Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XIX

Calman-Lévy (1p. 244-257).

XIX.

LE PORTRAIT.

Émile demeura quelques jours sans retourner à Boisguilbault : sa peine était profonde. Il s’était d’abord irrité et dépité contre les caprices fâcheux et incompréhensibles du marquis. Mais bientôt, réfléchissant à cet incident bizarre, il se prit d’une grande compassion pour cette âme malade, qui, au milieu de conceptions si lucides et d’instincts si affectueux, nourrissait une sorte de folie désastreuse, certains accès de haine ou de ressentiment, voisins de l’aliénation mentale.

C’était la seule explication que le jeune homme pût se donner à lui-même de l’effet violent produit sur son vieux ami par le nom adoré de Gilberte. Il fut si consterné de cette découverte, qu’il ne se sentit plus le courage de poursuivre une entreprise désormais inutile, et qu’il résolut d’en faire part loyalement à mademoiselle de Châteaubrun.

Il s’achemina un soir vers les ruines, avec les sentiments de sa défaite, et, pour la première fois, il arriva triste. Mais l’amour est un magicien qui, par des faveurs ou des cruautés inattendues, déjoue toutes nos prévisions.

Gilberte était seule. Certes, Janille n’était pas loin ; mais, comme elle s’était écartée de la maison à la recherche d’une de ses chèvres, et qu’on ne savait pas précisément de quel côté elle pouvait être, soit qu’on l’attendît, soit qu’on se mît en route pour aller la rejoindre, on avait bien vis-à-vis de soi-même une excuse plausible pour affronter le tête-à-tête. Gilberte aussi paraissait un peu triste. Elle eût été fort embarrassée de dire pourquoi, ni comment il se fit qu’après avoir passé cinq minutes avec Émile, elle ne se souvînt plus d’avoir eu quelques idées sombres en l’attendant.

On avait dîné depuis longtemps à Châteaubrun : suivant une antique habitude, on mangeait aux mêmes heures que les paysans, c’est-à-dire le matin, au milieu du jour, et après la fin des travaux, ce qui est logique pour ceux qui ne font pas de la nuit le jour.

Le soleil était à son déclin lorsque Émile arriva : c’est l’heure où toutes choses sont belles, graves et souriantes à la fois. Émile s’imagina que jusque-là il n’avait pas encore compris la beauté de Gilberte, tant il en fut frappé : comme si c’était pour la première fois, comme si, depuis six semaines, il n’avait pas vécu dans une extase de contemplation.

N’importe, il se persuada qu’il n’avait encore aperçu que la moitié de ses cheveux, et la centième partie de ce que son sourire renfermait de charmes, ses mouvements de grâce, et son regard de trésors inappréciables.

Il avait bien des choses importantes à lui dire, mais il ne se souvenait plus de rien. Il ne pouvait plus songer qu’à la regarder et à l’écouter. Tout ce qu’elle disait était si frappant, si nouveau pour lui !

Comme elle sentait la richesse de la nature, comme elle lui faisait comprendre la perfection des moindres détails ! Si elle lui montrait une fleur, il y découvrait des nuances dont il n’avait jamais encore apprécié la délicatesse ou la splendeur ; si elle admirait le ciel, il s’apercevait que jamais il n’avait vu un si beau ciel. Le paysage qu’elle regardait prenait un aspect magique, et il ne savait dire autre chose, sinon :

« Oh ! oui, comme c’est beau, en effet !… Oh ! vous avez raison… C’est vrai, comme c’est vrai, ce que vous vous voyez et ce que vous dites là ! »

Il y a une délicieuse stupidité dans l’âme des amants ; tout signifie : Je vous aime ! et l’on chercherait vainement un autre sens à la monotonie de leur adhésion sur tous les points.

Cependant, quoique plus inexpérimentée encore qu’Émile, Gilberte, en qualité de femme, se rendait un peu plus compte de ce qu’elle éprouvait elle-même, tandis qu’Émile aimait comme on respire, sans songer qu’il y a là, à chaque minute de notre existence, un problème ou un prodige.

Gilberte s’interrogeait davantage, et se sentait envahir avec plus d’étonnement. Elle fit bientôt un effort pour rompre cette manière de causer, où, à force de ne se rien dire, on se disait beaucoup trop.

Elle parla de M. de Boisguilbault, et force fut à Émile de dire qu’il n’espérait plus rien. Tout son chagrin se réveilla à cet aveu, et il se plaignit amèrement de la destinée qui lui enlevait la seule occasion d’être utile à M. de Châteaubrun et de complaire à Gilberte.

« Eh bien, consolez-vous, dit la jeune fille avec candeur, je ne vous en aurai pas moins d’obligations : car, grâce à votre zèle et à votre courage, j’ai du moins l’esprit en repos sur le point principal. Sachez ce qui me tourmentait le plus.

« À voir l’obstination hautaine du marquis et l’humilité généreuse de mon père, il me venait à l’esprit un doute insupportable. Je me figurais que mon bon père pouvait avoir eu, sans le vouloir assurément, quelque tort grave, et j’avais voulu en surprendre le secret pour me charger de le réparer. Oh ! je l’aurais fait au prix de ma vie !… Mais maintenant…

— Mais maintenant ! Eh bien ! maintenant, dit M. Antoine en paraissant tout à coup au détour d’un massif d’arbustes sauvages, et en souriant avec son air de confiance et de franchise accoutumé, que diable racontez-vous là de si sérieux, et qu’est-ce que tu réparerais au prix de ta vie, ma pauvre petite ? Je vois, Émile, qu’elle vous prend pour son confesseur, et qu’elle s’accuse d’avoir tué une mouche avec trop de colère. Qu’est-ce ? allons, parlez donc ! car votre air embarrassé me donne envie de rire. Est-ce que par hasard on aurait des secrets pour le vieux père ?

— Oh non, mon père ! je n’en aurai jamais, s’écria Gilberte en jetant son bras sur l’épaule d’Antoine, et en appuyant sa joue rose contre son visage cuivré. Et puisque vous écoutez aux portes, en plein air, vous allez être forcé d’apprendre ce dont il s’agit. Si vous y trouvez quelque chose à blâmer, songez que vous en avez perdu le droit, en surprenant ma pensée et en commentant mes paroles. Tenez, je vais tout lui dire, monsieur Émile ! car il vaut mieux qu’il le sache. Mon bon père, vous vous affligez de la rancune injuste de M. de Boisguilbault, à propos d’une misère…

— Ah diantre ! tu vas me parler de ça, toi ! À quoi bon ? Tu sais bien que ce sujet-là me chagrine ! dit M. Antoine, dont la figure enjouée s’altéra tout à coup.

— Il faut bien en parler, puisque c’est pour la dernière fois, reprit Gilberte. Ce que j’ai à vous en dire vous fera de la peine, et pourtant cela vous ôtera, j’en suis sûre, un grand poids de dessus le cœur.

« Allons, père chéri, ne détournez pas la tête, et ne prenez pas l’air soucieux qui fait tant de mal à votre Gilberte.

« Je sais fort bien que vous ne voulez pas que je prononce devant vous le nom du marquis ; vous dites que cela ne me regarde pas, et que je ne peux rien comprendre à vos différends. Mais c’est aussi trop me traiter en petite fille, et je suis bien d’âge à deviner un peu vos peines, afin d’apprendre à vous en consoler.

« Eh bien, je m’informais auprès de M. Cardonnet, qui voit fort souvent M. de Boisguilbault, et qui a eu part à sa confiance sur des points importants, des dispositions présentes de ce gentilhomme à notre égard. Je lui disais que, pour vous ôter le chagrin que vous conserviez de l’avoir involontairement blessé, je donnerais ma vie… C’est bien là ce que je disais ?

— Et puis ? dit M. de Châteaubrun en passant sur ses lèvres la jolie main de sa fille, d’un air préoccupé.

— Et puis ? reprit-elle, M. Émile avait déjà répondu à ce que je voulais savoir, c’est-à-dire que M. de Boisguilbault nous garde une terrible rancune ; mais qu’il n’y a plus à s’en occuper, parce que cette rancune n’est fondée sur rien, et que vous n’avez, grâce à Dieu, aucun reproche à vous faire ! Au reste, j’en étais bien sûre, cher père ; je ne craignais qu’une de vos distractions. Eh bien, consolez-vous… quoique pourtant vous allez vous affecter, j’en suis sûre, de l’état fâcheux de votre ancien ami… M. de Boisguilbault est bien réellement ce qu’il passe pour être, et il faut que vous le reconnaissiez comme les autres… ce pauvre gentilhomme est fou.

— Fou ! s’écria M. Antoine frappé d’effroi et de douleur, réellement fou ? Vous l’avez entendu divaguer, Émile ? Est-ce qu’il souffre beaucoup ? est-ce qu’il se plaint ? est-ce que sa folie est constatée par les médecins ? Oh ! voilà une affreuse nouvelle pour moi ! »

Et le bon Antoine, se laissant tomber sur un banc, refoula en vain de gros soupirs. Sa robuste poitrine semblait se soulever pour se briser.

« Ô mon Dieu, voyez comme il l’aime encore ! s’écria Gilberte en se jetant à genoux près de son père et le couvrant de caresses. Oh ! pardon, pardon, mon père ! je vous ai fait du mal, j’ai parlé trop vite ! Mais aidez-moi donc à le consoler, Émile ? »

Émile tressaillit de ce que Gilberte, dans son émotion, oubliait pour la première fois de l’appeler monsieur. Il semblait qu’elle le traitât comme un frère, et, dans un transport d’attendrissement, il s’agenouilla aussi auprès du bon Antoine, qui paraissait comme menacé d’un coup de sang, tant il était rouge et oppressé.

« Rassurez-vous, dit Émile, les choses n’en sont pas à ce point, et n’y viendront jamais, je l’espère. M. de Boisguilbault n’est pas malade, il jouit de toutes ses facultés ; sa monomanie, si l’on peut appeler ainsi l’éloignement qu’il professe pour votre famille, n’est pas un mal nouveau ; seulement, à voir cette bizarrerie chez un homme si calme et si tolérant à tous autres égards, j’ai cru longtemps qu’il y avait là des motifs graves, et je suis forcé de constater maintenant qu’il n’y en a aucun ; que c’est un trait de folie passagère qu’il oubliera si on ne le réveille plus, et que vous n’en êtes pas le seul objet, puisque d’autres personnes, dont il n’a jamais eu à se plaindre, et qu’il ne connaît pas du tout, lui inspirent le même sentiment d’effroi et de répulsion maladive.

— Expliquez-vous donc, dit M. Antoine, qui commençait à respirer. Quelles sont ces autres personnes ?…

— Mais… Jean d’abord, répondit Émile. Vous savez bien qu’il n’a aucun motif de craindre sa présence comme il le fait, et que ce brave homme lui-même ignore absolument ce qu’il peut jamais avoir eu à lui reprocher.

— Il n’a rien à lui reprocher en effet, ni lui, ni personne, mais je sais fort bien ce qu’il suppose… Passons ! s’il n’est question que de Jean, le marquis n’est pas fou le moins du monde, il n’est qu’injuste ou dans l’erreur sur le compte de notre ami le charpentier. Mais le faire revenir de cette erreur-là est aussi impossible que de fermer la plaie qui saigne dans son cœur. Pauvre Boisguilbault ! Ah ! c’est moi, Gilberte, qui donnerais volontiers ma vie pour lui procurer l’oubli du passé ! N’en parlons plus.

— Encore un mot pourtant, dit Gilberte, car ce mot vous éclaircira, mon bon père. Ce n’est pas seulement à Jean Jappeloup que le marquis en veut si fort, c’est à moi-même, à moi qu’il a à peine vue, qui ne lui ai jamais parlé, et, dont, à coup sûr, il ne peut avoir à se plaindre en aucune façon. Pour lui avoir prononcé mon nom, avec l’intention de le calmer, M. Cardonnet, que voici, pour vous le dire, a vu se rallumer toute sa colère. Il a jeté les portes en criant, comme si on lui parlait d’une mortelle ennemie.

« Malheur à vous, si vous me parlez jamais de cette demoiselle ! ! »

M. de Châteaubrun baissa la tête et resta quelques instants sans parler. Il essuya à plusieurs reprises, avec un gros mouchoir à carreaux bleus, son large front baigné de sueur. Puis enfin il prit la main de Gilberte et celle d’Émile dans les siennes, et les fit se toucher sans en avoir conscience, tant il était occupé d’autre chose que de la possibilité de leur amour.

« Mes enfants, dit-il, vous avez cru me faire du bien, et vous avez augmenté ma peine ; je ne vous remercie pas moins de vos bonnes intentions, mais je veux que vous me donniez tous deux votre parole de ne plus revenir avec moi, ni entre vous, ni en présence de Janille ou de Jean, ni vous, Émile, avec M. de Boisguilbault, sur ce sujet-là… Jamais, jamais, entendez-vous ? » ajouta-t-il du ton le plus solennel et le plus absolu dont il fût capable ; et, s’adressant plus particulièrement à Émile, en serrant avec force sa main contre celle de Gilberte avec un redoublement de distraction :

« Mon cher monsieur Émile, dit-il avec attendrissement, vous avez été emporté à une grave imprudence par votre amitié pour moi. Souvenez-vous que la première fois que vous allâtes à Boisguilbault, je vous dis : « Ne prononcez pas mon nom dans cette maison, si vous voulez ne pas nuire à mon ami Jean ! » Eh bien, vous avez fini par me nuire à moi-même en oubliant ma recommandation.

« Tout ce que je puis vous dire, c’est que M. de Boisguilbault n’est pas plus fou qu’aucun de nous trois, et que s’il est injuste envers Jean et envers ma fille qui sont bien innocents de mes torts, c’est parce que l’on enveloppe assez naturellement les amis et les proches d’un ennemi dans le ressentiment qu’il inspire.

« M. de Boisguilbault serait bien cruel de ne pas me pardonner s’il pouvait lire au fond de mon cœur ; mais sa souffrance est trop grande pour le lui permettre. Respectez donc cette douleur, Émile, et ne traitez pas de fou un homme dont l’infortune mérite les consolations de votre amitié et tous les égards dont vous êtes capable… Allons ! promettez-moi de ne plus conspirer ensemble pour mon repos : car quelque chose que vous fassiez, ce sera conspirer contre. »

Émile et Gilberte promirent en tremblant, et Antoine leur dit : « C’est bien, mes enfants, il est des maux incurables et des châtiments qu’il faut savoir subir en silence. Maintenant, allons voir si Janille a retrouvé sa chèvre. J’ai là, dans un panier, des abricots que j’ai été cueillir pour vous deux ; car j’avais vu Émile monter le sentier, et je tiens à le régaler des primeurs de mes vieux arbres. »

Après quelques efforts, Antoine reprit son enjouement avec plus de facilité que Gilberte et qu’Émile lui-même. Ce dernier n’osait plus faire de commentaires et de recherches ; car tout ce qui tenait à Gilberte lui était sacré, et il suffisait qu’Antoine lui eût enjoint de ne plus penser à cette affaire pour qu’il s’efforçât de l’éloigner de son esprit. Mais il y avait bien d’autres sujets de trouble dans son cœur, et l’amour y jetait de telles racines, qu’il tombait dans des distractions pires que celles de M. de Châteaubrun.

Quand il se retrouva seul sur le chemin de Gargilesse, à l’endroit où celui de Boisguilbault vient bifurquer, son cheval, qui aimait et connaissait également l’un et l’autre gîtes, prit la direction de Boisguilbault.

Émile ne s’en aperçut pas d’abord, et quand il s’en aperçut, il se dit que la Providence le voulait ainsi ; qu’il avait laissé seul, pendant bien des jours, le triste vieillard qu’il avait promis d’aimer comme un père ; et que, dût-il être mal reçu, il fallait, sans différer, aller obtenir son pardon.

On n’avait pas encore fermé définitivement les grilles du parc lorsqu’il arriva au bas de la colline. Il y entra et se dirigea vers le chalet, comptant que s’il n’y trouvait pas le marquis, il l’y verrait arriver dès que la nuit serait close.

Ayant attaché Corbeau à la galerie extérieure du rez-de-chaussée, il frappa doucement à la porte de la chaumière suisse, et, comme un peu de vent venait de s’élever avec le coucher du soleil, il lui sembla entendre quelque bruit dans l’intérieur et la voix faible du marquis, qui lui disait d’entrer. Mais c’était une pure illusion, car lorsqu’il eut poussé la porte, il s’aperçut que l’intérieur était vide.

Cependant M. de Boisguilbault pouvait être au fond de l’habitation, dans la chambre invisible où il avait coutume de se retirer le soir. Émile toussa, fit craquer le plancher pour l’avertir de sa présence, bien décidé à s’en aller sans le voir, plutôt que de franchir la porte interdite à tout le monde sans exception.

Comme aucun bruit ne répondit à celui qu’il faisait, il jugea que le marquis était encore au château, et il allait se diriger de ce côté lorsqu’un coup de vent fit ouvrir en même temps avec violence une fenêtre et la porte située au fond de l’appartement. Il se tourna vers cette porte, croyant voir arriver par là M. de Boisguilbault ; mais personne ne parut, et Émile distingua l’intérieur d’un petit cabinet de travail aussi mal rangé que les appartements du château l’étaient avec soin.

Il eût craint de commettre une indiscrétion en y pénétrant, et même en examinant de loin les meubles pauvres et grossiers, et le pêle-mêle de vieux livres et de paperasses qu’il vit confusément au premier coup d’œil. Mais ce qui captiva son attention, en dépit de lui-même, ce fut un portrait de femme de grandeur naturelle, placé au fond de ce réduit, juste en face de lui, si bien qu’il lui était impossible de ne pas le voir, outre qu’il était difficile de ne pas regarder une peinture si belle et une image si charmante.

La dame était vêtue à la mode de l’empire ; mais un cachemire bleu d’azur richement brodé, et jeté en draperie sur ses épaules, cachait ce que la taille courte eût pu avoir de disgracieux. La coiffure en boucles, dites naturelles, était assez heureuse, et les cheveux d’un blond doré magnifique.

Rien n’était plus délicat et plus charmant que ce jeune visage ; sans doute c’était là madame de Boisguilbault, et notre héros s’oubliait à interroger curieusement la physionomie de cette femme, dont la vie et la mort devaient avoir eu une si grande influence sur la destinée du solitaire.

Mais il est bien rare qu’un portrait nous donne une idée juste du caractère de l’original, et, dans la plupart des cas, on peut bien dire que ce qui ressemble le moins à la personne, c’est son image.

Émile s’était représenté la marquise pâle et triste ; il voyait une belle élégante, au fier et doux sourire, à la pose noble et triomphante. Avait-elle été ainsi avant ou après son mariage ? Ou bien était-ce une nature toute différente de ce qu’il avait supposé ?

Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’il voyait là une figure ravissante, et que, comme il lui était impossible de rencontrer l’image de la jeunesse et de la beauté sans se représenter aussitôt Gilberte, il se mit à comparer ces deux types, qui peu à peu lui parurent avoir des affinités.

Le jour baissait rapidement, et, n’osant faire un pas pour se rapprocher du mystérieux cabinet, Émile ne vit bientôt plus la peinture que d’une manière vague.

La peau fraîche et les cheveux dorés qui ressortaient encore lui firent bientôt une illusion si forte, qu’il crut avoir devant les yeux le portrait de Gilberte, et que, quand il n’eut plus dans la vue qu’un brouillard rempli d’étincelles fugitives, il eut besoin de faire un effort de volonté pour se rappeler que sa première impression, la seule juste en pareil cas, ne lui avait offert aucun trait précis de ressemblance entre la figure de madame de Boisguilbault et celle de mademoiselle de Châteaubrun.

Il sortit du chalet, et ne rencontrant personne dans le parc, il se dirigea vers le château.

Le même silence, la même solitude régnaient dans la cour. Il monta l’escalier de la tourelle, sans que Martin vînt à sa rencontre, pour l’annoncer avec ce ton de cérémonie dont il ne se départait jamais, même envers l’unique habitué de la maison.

Enfin, il pénétra jusque dans le salon, où les jalousies, fermées jour et nuit, entretenaient une obscurité profonde ; et saisi d’un vague effroi, comme si la mort était entrée dans cette maison déjà si peu vivante, il courut vers les autres pièces et trouva enfin M. de Boisguilbault étendu sur un lit.

Il avait la pâleur et l’immobilité d’un cadavre. Les dernières clartés du jour jetaient un reflet vague et triste sur cette chambre, et le vieux Martin, que sa surdité empêcha d’entendre l’approche d’Émile, assis au chevet de son maître, avait l’apparence d’une statue.

Émile s’élança vers le lit et saisit la main du marquis. Elle était brûlante ; et les deux vieillards se réveillant, l’un du sommeil de la fièvre, l’autre de la somnolence de la fatigue ou de l’inaction, le jeune homme s’assura bientôt qu’il n’y avait là qu’une indisposition peu grave en elle-même. Cependant les ravages que deux jours de malaise avaient produits sur ce corps débile et usé étaient assez inquiétants pour l’avenir.

« Ah ! vous avez bien fait de venir ! dit M. de Boisguilbault en serrant faiblement la main d’Émile ; l’ennui m’eût vite consumé si vous m’eussiez abandonné ! »

Et Martin, qui n’avait pas entendu les paroles de son maître, mais qui semblait recevoir le contrecoup de ses pensées, répéta d’une voix plus haute qu’il ne croyait :

« Ah ! monsieur Émile, vous avez bien fait de venir ! M. le marquis s’ennuyait beaucoup de ne pas vous voir. »

Il raconta ensuite comme quoi l’avant-veille, au moment de se retirer dans le parc, M. le marquis s’était senti pris de fièvre, et s’était imaginé tout tranquillement qu’il allait mourir. Il avait voulu se mettre au lit dans cette même chambre, où il n’avait pourtant pas l’habitude de coucher, et il lui avait donné des instructions comme s’il ne devait plus se relever. La nuit avait été assez agitée, et, le lendemain, le marquis avait dit :

« Je me sens mieux, ce ne sera rien ; mais je suis fatigué comme si j’avais fait une longue route, et j’ai besoin de me reposer quelque temps. Du silence, Martin ; peu de jour, peu de soins et pas de médecin : voilà ce que je t’ordonne. Ne sois pas inquiet. »

« Et comme je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir peur, continua le vieux familier, M. le marquis m’a dit :

« — Sois tranquille, brave homme, ce ne sera pas encore pour cette fois-ci. »

— Est-ce que M. le marquis est sujet à de telles indispositions ? demanda Émile ; sont-elles graves ? durent-elles longtemps ? »

Mais il avait oublié que Martin n’entendait d’autre parler que celui de son maître, et, sur un geste de ce dernier, Martin était déjà sorti de l’appartement.

« J’ai laissé parler ce pauvre sourd, dit M. de Boisguilbault ; rien n’eût servi de l’interrompre. Mais, d’après son récit, ne me prenez pas pour un poltron.

« Je ne crains point la mort, Émile ; je l’ai beaucoup désirée autrefois : désormais, je l’attends avec calme. Il y a déjà longtemps que je sens ses approches ; mais elle vient lentement, et je mourrai comme j’ai vécu, sans me presser.

« Je suis sujet à des fièvres intermittentes qui m’ôtent l’appétit et le sommeil, mais dont personne ne s’aperçoit, parce qu’elles me laissent assez de forces pour le peu qu’il m’en faut.

« Je ne crois pas à la médecine ; jusqu’ici, elle n’a trouvé le moyen d’enlever le mal qu’en attaquant la vie dans son principe. Sous quelque forme que ce soit, c’est de l’empirisme, et j’aime mieux plier sous la main de Dieu que bondir sous celle d’un homme.

« Cette fois j’ai été plus accablé que de coutume ; je me suis senti plus faible d’esprit, et, je vous l’avouerai sans honte, Émile, j’ai reconnu que je ne pouvais plus vivre seul.

« Les vieillards sont des enfants pour s’éprendre d’un bonheur nouveau ; mais quand il s’agit de le perdre, ils ne se consolent pas comme les enfants. Ils redeviennent vieillards, et ils meurent.

« Ne vous embarrassez pas de ce que je vous dis là : c’est la fièvre qui me donne cette expansion. Quand je serai guéri, je ne le dirai plus, je ne le penserai même plus ; mais je le sentirai toujours à l’état d’instinct à travers mon apathie.

« Ne vous croyez pas enchaîné pour cela à ma triste vieillesse. Il est fort indifférent que je vive un an de plus ou de moins, et qu’une main amie ferme les yeux de celui qui a vécu seul. Mais puisque vous voilà revenu, merci ! ne parlons plus de moi, mais de vous. Qu’avez-vous fait durant tous ces tristes jours ?

— J’ai été triste moi-même de les passer loin de vous, répondit Émile.

— C’est possible ! Telle est la vie, tel est l’homme. Se faire souffrir soi-même en faisant souffrir les autres ! C’est là une grande preuve de la solidarité des âmes ! »

Émile passa deux heures auprès du marquis, et le trouva plus expansif et plus affectueux qu’il ne l’avait encore été. Il sentit augmenter son attachement pour lui et se promit de ne plus le faire souffrir. Et comme, en le quittant, il s’inquiétait de l’avoir laissé parler avec animation :

« Soyez tranquille, lui dit le marquis. Revenez demain, et vous me trouverez debout. Ce n’est pas cela qui fatigue, c’est l’absence d’expansion qui dessèche et qui tue. »