Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XVIII

Calman-Lévy (1p. 226-244).

XVIII.

ORAGE.


À partir de ce jour, Émile ne vécut plus chez ses parents. Il y était bien de sa personne la nuit, et durant quelques heures de la journée ; mais son esprit était plus souvent à Boisguilbault, et son cœur presque toujours à Châteaubrun.

Il retourna fréquemment à Boisguilbault, plus fréquemment qu’il n’y eût été, peut-être, sans le voisinage de Châteaubrun et les prétextes que lui fournissait la première visite.

D’abord ce furent des livres à porter, et, quoique le marquis lui eût permis de puiser à discrétion dans sa bibliothèque, il avait soin de ne les remettre à Gilberte qu’un à un, afin d’avoir toujours un motif pour paraître devant elle.

Ni Janille ni M. Antoine ne songèrent à s’étonner du plaisir que Gilberte prenait à la lecture, ni à en surveiller le choix : la première, parce qu’elle ne savait pas lire ; le second, parce que la prévoyance n’était pas son fait. Mais l’ange gardien de la jeune fille n’était pas plus soigneux de la pureté de ses pensées que ne le fut Émile.

Son amour enveloppait Gilberte d’un respect inviolable, et la sainte candeur de cette enfant était un trésor dont il se fût montré plus jaloux que son père, à qui, suivant l’expression de Janille, le bien était toujours venu en dormant.

Aussi, avec quelle attention, avant de lui remettre un volume, quel qu’il fût, histoire, morale, poésie ou roman, il le feuilletait, dans la crainte qu’il ne s’y trouvât un mot qui pût la faire rougir !

Si, dans son ignorance confiante, elle lui demandait à connaître quelque livre sérieux où il se souvenait que certains détails ne dussent pas être mis sous les yeux d’une jeune vierge, il lui répondait qu’il l’avait en vain cherché dans la collection de Boisguilbault, et qu’il ne s’y trouvait point.

Une mère n’eût pas mieux agi en pareil cas que ne le fit le jeune amant de Gilberte ; et plus l’incurie affectueuse du père et de la fille eût favorisé, sans le savoir, des tentatives de corruption, plus Émile se faisait un devoir cher et sacré de justifier l’abandon de ces âmes naïves.

Les occasions où Émile pouvait entretenir Gilberte de ce qui se passait entre lui et M. de Boisguilbault étaient bien courtes et bien rares, car Janille ne les quittait presque jamais ; et lorsqu’ils étaient avec M. Antoine, Gilberte s’attachait, d’habitude et d’instinct, à tous les pas de son père.

Cependant elle sut bientôt que l’amitié du jeune Cardonnet et du vieux marquis avait fait de grands progrès, et qu’elle était fondée sur une remarquable conformité de principes et d’idées.

Mais Émile lui cachait le plus possible le peu de succès de ses tentatives de rapprochement entre les deux maisons : nous dirons, en son lieu, quel fut à cet égard le résultat de ses efforts.

Espérant toujours réussir avec le temps, Émile dissimulait ses fréquentes défaites ; et Gilberte, devinant les embarras et la délicatesse de la mission qu’il avait acceptée, n’insistait guère, crainte de montrer trop d’empressement et d’exigence.

Et puis, il est vrai de dire que, peu à peu, Gilberte se passionna moins pour le succès de l’entreprise, tandis que, de son côté, Émile sentait s’opérer en lui une résolution encore plus complète.

L’amour absorbe toute autre pensée ; et ces deux jeunes gens, à force de songer l’un à l’autre, n’eurent bientôt plus le loisir de penser à quoi que ce fût.

Tout leur être devint sentiment, c’est-à-dire passion, et les heures s’envolèrent dans l’ivresse de se voir, ou se traînèrent dans l’attente du moment qui devait les réunir.

Chose étrange pour M. Cardonnet, qui observait son fils avec soin, et pour Émile, qui ne se rendait plus compte de ce qui se passait en lui-même, mais chose bien naturelle pourtant et bien inévitable ! la passion qui avait absorbé toute cette première jeunesse de notre héros, c’est-à-dire le désir de s’instruire, de connaître et de prendre part à la vie générale, fit place à un doux sommeil de l’intelligence et à une sorte d’oubli de ses théories favorites.

Dans une société où tout serait en harmonie, l’amour deviendrait, à coup sûr, un stimulant au patriotisme et au dévouement social. Mais lorsque les intentions hardies et généreuses sont condamnées à une lutte pénible avec les hommes et les choses qui nous entourent, les affections personnelles nous captivent et nous dominent jusqu’à produire l’engourdissement des autres facultés.

Le peuple cherche dans l’ivresse du vin l’oubli de ses autres privations, et l’amant dans celle des regards de sa maîtresse trouve comme un philtre d’oubli pour tout le reste. Émile était trop jeune pour savoir et vouloir souffrir, et pourtant il avait déjà beaucoup souffert.

Maintenant que le bonheur venait le chercher, comment eût-il pu s’y soustraire ? Avouons-le, sans trop de honte pour ce pauvre enfant, il ne pensait plus ni aux lois, ni aux faits, ni à l’avenir, ni au passé du monde, ni aux vices des sociétés, ni aux moyens de les sauver, ni aux misères humaines, ni aux volontés divines, ni au ciel, ni à la terre.

La terre, le ciel, la loi de Dieu, la destinée, le monde, c’était son amour ; et pourvu qu’il vît Gilberte et qu’il lût son sort dans ses yeux, peu lui importait que l’univers s’écroulât autour de lui.

Il ne pouvait plus ouvrir un livre ni soutenir une discussion. Quand il s’était fatigué à courir sur tous les sentiers qui conduisaient vers l’objet aimé, il s’assoupissait auprès de sa mère, ou lui lisait les journaux sans comprendre un mot de ce que prononçait sa bouche ; et quand il se retrouvait seul dans sa chambre, il se couchait bien vite pour éteindre sa lumière, et n’avoir plus le spectacle des objets extérieurs.

Alors les ténèbres s’illuminaient du feu intérieur qui l’animait, et sa vision radieuse venait se placer devant lui. Dans cette extase, il n’avait plus le sentiment du sommeil ou de la veille. Il rêvait les yeux ouverts, il voyait les yeux fermés.

Un mot d’affection enjouée, un sourire de Gilberte, sa robe qui l’avait effleuré en passant, un brin d’herbe qu’elle avait brisé, et dont il s’était emparé, c’en était bien assez pour l’occuper toute la nuit ; et le jour avait à peine paru, qu’il courait préparer son cheval lui-même afin de partir plus vite. Il oubliait de manger, et ne s’étonnait même pas de vivre ainsi de la rosée du matin et de la brise qui soufflait de Châteaubrun.

Il n’osait pas y aller tous les jours, quoiqu’il l’eût pu sans que M. Antoine le reçût moins bien. Mais il y a dans la passion une pudeur craintive qui s’effraie du bonheur au moment de le saisir. Il errait alors dans toutes les directions, et se cachait dans les bois pour regarder les ruines de Châteaubrun à travers les branches, comme s’il eût craint d’être surpris en flagrant délit d’adoration.

Le soir, quand Jean Jappeloup avait fini sa journée, comme il n’avait pas encore de quoi payer un loyer, qu’il ne voulait pas gêner ses amis, et que les nuits étaient chaudes et sereines, il se retirait dans une petite chapelle abandonnée, sur les hauteurs qui forment le centre du village, et, avant de s’étendre sur la paille dont il s’était fait un lit, il allait dire sa prière dans la jolie église de Gargilesse.

Il descendait par préférence dans la crypte romaine qui porte encore les traces de curieuses fresques du XVe siècle. De la fenêtre élégante de ce souterrain, on domine encore des murailles de rochers et les vertes ravines où coule la Gargilesse.

Le charpentier avait été privé trop longtemps à son gré de la vue de son cher endroit, et il interrompait souvent sa prière paisible et rêveuse pour regarder le paysage, toujours demi-priant, demi-rêvant, plongé dans cet état particulier de l’âme que connaissent les gens simples, les paysans, surtout après la fatigue du jour.

C’est alors qu’Émile, lorsqu’il avait dîné et promené quelque temps avec sa mère, venait chercher le charpentier, admirer avec lui ce joli monument et causer ensuite sur le sommet de la colline, de tout ce dont on ne parlait point dans la maison Cardonnet, c’est-à-dire de Châteaubrun, de M. Antoine, de Janille, et, finalement, de Gilberte.

Il y avait quelqu’un qui aimait Gilberte presque autant qu’Émile, quoique ce fût d’un tout autre amour : c’était Jean.

Il ne la considérait pas précisément comme sa fille, car il se mêlait à son sentiment paternel une sorte de respect pour une nature si choisie, et une manière de rude enthousiasme qu’il n’eût point eu pour ses propres enfants. Mais il était vain de sa beauté, de sa bonté, de sa raison et de son courage, comme un homme qui sait le prix de ces dons, et qui sent vivement l’honneur d’une noble amitié.

La familiarité avec laquelle il s’exprimait sur son compte, retranchant le titre de mademoiselle, selon son habitude d’appeler chacun par son nom, n’ôtait rien à la vénération instinctive qu’il avait pour elle, et les oreilles d’Émile n’en étaient point blessées quoique, pour son compte, il n’eût pas osé en faire autant.

Le jeune homme se plaisait à entendre raconter les jeux et les gentillesses de l’enfance de Gilberte, ses élans de bonté, ses attentions généreuses et délicates pour l’ami vagabond qui, sans asile, eût manqué de tout.

« Quand je courais par la montagne, tout dernièrement, disait Jappeloup, j’étais quelquefois serré de si près, que je n’osais sortir d’un trou de rocher ou du faîte d’un arbre bien branchu où je m’étais caché le matin.

« La faim se faisait sentir alors, et un soir que je n’en pouvais plus de faiblesse et de fatigue, je tournais la montagne, me disant avec souci qu’il y avait bien loin de là à Châteaubrun, et que, si j’étais rencontré en chemin par les gendarmes, je n’aurais pas la force de courir ; mais voilà que j’aperçois sur le chemin une petite charrette avec quelques bottes de paille, et, tout à côté, Gilberte qui me faisait signe.

« Elle était venue jusque-là avec Sylvain Charasson, me cherchant de tous côtés, et guettant comme une petite caille au coin d’un buisson. Alors je me suis couché et caché dans la paille ; Gilberte s’est assise auprès de moi, et Sylvain nous a ramenés à Châteaubrun, où j’ai fait mon entrée sous le nez des gendarmes qui m’épiaient à deux pas de là.

« Une autre fois nous étions convenus que Sylvain m’apporterait à manger dans le creux d’un vieux saule, à une lieue environ de Châteaubrun ; il faisait un mauvais temps, une pluie battante, et je me doutais que le drôle, qui aime ses aises, ferait semblant de m’oublier ou mangerait mon dîner en route.

« Cependant j’y passai à l’heure dite, et je trouvai le petit panier bien rempli et bien abrité. Et puis devinez ce que j’aperçus auprès du saule ?

« La trace d’un pied mignon sur le sable mouillé, et j’ai pu suivre ce pauvre petit pied sur le terrain d’alentour où il avait enfoncé plus d’une fois jusqu’au dessus de la cheville.

« Cette chère enfant s’était mouillée, crottée, fatiguée, ne voulant se fier qu’à elle-même du soin d’assister son vieux ami.

« Et puis encore un autre jour, elle vit les limiers qui marchaient droit sur une vieille ruine, où, me croyant bien en sûreté, je faisais tranquillement un somme en plein midi. Il faisait cruellement chaud ce jour-là ! c’était le même jour où vous êtes arrivé dans le pays. Eh bien, Gilberte prit le sentier de traverse, sentier bien dur et bien dangereux, où les cavaliers n’auraient pu la suivre, et arriva un quart d’heure avant eux, toute rouge, toute essoufflée, pour me réveiller et me dire de gagner au large.

« Elle en a été malade, la pauvre chère âme, et ses parents n’en ont rien su. Voilà surtout ce qui me rendait soucieux le soir, quand nous avons soupé à Châteaubrun, et que Janille nous a dit qu’elle était couchée. Oh oui ! cette petite-là a toujours été d’un grand cœur.

« Si le roi de France savait ce qu’elle vaut, il serait trop honoré de l’obtenir en mariage pour le meilleur de ses fils.

« Elle n’était pas plus grosse que mon poing, qu’on voyait déjà que ça serait joli et aimable comme tout.

« Vous aurez beau chercher dans les grandes dames et dans les plus riches, mon garçon, jamais vous ne trouverez par là une Gilberte comme celle de Châteaubrun ! »

Émile l’écoutait avec délices, lui adressait mille questions, et lui faisait raconter dix fois les mêmes histoires.

M. Cardonnet ne fut pas longtemps sans découvrir la cause du changement survenu chez Émile. Plus de tristesse, plus de réticences pénibles, plus de reproches détournés.

Il semblait qu’Émile n’eût jamais été en opposition avec lui sur quoi que ce soit, ou du moins qu’il n’eût jamais remarqué que son père avait d’autres vues que les siennes.

Il était redevenu enfant à beaucoup d’égards ; il ne soupirait point à tel ou tel projet d’études ; il ne voyait plus les choses qui eussent pu blesser ses principes ; il ne rêvait que belles matinées de soleil, longues promenades, précipices à franchir, solitudes à explorer ; et pourtant il ne rapportait ni croquis, ni plantes, ni échantillons de minéralogie, comme il l’eût fait en tout autre temps.

La vie de campagne lui plaisait par-dessus tout ; le pays était le plus beau du monde ; le grand air et l’exercice du cheval lui faisaient un bien extrême ; enfin, tout était pour le mieux, pourvu qu’on le laissât courir ; et s’il tombait dans la rêverie, il en sortait par un sourire qui semblait dire :

« J’ai en moi de quoi m’occuper, et ce que vous me dites n’est rien auprès de ce que je pense. »

Si, par quelque artifice, M. Cardonnet réussissait à le retenir, il paraissait brisé un instant, et puis tout à coup résigné, comme un homme qu’il est impossible de déposséder de son fonds de bonheur, il se hâtait d’obéir et se mettait à la tâche pour avoir plus tôt fini.

« Il y a une jolie fille au fond de tout cela ! se dit M. Cardonnet, et l’amour rend docile cette âme rebelle. C’est fort bon à savoir. La fièvre philosophique et raisonneuse peut donc faire place à une soif de plaisir ou à des rêveries sentimentales ! J’étais bien fou de ne pas compter sur la jeunesse et sur les passions ! Laissons souffler cet orage, il emportera l’obstacle auquel je me serais brisé ; et quand il sera temps, d’arrêter l’orage, j’y aviserai. Dépêche-toi de courir et d’aimer, mon pauvre Émile ! Il en est de toi comme du torrent qui me fait la guerre : tous deux vous vous soumettrez quand vous sentirez la main du maître ! »

M. Cardonnet n’avait pas la conscience de sa cruauté. Il ne croyait pas à la force et à la durée de l’amour, et n’attachait pas plus d’importance à un désespoir de jeune homme qu’à des larmes d’enfant.

S’il eût pensé que mademoiselle de Châteaubrun pouvait devenir victime de son plan d’attente, il s’en fût fait conscience peut-être. Mais ici l’esprit de propriété et le chacun pour soi l’empêchaient de prévoir le mal d’autrui. « C’est l’affaire du vieux Antoine de garder sa fille, pensait-il, si l’ivrogne s’endort sur ses propres dangers, il a du moins une servante maîtresse qui n’a rien de mieux à faire qu’à mettre, le soir, dans sa poche la clef du fameux pavillon. On peut, quand il en sera temps, ouvrir les yeux de la duègne. »

Dans cette persuasion, il laissa Émile à peu près libre de son temps et de ses démarches. Il se bornait à le railler, et à dénigrer amèrement la famille de Châteaubrun dans l’occasion, pour se mettre à l’abri du reproche d’avoir ouvertement encouragé les poursuites de son fils.

Dans son opinion, Antoine de Châteaubrun était véritablement un pauvre sire, un homme déconsidéré, que la misère avait avili et que l’oisiveté abrutissait.

Il voyait avec un plaisir superbe les anciens maîtres de la terre, déchus ainsi, se réfugier dans les bras du peuple, sans oser recourir à la protection et à la société des nouveaux riches.

M. de Boisguilbault ne trouvait pas grâce devant lui, quoiqu’il fût difficile de lui reprocher le désordre et le manque de tenue.

La richesse qu’il avait su conserver portait bien plus d’ombrage à Cardonnet que le nom de Châteaubrun, et s’il avait du mépris pour le comte, il avait une sorte de haine pour le marquis. Il le déclarait bon pour les Petites-Maisons, et rougissait pour lui, disait-il, de l’emploi stupide d’une si longue vie et d’une si lourde fortune.

Émile prenait soin de défendre M. de Boisguilbault, sans cependant avouer qu’il le voyait deux ou trois fois par semaine…

Il eût craint qu’en lui intimant de rendre ses visites plus rares, son père ne lui ôtât le prétexte qu’il avait auprès des habitants de Châteaubrun pour aller leur rendre une petite visite en passant.

Il avait besoin surtout de ce prétexte auprès de Gilberte, car il voyait bien qu’aucune observation ne viendrait de la part de M. Antoine, mais il craignait que Janille ne fît comprendre à mademoiselle de Châteaubrun qu’il y allait de sa dignité de tenir à distance un jeune homme trop riche pour l’épouser, suivant les idées du monde.

Il prévoyait bien que le jour viendrait où ses assiduités seraient remarquées.

« Mais alors, se disait-il, peut-être que je serai aimé, et que je pourrai m’expliquer sur le sérieux de mes intentions. »

Cette idée le conduisait naturellement à prévoir une opposition violente et longue de la part de M. Cardonnet ; mais alors il s’élevait en lui comme un bouillonnement d’audace et de volonté ; son cœur palpitait comme celui du guerrier qui s’élance à l’assaut, et qui brûle de planter lui-même son drapeau sur la brèche ; il se sentait frémir comme le cheval de combat que l’odeur de la poudre enivre.

Il lui arrivait quelquefois, lorsque son père accablait de sa froide et profonde colère un de ses subordonnés, de se croiser les bras, et de le mesurer involontairement des yeux :

« Nous verrons, se disait-il alors en lui-même, si ces choses m’effrayeront, et si cet ouragan me fera plier, quand on portera la main sur l’arche sainte de mon amour. Ô mon père ! vous avez pu me détourner des études que je chérissais, refouler toutes mes aspirations dans mon sein, blesser impunément mon amour-propre et froisser mes sympathies… Si vous voulez le sacrifice de mon intelligence et de mes goûts, eh bien, je me soumettrai encore ; mais celui de mon amour !… Oh ! vous avez trop de prudence et de pénétration pour l’essayer, car alors vous verriez que si je suis votre fils pour vous aimer, je suis aussi votre sang pour vous résister… Nous nous briserons l’un contre l’autre, comme deux instruments d’égale force, et il vous faudrait devenir parricide pour rester vainqueur. »

En attendant ce jour terrible qu’Émile s’habituait à contempler, il laissait le dépit secret de son père s’exhaler en vaines paroles contre le bon Antoine et sa fidèle Janille. Il lui était même devenu indifférent qu’il fît allusion à la naissance équivoque de sa fille.

Il lui importait fort peu qu’elle eût du sang plébéien dans les veines, et il entendait à peine ce que M. Cardonnet disait là-dessus.

Il lui semblait d’ailleurs que c’eût été faire injure au père de Gilberte que d’essayer de le défendre contre les autres accusations. Il souriait presque comme un martyr qui reçoit une blessure et défie la douleur.

Malgré toute sa force d’esprit, Cardonnet était donc dans l’erreur, et se précipitait avec son fils dans l’abîme, en se flattant de le retenir aisément lorsqu’il en aurait touché le bord. Il croyait connaître le cœur humain, parce qu’il savait le secret des faiblesses humaines ; mais qui ne sait que le côté faible et misérable des choses et des hommes, ne sait que la moitié de la vérité.

« Je l’ai fait plier en des occasions plus importantes, et une amourette est bien peu de chose », se disait-il.

Il avait raison en fait d’amourettes : il pouvait s’y connaître ; mais un grand amour était pour lui un idéal inaccessible, et il ne prévoyait rien de ce qu’il peut inspirer de résolutions sublimes ou funestes.

Peut-être M. de Boisguilbault contribua-t-il aussi un peu pour sa part à calmer l’ardeur ombrageuse d’Émile à l’endroit des questions sociales ; parfois sa sécurité glaciale avait impatienté le bouillant jeune homme ; mais le plus souvent, il reconnaissait que ce tranquille prophète avait raison de subir le présent avec patience en vue d’un avenir certain.

Lorsqu’il lui parlait au nom de la logique des idées, souveraine des mondes et mère des destinées humaines, au lieu de l’irriter, comme il était arrivé à M. Cardonnet de le faire, en invoquant la fausse et grossière logique du fait, il réussissait à l’apaiser et à le convaincre.

Si le contraste de leurs caractères causait au plus impatient des deux une sorte de généreux dépit, bientôt le plus calme reprenait son empire, et découvrait cette force cachée qui était en lui, et qui le rendait, pour ainsi dire, supérieur à lui-même.

Les railleries de M. Cardonnet avaient vivement froissé Émile, et l’eussent presque poussé à l’exagération du fanatisme. La haute raison de M. de Boisguilbault le réconciliait avec lui-même, et il se sentait fier d’avoir la sanction d’un vieillard aussi éclairé et aussi rigide dans ses déductions.

Comme ils étaient grandement d’accord sur le fond des choses, les discussions ne pouvaient durer longtemps, et comme le communisme était le seul sujet qui pût faire départir le marquis de son laconisme habituel, il leur arrivait bien souvent de tomber dans le silence d’une rêverie à deux.

Pourtant Émile ne s’ennuyait jamais à Boisguilbault. La beauté du parc, la bibliothèque, et surtout le plaisir réservé mais certain que le marquis trouvait à le voir, lui faisaient de ces visites un repos agréable et précieux, au sortir d’émotions plus ardentes.

Il se créait là, pour lui, sans qu’il y prît garde, un intérieur nouveau, bien plus conforme à ses goûts que l’usine bruyante et la maison militairement gouvernée de son père. Châteaubrun eût été encore plus la retraite selon son cœur. Là, il aimait tout, sans réserve : les habitants, les ruines et jusqu’aux plantes et aux animaux domestiques. Mais le bonheur d’y passer sa vie, c’était le ciel à escalader ; comme il fallait, après ce rêve, retomber sur la terre, Émile tombait moins bas à Boisguilbault qu’à Gargilesse.

C’était comme une station entre l’abîme et le ciel, les limbes entre le paradis et le purgatoire. Il s’habituait, tant il y était bien reçu et jalousement gardé, à se croire chez lui. Il s’occupait du parc, rangeait les livres et prenait des leçons d’équitation dans la grande cour.

Peu à peu le vieux marquis se laissait aller aux douceurs de la société, et parfois son sourire ressemblait à un véritable enjouement.

Il ne le savait pas, ou ne voulait pas le dire : mais ce jeune homme lui devenait nécessaire et lui apportait la vie. Pendant des heures entières il semblait accepter nonchalamment cette douceur, mais lorsque Émile était au moment de partir, il voyait s’altérer insensiblement ce pâle visage et le soupir d’asthme devenait un soupir de tendresse et de regret lorsque le jeune homme s’élançait sur son cheval impatient de redescendre la colline.

Enfin il devint évident pour Émile lui-même, qui apprenait chaque jour à déchiffrer ce livre mystérieux, que l’âme du vieillard était affectueuse et sympathique, qu’il avait un regret sourd et continu de s’être voué à la solitude, et qu’il avait eu pour s’y déterminer d’autres motifs qu’une disposition maladive.

Il crut que le moment était venu de sonder cette blessure et d’en proposer le remède.

Le nom d’Antoine de Châteaubrun, prononcé déjà maintes fois sans succès, et qui s’était perdu sans écho dans le silence du parc, vint sur ses lèvres, et s’y attacha plus obstinément. Le marquis fut obligé de l’entendre et d’y répondre :

« Mon cher Émile, lui dit-il du ton le plus solennel qu’il eût encore pris avec lui, vous pouvez me faire beaucoup de peine, et, si telle est votre intention, je vais vous en donner le moyen : c’est de me parler de la personne que vous venez de nommer.

— Je sais bien, répondit le jeune homme, mais…

— Vous le savez ! dit M. de Boisguilbault ; que savez-vous ? »

Et, en faisant cette interrogation, il parut si courroucé, et ses yeux éteints se remplirent d’un feu si sombre, qu’Émile, stupéfait, se rappela ce qui lui avait été dit à leur première entrevue de sa prétendue irascibilité, quoique ce fût alors d’un ton qui ne lui eût pas permis de voir là autre chose qu’une vanterie fort plaisante.

« Mais répondez donc ! reprit M. de Boisguilbault d’une voix moins âpre, mais avec un sourire amer. Si vous savez les causes de mon ressentiment, comment osez-vous me les rappeler ?

— Si elles sont graves, répondit Émile, apparemment je les ignore ; car ce qu’on m’en a dit est si frivole, que je ne peux plus y croire en vous voyant irrité à ce point contre moi.

— Frivole ! frivole !… Et qu’est-ce donc qu’on vous a dit ? Soyez sincère, n’espérez pas me tromper !

— Et quand donc vous ai-je donné le droit de me soupçonner d’une bassesse telle que le mensonge ? reprit Émile un peu animé à son tour.

— Monsieur Cardonnet, dit le marquis en prenant le bras du jeune homme d’une main tremblante comme la feuille près de se détacher au vent de l’automne ; vous ne voudriez pas vous faire un jeu de ma souffrance, je le crois. Parlez donc, et dites ce que vous savez, puisqu’il faut que je l’entende.

— Je sais ce qu’on dit, et rien de plus. On prétend que c’est à propos d’un chevreuil, que vous avez rompu une amitié de vingt ans. Un de ces animaux, que vous apprivoisiez pour votre amusement, se serait échappé de votre garenne, et M. de Châteaubrun l’ayant rencontré à peu de distance de chez vous, aurait commis l’étourderie de le tuer. C’eût été une grande étourderie, il est vrai, puisqu’il n’y a point de chevreuils dans ce pays-ci, et qu’il devait supposer que celui-là était un de vos favoris ; mais M. de Châteaubrun a toujours été fort distrait, et vraiment ce n’est pas là un défaut qu’on ne puisse pardonner à un ami.

— Et qui vous a raconté cette histoire ? Lui, sans doute ?

— Il ne s’est jamais expliqué avec moi ni devant moi : c’est Jean, le charpentier, encore un homme dont vous ne voulez pas entendre parler, quoique vous ayez été généreux envers lui, qui m’a dit n’avoir jamais connu entre vous deux d’autre motif de mésintelligence.

— Et de qui tenait-il cette belle explication ? de la servante de la maison, sans doute ?

— Non, monsieur le marquis. La servante ne parle pas plus de vous que le maître. Ce que je viens de vous dire est une histoire accréditée parmi les paysans.

— Et le fond de l’histoire est vrai, reprit M. de Boisguilbault après une longue pause, qui parut le calmer entièrement. Pourquoi vous en étonneriez-vous, Émile ? Ne savez-vous pas qu’il ne faut qu’une goutte d’eau pour faire déborder un lac ?

— Et si votre lac d’amertume n’était rempli que de pareilles gouttes d’eau, comment ne voulez-vous pas que je m’étonne de votre susceptibilité ? Je ne vois chez M. de Châteaubrun d’autre défaut qu’une sorte d’inertie et d’irréflexion continuelle. Si c’est une suite de distractions et de gaucheries qui vous a rendu sa présence insupportable, je ne retrouve pas là votre haute sagesse et votre tolérance accoutumées. Je serais donc plus patient que vous, moi, que vous traitez souvent de volcan en éruption, car les distractions de M. Antoine me divertissent plus qu’elles ne m’irritent, et j’y vois une preuve de l’abandon de son âme et de la naïveté de son esprit.

— Émile, Émile, vous ne pouvez pas juger ces choses-là ! reprit M. de Boisguilbault, embarrassé. Je suis fort distrait moi-même, et je souffre de mes propres méprises. Celles des autres me sont apparemment insupportables… L’affection ne vit, dit-on, que de contrastes. Deux sourds ou deux aveugles s’ennuient ensemble. Bref, j’étais las de cet homme-là ! Ne m’en parlez pas davantage.

— Je ne saurais croire que cette injonction soit sérieuse. Ô mon noble ami, tournez votre déplaisir contre moi seul, si j’insiste ; mais il m’est impossible de ne pas voir que cette rupture fâcheuse est un de vos principaux sujets de tristesse. Vous vous la reprochez au fond de l’âme, comme une injustice ; et qui sait si ce n’est pas l’unique source de votre misanthropie de fait ? Nous tolérons difficilement les autres, quand il y a au fond de nos pensées quelque chose dont nous ne pouvons nous absoudre nous-mêmes. Moi, je crois, et j’ose vous dire que vous seriez consolé si vous aviez réparé le mal que vous faites depuis si longtemps à un de vos semblables.

— Le mal que je lui fais ? Et quel mal lui ai-je donc fait ? Quelle vengeance ai-je donc exercée contre lui ? à qui en ai-je dit du mal ? à qui me suis-je plaint ? que savez-vous vous-même de mes sentiments secrets envers lui ? Qu’il se taise, ce malheureux ! ou il commettra une grande iniquité en se plaignant de ma conduite.

— Monsieur le marquis, il ne s’en plaint pas, mais il déplore la perte de votre amitié. Ce regret trouble son sommeil, et obscurcit parfois la sérénité de son âme douce et résignée. Il ne prononce pas volontiers votre nom, lui non plus ; mais si on le prononce devant lui, il le couvre d’éloges, et ses yeux se remplissent de larmes. Et puis il y a quelqu’un auprès de lui qui souffre plus encore de sa douleur que lui-même ; quelqu’un qui vous respecte, qui vous craint, et qui n’ose pas vous implorer ; quelqu’un pourtant dont l’affection et la reconnaissance seraient un bienfait dans votre solitude, et un appui dans votre vieillesse…

— Que voulez-vous dire, Émile ? dit le marquis péniblement ému. Est-ce de vous que vous parlez ? Mettez-vous votre amitié pour moi à cette condition ? Ce serait bien cruel de votre part !

— Il n’est pas question de moi ici, répondit Émile. Mon dévouement pour vous est trop profond, et ma sympathie trop involontaire, pour être mise à aucun prix. Je vous parle de quelqu’un, qui ne vous connaît que par moi, mais qui vous avait déjà deviné, et qui rend justice à vos grandes qualités ; d’une personne qui vaut mille fois mieux que moi, et que vous aimeriez d’une affection paternelle, si vous pouviez la connaître ; en un mot, je vous parle d’un ange, de mademoiselle Gilberte de Châteaubrun. »

À peine Émile avait-il prononcé ce nom, dont il espérait comme d’un charme magique, qu’il vit la figure de son hôte se décomposer d’une manière effrayante. Les pommettes de ses joues maigres et blêmes devinrent pourpres ; ses yeux sortirent de leurs orbites ; ses bras et ses jambes s’agitèrent de mouvements convulsifs. Il voulut parler, et bégaya des paroles inintelligibles. Enfin, il réussit à faire entendre ces mots :

« Assez, monsieur… c’est assez, c’est trop… N’ayez jamais le malheur de me parler de cette demoiselle ! »

Et, quittant les rochers du parc, où cette scène se passait, il entra dans le chalet, dont il tira la porte avec violence derrière lui.