plaignez pas : il n’est tombé qu’une où deux gouttes de pluie à l’endroit où j’étais… Et c’est plus heureux qu’on ne pourrait le supposer. »

— « Vous savez quelque chose ! »

Robert et Maxime s’entre-regardèrent.

— « Oui, papa, il y a du nouveau. Mais nous avons tenu à ce que vous fussiez seul à le savoir ; parce que les autres, s’ils l’apprenaient, n’auraient de cesse qu’une fois renseignés par le menu. Et nous avons la conviction qu’il vaut mieux ne pas décrire ce que Robert a trouvé. »

— « Comment ! comment ! »

— « Oh ! rassurez-vous : sa découverte n’est pas épouvantable ! Loin de là, puisqu’elle met un atout dans notre jeu. Mais nous préférons, Robert et moi, que l’on voie les choses, au lieu d’en écouter la description, afin que chacun puisse se prononcer librement à leur sujet. Vous savez combien le langage le plus neutre est tendancieux ; vous savez comme l’opinion de celui qui parle se trahit, malgré lui, dans le choix des formules. Toute phrase est un jugement, si impartiale qu’on la suppose ; exprimer un fait, c’est, du même coup, en faire la critique. Or, il s’agit d’un indice tellement extraordinaire, inexplicable, d’un problème si ardu, qu’il faut absolument recueillir là-dessus le plus grand nombre d’avis, sans que les uns aient subi l’influence des autres. »

— « Soit. Pouvez-vous me conduire tout de suite… »

— « C’est au sommet du Colombier », dit Robert. « Nous irons avec les policiers dès demain. Je croyais les trouver ici. »

— « François d’Agnès n’est pas encore là ? » s’étonna Maxime. « Voilà qui est surprenant. »

M. Le Tellier fut tiré de la méditation où l’avait plongé cet entretien par le ronflement d’une automobile lointaine.

Il s’approcha de la croisée, et vit une machine de course arriver sur la route comme un engin dévastateur. Dans un crépitement de fusillade, un tonnerre grandissant de mitrailleuse, elle se rua, forcenée, à l’assaut de la rampe. Elle bondissait ; elle montait la côte en zigzags plus vite qu’une avalanche ne l’eût dégringolée ; elle dérapait follement aux virages, avec des grondements impétueux. Et l’on apercevait, à travers les éclaboussures jaillies de son passage, quatre hommes vêtus de caoutchouc, cramponnés au petit bonheur sur deux baquets, parmi des valises et des pneus de rechange.

M. Le Tellier restait immobile d’admiration. Chaque tournant était une acrobatie. Le duc d’Agnès exécuta le dernier sur deux roues. Une seconde après, la pétarade furibonde emplissait la charmille, et le monstre d’acier, fumant, maculé de flèches boueuses où sa vitesse apparaissait toujours, s’arrêta devant le perron.

M. Le Tellier descendit à la rencontre des nouveaux venus.

Débarrassé de la blouse cirée et du suroît qui lui donnaient la mine d’un loup de mer, le duc d’Agnès parut, svelte, bien découplé. En vain les averses et les rafales avaient-elles rougi et gonflé la peau de son visage ; en vain pleuraient ses yeux éventés ; il était si jeune et si beau, qu’on aurait dit un prince Charmant délivré, sur l’heure, de quelque affreuse métamorphose.

Il expliqua son retard :

— « J’aurais voulu partir dès hier, aussitôt reçue votre dépêche, monsieur. Mais le préfet de police tenait beaucoup à m’adjoindre certain de ses auxiliaires qui n’était libre qu’aujourd’hui. Et je serais venu en aéroplane, malgré le temps, si je n’avais eu à transporter deux personnes en sus de mon chauffeur. — Je vous présente M. Garan et M. Tiburce. »

M. Le Tellier tendit la main aux deux hommes. Le premier la secoua rondement. Mais le deuxième devait être franc-maçon ou quelque chose de similaire, car il chatouilla d’un attouchement fort indiscret la paume et les doigts de l’astronome. C’était presque impudique. M. Le Tellier, cramoisi, poussa les voyageurs dans son cabinet.

Il leur raconta, sans perdre un instant, tout ce qu’il savait de l’aventure désastreuse, et n’eut garde d’omettre la conversation qu’il venait d’avoir avec son fils et son secrétaire. On l’écouta religieusement. Toutefois, lorsqu’il entama le chapitre des hypothèses, l’un des étrangers, M. Garan, l’interrompit.

Ce personnage, de corpulence moyenne et d’allure martiale, avait le teint basané, des joues bleues, et portait ses cheveux poivre et sel taillés en brosse. Une moustache trop noire, beaucoup trop menaçante et infiniment trop grande pour lui, semblait sous son nez deux cornes de bison. Des sourcils considérables et de même couleur imitaient sur ses yeux une autre moustache, fourvoyée. Et il retroussait constamment vers le ciel ce quadruple accroche-cœur.

— « Excusez-moi », dit-il, « si je vous arrête là. Mais nous connaissons, à la Préfecture, l’histoire des déprédations bugeysiennes, et je les ai dites à ces messieurs, chemin faisant. Quant aux suppositions qui pourraient vous être venues, je préfère ne pas les savoir. Laissez-moi d’abord me rendre compte de ce qui est. Il convient d’élucider le point mystérieux du Grand-Colombier. Ensuite, nous discuterons. C’est une méthode des plus recommandables. »

— « Pardon, j’avais oublié », fit le duc d’Agnès. « M. Garan est inspecteur de la Sûreté. »

M. Le Tellier, que l’impatience d’agir aiguillonnait, désigna l’autre inconnu, profondément absorbé dans l’examen de la salle, et dit à M. Garan :

— « C’est bien aussi l’opinion de votre collègue ? »

Le policier sourit derrière sa moustache cornue :

— « Monsieur n’est pas mon collègue… Je n’ai pas l’honneur… »

— « Tiburce est un de mes amis », exposa le duc d’Agnès non sans marquer de l’embarras. « Il peut nous être utile… oui… vraiment : utile. C’est un vieux camarade de pension à Maxime et à moi. »

Sur ces paroles, Tiburce se leva de sa chaise.

Enveloppé d’un macfarlane à grands carreaux, ce jeune homme rasé, blafard, — muni d’une bouche écarlate impossible à fermer, qui éclatait dans sa figure comme une tomate sur un fromage blanc, — l’œil rond, les traits figés dans une atonie de plâtre classique, — ce jeune homme, dis-je, représentait un spécimen accompli d’anglomane. Il eût sans doute constitué un gentil petit Français, rien qu’en laissant croître sa barbe blonde et naître à ses lèvres ultra-purpurines le sourire qui les sollicitait sans trêve. Peut-être même, vêtu comme vous et moi, Tiburce nous eût-il égalés vous et moi… Mais voilà : Tiburce faisait l’Anglais ; il entourait d’étoffes londoniennes sa prestance de Gaulois ; il recouvrait sa physionomie parisienne du masque britannique. C’est pourquoi, au lieu d’être auguste à la façon d’un lord, il l’était à la manière d’un clown ; au lieu d’être séduisant à l’égal de vous et moi, il était burlesque, monsieur, — tout simplement.

— « Mon ami », poursuivit le duc d’Agnès, « est un… »

— « Je suis sherlockiste, et rien de plus. »

M. Le Tellier fit des yeux en points d’orgue.

— « Plaît-il ? »