Louis-Michaud (p. 69-76).

viii

Tiburce



Tiburce s’efforça d’atteindre le comble du flegme et de lorgner son interlocuteur bien en face.

— « Je dis que je suis sherlockiste », répéta-t-il. — Mais alors il devint si rouge que ses lèvres disparurent dans l’embrasement de tout son visage… « Sherlockiste ou holmesien, si vous préférez ; comme on dit carliste ou garibaldien. »

À cette minute, M. Garan figurait assez heureusement l’ironie, M. d’Agnès la contrariété, et M. Le Tellier l’incompréhension. Ce que voyant, Tiburce reprit :

— « Enfin, monsieur, vous avez bien entendu parler de Sherlock Holmes ? »

— « Euh… Serait-ce un parent de cette Augusta Holmès qui faisait de la musique ? »

— « Nullement. Sherlock Holmes est un virtuose, mais un virtuose détective. C’est un policier de génie, dont sir Arthur Conan Doyle a raconté les exploits fantaisistes… »

— « Eh ! monsieur, à l’heure où nous sommes, au diable les romans ! et foin de votre Shylock Hermès ! »

— « Sherlock, » rectifia Tiburce, « Sherlock Holmes. » Et il poursuivit sans trop s’émouvoir : « Eh bien, monsieur, moi je suis l’émule vivant de ce héros imaginaire, et j’applique aux difficultés de la vie réelle sa méthode incomparable. »

Le duc d’Agnès, apercevant que M. Le Tellier s’agaçait de plus en plus, hasarda timidement : — « J’affirme… en vérité… que Tiburce nous sera d’un grand secours. »

Et Tiburce :

— « Écoutez-moi quelques instants. Si vous manquez de foi, c’est que vous ne comprenez pas. Laissez que je m’explique.

» Voyez-vous, monsieur, ma vocation s’est décidée à l’époque où je faisais ma philosophie, — non pas un jour que je piochais quelqu’un de ces scolastiques dont je devais tant chérir les œuvres, — mais un soir que je lisais le conte de Voltaire appelé Zadig ou la Destinée. On y trouve, monsieur, certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intrigues policières, où Zadig, quoique n’ayant jamais vu la chienne de la reine, n’en fait pas moins la description frappante au Premier Eunuque, grâce aux vestiges qu’elle a laissés de son passage dans un petit bois.

» Cette lecture m’ouvrit les yeux, et je résolus de cultiver en moi les dispositions à la perspicacité, que je sentais impérieuses et riches, — soit dit sans fausse modestie.

» À quelque temps de là, les contes d’Edgar Poe me tombèrent sous la main ; je fus émerveillé par l’esprit sagace du policier Dupin. Enfin, ces dernières années, toute une littérature s’est mise à fleurir à la suite du Crime de la rue Morgue, de la Lettre volée, du Mystère de Marie Roget, et ma vocation se dessina de plus en plus. À vrai dire, Sherlock Holmes domine cette production comme Napoléon domine l’histoire de son temps ; mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance, et forme un bréviaire du chasseur d’inconnu. Leur ensemble, renforcé de plusieurs traités de logique, compose la bibliothèque du détective amateur ; — et cette bibliothèque, monsieur, ne me quitte pas. »

Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valise qu’il avait dissimulée sous la cloche de son macfarlane, et tira de ses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliés. Il les posa un par un sur le bureau, glissant côte à côte Aristote et Maurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux, Conan Doyle et Condillac, — faisant voisiner le Parfum de la Dame en noir avec les trois premiers tomes du Spectateur et les Aventures d’Arsène Lupin avec la Logique inductive et déductive.

— « Voici mes maîtres », dit-il avec un geste pompeux. « Mais n’allez pas croire que l’étude de ces livres soit mon labeur unique. Je bûche énormément, monsieur, et dans tous les genres, — afin d’acquérir les connaissances universelles du grand Sherlock. Je ne laisse un manuel d’algèbre, de menuiserie, de médecine ou d’élevage, que pour courir à la salle d’escrime, au club de boxe, au gymnase ou bien au manège ; et mes vacances, je les emploie à faire de la logique appliquée : à passer des principes à la pratique, de la théorie au service en campagne.

» Et j’ose le dire : mes débuts sont encourageants. — Permettez-moi de vous soumettre un ou deux exemples de mon savoir-faire. Cela stimulera votre confiance. »

M. Le Tellier paraissant résigné, Tiburce repartit avec assurance, malgré l’air narquois de M. Garan :

— « De toutes mes petites prouesses, je vous signalerai seulement celles que mon ami d’Agnès, ici présent, pourra certifier.

» Cet hiver, nous causions, lui et moi, dans sa chambre, lorsque Mlle Jeanne d’Agnès entra. Je lui dis à brûle pourpoint : « Mademoiselle, vous sortez de la maison portant le numéro 13 de la rue de Prony. Vous venez de prendre le thé, dans la serre, chez la chanoinesse de Bouvillon. » Et comme elle s’étonnait, je lui fis remarquer, sur sa robe de velours, l’empreinte du siège canné où elle s’était assise. Un entrelacs bizarre avait frappé le velours fin, et l’on y reconnaissait les arabesques de fauteuils très curieux, d’un travail exotique, dont Mme de Bouvillon a meublé la serre de son hôtel. Or, cette serre, on n’y pénètre guère que pour le five-o’clock… »

— « Ce n’était pas très difficile », murmura M. Le Tellier.

— « Il a fait mieux que cela, monsieur », dit le duc d’Agnès. « Il vient de faire une chose très forte, qui m’a décidé à l’amener ici. »

— « Pouh ! Rien du tout ! » s’exclama Tiburce dédaigneusement. « Avant-hier je reçus de François une carte-pneumatique m’assignant un rendez-vous. J’y fus ; et je lui dis qu’il avait écrit ce bleu au Café de la Restauration, — qu’à ce moment-là le café était rempli de consommateurs, — et que lui-même était pressé d’en finir avec sa correspondance.

» Pourquoi au café ? Parce que la gomme de la carte avait le goût du vermouth-grenadine, mixture que l’on boit rarement ailleurs… »

— « Comment ! » s’écria M. Le Tellier, « vous avez léché cette colle qu’un autre déjà… »

— « C’est le métier. — Je reprends :

» Pourquoi au Café de la Restauration ? Parce que, dans les traits des caractères, tracés au crayon, se dessinaient les stries du buvard sur lequel M. d’Agnès les avait écrits, — buvard dont vous ne rencontrerez d’exemplaire que chez des particuliers ou dans cette taverne. Or je savais, par le vermouth-grenadine, qu’il fallait écarter l’idée de particuliers.

» Pourquoi beaucoup de monde ? Parce que, ayant demandé de quoi écrire, François d’Agnès n’avait pu obtenir qu’un buvard et pas de plume (puisqu’il s’était servi d’un crayon). Donc toutes les plumes étaient en main ; et cela implique la présence d’une foule.

» Pourquoi pressé ? Parce qu’il n’avait pas attendu d’avoir une plume ; ce qui pourtant n’aurait tardé.

» Hé ! que dites-vous de cela ?… Je vois avec plaisir, monsieur, que vous revenez sur votre première impression. Allez ! allez ! je retrouverai votre fille, c’est moi qui vous le dis ! Et tenez, je veux vous convaincre davantage encore ! »

Là, Tiburce s’enfonça dans un canapé, croisa les jambes, fixa un coin du plafond, se rongea quelque peu les ongles, et débita d’une voix rapide et négligente, aigre et blanche, — de cette voix, enfin, que l’acteur Gémier prêtait au personnage de Sherlock Holmes :

— « Monsieur, vous possédez un chien de la race dite « griffon Boulet à poils durs ». Et ce chien d’arrêt, vous en faites un toutou d’appartement. Car vous n’êtes pas chasseur. Pas chasseur, mais pianiste. Très bon pianiste, même ; ou du moins vous croyez l’être. J’ajouterai que vous avez servi dans la cavalerie, que vous portez à l’ordinaire un monocle, et qu’un de vos passe-temps favoris est le tir à la cible. — Chut ! taisez-vous ; prière de ne pas m’interrompre. »

Et, sans cesser de regarder en l’air, il continua :

— « Le bas de votre pantalon est couvert de poils. Or ces poils ne peuvent appartenir qu’à un chien de l’espèce précitée ou à une chèvre. Mais il n’entre pas dans nos mœurs de faire coucher des chèvres sur nos pieds. Donc… Concluez vous-même. — D’autre part, je sais que vos occupations ne vous laissent pas le loisir de chasser, et j’en déduis que votre chien, malgré sa nature, est un chien d’appartement, par destination. — Vous jouez du piano ; oui. En vous donnant la main, j’ai reconnu au bout de vos doigts les callosités professionnelles des pianistes. Elles m’ont révélé que vous jouez même très fréquemment. Or un homme de votre âge et de votre intelligence ne saurait montrer tant d’assiduité dans l’exercice d’un art aussi délicat, que s’il y est excellent ou s’il croit y exceller. À cause d’Ingres et de son violon, je n’ose affirmer votre talent de pianiste, en dépit de votre génie d’astronome. — Vous avez servi dans la cavalerie ; car vous marchez les jambes écartées et vous descendez les escaliers comme si vous redoutiez d’accrocher vos éperons aux degrés. Donc vous avez l’habitude du cheval. Et c’est une habitude qui date de loin, car on ne vous voit jamais cavalcader à Paris. Votre jeunesse humble et studieuse ne vous ayant pas permis l’équitation, il faut par conséquent que vous ayez chevauché les destriers du gouvernement. — Silence, je vous prie. — Vous portez un monocle. Parfaitement. J’ai découvert sa trace au pli de votre orbite droite. — Et je prétends que vous tirez souvent au pistolet ou à la carabine, car votre œil gauche a coutume à se fermer pour viser : il est un peu plus petit que l’autre, et les plis de la ride nommée « patte d’oie » sont plus accusés à gauche qu’à droite. Comme vous ne chassez pas, il s’en suit que vous pratiquez le tir à la cible. — C’est tout. J’ai dit. »

— « Si vous n’êtes pas content avec cela ! » s’écria Garan sur un ton moqueur.

Mais M. Le Tellier n’était pas disposé à la plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de l’ombre, sous le bureau, une chancelière en peau de bique, et la jeta au milieu de la pièce.

— « Voici le griffon Boulet à poils durs », fit-il.

Puis il ouvrit une armoire, et montrant sa machine à écrire :

— « Voici le piano. »

D’un tiroir il sortit sa loupe d’horloger, l’encastra sous son arcade sourcilière droite, et ajouta d’une voix coupante :

— « Voici le monocle. »

Enfin il produisit une photographie qui le représentait dans la posture de son état : l’œil droit à l’oculaire d’une lunette méridienne et l’œil gauche fermé, ainsi qu’il arrive à tous les astronomes pendant leurs observations.

— « Et voici la carabine ou le pistolet », dit-il avec un sifflement irrité. « Quant à la cavalerie, je ne sais ce que vous voulez dire. Il se peut que j’aie les jambes en manches de veste, mais je ne suis jamais monté à cheval. — À présent, mon jeune ami, permettez-moi de vous déclarer que, pour faire le jocrisse, vous avez mal choisi votre heure et votre lieu ; et que, s’il était de tradition de se servir des serins pour tirer des auspices, vous seriez un oiseau de bien mauvais augure. — C’est tout. J’ai dit. »

Garan éclata de rire avec la dernière inconvenance.

Mais à peine M. Le Tellier eut-il vomi ces imprécations sous l’empire de sa colère, qu’il se repentit de l’avoir fait. Tiburce, maintenant, ne cherchait plus à doubler Sherlock Holmes. Verdâtre et penaud, il balbutiait de vagues excuses tremblotantes. Il semblait désolé ; beaucoup plus désolé même que sa déconvenue ne le comportait. Si bien que l’astronome, saisi de pitié, s’empressa d’ajouter :

— « Après tout, on peut se tromper quelquefois… Vous serez plus heureux demain, n’est-ce pas ?… Excusez un mouvement d’humeur. — Allons, messieurs, je vais vous faire conduire à vos chambres. »

Il sonna. Un domestique parut. Mais le duc d’Agnès laissa partir ses deux compagnons.

— « Je voudrais vous parler », dit-il à M. Le Tellier.

» Avant tout, monsieur, pardonnez-moi Tiburce. Voici pourquoi je l’ai amené. Tiburce est resté mon ami depuis le collège. Il y a des années que je le connais, — des années que je suis témoin de sa bonté, de son grand cœur, — et des mois que j’assiste à sa bêtise, qui est récente. C’est le plus fidèle, le plus dévoué, le plus… ingénu… des caniches. Néanmoins, ces qualités n’auraient pas suffi à me décider, et je ne l’aurais pas conduit à Mirastel, n’était ceci :

» Tiburce était présent lorsque j’ai reçu votre dépêche. Bouleversé par une nouvelle aussi étonnante, apprenant d’un seul coup la disparition de Mlle Marie-Thérèse et l’agrément — sous-entendu — de ma demande (puisque vous réclamiez mon secours), je restai quelque temps abasourdi d’avoir soudain gagné ma cause et perdu ma fiancée. »

— « Pardon, pardon, mais… »

— « Un instant. — Sur ces entrefaites, monsieur, Tiburce me jura qu’il retrouverait Mlle Marie-Thérèse. J’étais encore sous l’influence de sa dernière réussite, vous savez : l’histoire de la carte-télégramme. J’oubliais, dans mon désarroi, les innombrables gaffes dont le pseudo-Sherlock s’était rendu fautif… « Ah ! lui dis-je, si tu retrouves Marie-Thérèse, demande-moi tout ce que tu voudras ! » — Aussitôt, je m’aperçus de ma sottise.

» Depuis deux ans, monsieur, Tiburce aime ma sœur, et Jeanne l’aime aussi. Certes, si cela ne dépendait que de moi, leur mariage serait déjà un vieil événement ; car je ne connais pas de meilleures créatures que Tiburce et que Jeanne. D’un autre côté, vous savez que ma bonne petite sœur n’est pas très belle… Tiburce, qui jouit d’une fortune colossale, ne l’épouserait donc pas pour sa dot… Somme toute, ce serait le bonheur… »

— « Eh bien, alors ? » fit M. Le Tellier.

— « Eh bien, monsieur, je me souviens de feu mon père, le duc Olivier, de feu ma mère, née d’Estragues de Saint-Averpont, et de tous mes aïeux. Souffriraient-ils, aux cieux, qu’une d’Agnès s’appelât d’un nom roturier ? »

— « Qu’en pense Mlle d’Agnès ? »

— « Ma sœur s’est rangée à l’avis du chef de famille, — au mien. Dans nos maisons, ces décisions-là ne se discutent jamais… Seulement… hum… quand Tiburce m’a dit : « Me donnes-tu Mlle Jeanne en échange de Mlle Marie-Thérèse ? » — que voulez-vous !… il m’a semblé qu’au fond de leur tombeau mes ancêtres ne devaient plus songer à grand’chose… et j’ai répondu : « Oui. Retrouve Marie-Thérèse, et Jeanne sera ta femme. »

» Une heure après, en accomplissant mes démarches à la préfecture de police, ma folie me stupéfia. J’aurais bien voulu revenir sur ma promesse et ne pas emmener l’inutile Tiburce ! Mais je n’en avais plus le droit. Si certain que je sois de son incapacité, il me faut désormais lui faciliter une tâche dont j’ai fait le serment de récompenser le succès ! »

— « Je comprends sa mine déconfite ! Pauvre garçon ! C’est dommage qu’il ne soit pas plus dégourdi, ce M. Tiburce ; il aurait retrouvé Marie-Thérèse. Avec un pareil mobile, on arrive à tout. L’amour !… »

— « Ha ! monsieur, l’amour ! Si vous mesurez les chances de réussite à la grandeur de l’amour, alors n’est-ce pas moi qui retrouverai ma fiancée ? »

— « Hum, votre fiancée… C’est-à-dire que… euh ! Écoutez donc… J’ai été un peu affolé, au moment de la dépêche… Il y a un autre jeune homme qui, concurremment avec vous, m’a demandé la main de ma fille… Je vous avoue que, pour ma part, euh… Enfin, elle choisira. Elle sera libre de choisir entre vous et M. Robert Collin… Mais, en toute justice, il est bien certain que celui qui la retrouvera… »

— « Mais, monsieur, » se récria le duc d’Agnès tout interloqué, « ne savez-vous pas que Mlle Marie-Thérèse me fait l’honneur de m’aimer ? »

— « C’est vous qui me l’apprenez, monsieur. »

— « Ho ! ho ! mais… il m’avait semblé que tout le monde le savait… »

« Décidément, » se dit M. Le Tellier, « j’ai trop vécu dans les étoiles. »