Le Siècle (série 45p. 334-342).
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IX

JUIN.

Dire l’émotion qu’éprouva Brafort de son élection serait difficile. Un intime étonnement s’y mêlait aux ivresses de l’orgueil. C’était lui ! c’était bien lui qui se trouvait ainsi porté au premier rang ? car, en république, tout pouvoir s’efface devant celui de l’élu du peuple. Il ne faudrait pas s’y méprendre toutefois, Brafort ne mit pas en doute un seul instant que cette distinction ne fût l’effet naturel de son mérite, et c’était de là précisément que venait sa secrète surprise ; car jusque-là, il s’était cru moins de valeur ; il n’avait pas espéré sérieusement pouvoir arriver si haut. Mais ce ne fut que l’impression du premier moment. Il mit l’erreur sur le compte de sa modestie, se pénétra rapidement de sa nouvelle importance, et songea aux obligations qu’elle lui imposait.

Il n’était pas à cet égard sans inquiétude ; sans doute investi désormais du devoir et du droit de se prononcer, il se préoccupait de la solution de ces grandes questions, de ces ardus problèmes, posés depuis le 24 février, sous le nom de questions sociales ? — Non, ce n’était pas là ce qui inquiétait Brafort. Il savait là-dessus parfaitement à quoi s’en tenir et n’y souffrait pas de discussion : le socialisme était une folie… coupable, et des exploiteurs de la crédulité populaire avaient seuls pu mettre en avant l’idée que le travail de l’intelligence, autrement dit les droits acquis du capital, car les deux peuvent se confondre, n’avaient pas droit à une rémunération supérieure à celle du simple labeur matériel. N’était-ce pas la suprématie naturelle et légitime de l’idée sur le fait, de l’âme sur le corps ? L’inégalité d’ailleurs était confirmée par la nécessité même ; car voici le raisonnement de Brafort : La société ne peut pas marcher sans travailleurs. Or, si tout le monde était à son aise, personne ne voudrait travailler. Il faut donc qu’il y ait des pauvres dans toute société bien ordonnée. Assis sur ce raisonnement, Brafort demeurait impénétrable à tout doute, à toute hésitation, comme à tout remords. Il avait pour lui la Genèse, tout le passé, la paresse humaine. Tous ceux à qui ces autorités suffisent comprendront l’inébranlable bonne foi de Brafort. Ajoutons qu’avec un nombre de gens plus considérable, très-considérable en vérité, car les conceptions se comptent, il n’écoutait un argument contraire qu’à la manière dont on observe un ennemi, en cherchant à le prendre en défaut et à le tourner ; aussi incapable d’ailleurs de s’en pénétrer que l’est une éponge imbibée de prendre plus d’eau.

Il s’en suivait de tout cela que quant à la question sociale, rien n’était plus simple : faire justice des théories, rétablir les droits de la pratique et du bon sens, relever les saines doctrines, et venger sur d’infâmes détracteurs la propriété, la justice et la vérité outragée. Voilà l’œuvre que Brafort avait à cœur d’accomplir, et pour laquelle il se sentait fier d’avoir obtenu la confiance du peuple.

Mais il y avait une autre partie du devoir d’un député qui lui semblait autrement difficile et sérieuse, à l’égard de laquelle il doutait péniblement de ses forces : c’était la nécessité de faire des discours. Tout le monde sait bien en France que c’est là le plus important pour un homme chargé des affaires publiques. Le bon paysan là-dessus règle son estime ; il faut entendre avec quel dédain il parle du député qui ne parle point, et quelle admiration il professe pour ce genre de capacité qui consiste à ne point fermer la bouche des heures durant. Brafort était justement du même avis, mais son élocution était naturellement assez peu facile, et malgré l’usage qu’il avait acquis peu à peu et la gymnastique électorale à laquelle il venait de se livrer, il ne pouvait s’empêcher d’être fortement ému, en pensant que désormais c’était à la France entière, bien plus, à toute l’Europe, et, que dis-je ? à tout l’univers, que ses paroles allaient s’adresser. C’était là l’inquiétude secrète qui tempérait l’aplomb de son succès, — ce qui peut-être d’ailleurs n’était pas un mal. — Résolu cependant à remplir son devoir en ceci comme en tout le reste, Brafort se proposa de prendre des leçons d’éloquence. À Paris, où tout s’enseigne, on devait enseigner cela, Maxime pourrait fournir les indications nécessaires. Dès son arrivée à Paris, Brafort courut à l’hôtel Renoux.

Maxime avait été nommé député par deux départements celui qui s’honorait de lui avoir donné naissance et celui où se trouvaient ses propriétés. À tout seigneur, tout honneur. Le suffrage universel semblait avoir été institué pour mettre en action ce proverbe.

Il y avait un groupe nombreux chez Maxime, désigné déjà comme un des chefs probables de l’assemblée, et l’on y discutait le programme du nombreux parti qui devait se distinguer par l’âpreté de ses répressions, blâmant aigrement les mesures prises par le gouvernement provisoire, les points engagés déjà, les espérances folles données au peuple, et la commission du Luxembourg, proposaient des mesures réactionnaires nettes et promptes, et mettaient même en question la forme du gouvernement. Le cœur de Brafort palpita de sympathie il donna son avis dans le même sens. Mais Maxime, après les avoir écoutés longtemps, de son air fin et méditatif, prit la parole :

— Tout ceci n’est pas politique, messieurs, permettez-moi de vous le dire. Si vous voulez un soulèvement de Paris, c’est ainsi qu’il faut procéder.

— Ne peut-on transférer le siége du gouvernement à Bourges ? s’écria l’un des plus animés. Il est temps de s’affranchir de la tyrannie de Paris ; le règne de cette capitale insensée et furibonde vient de cesser à l’avénement du suffrage universel. Paris est désormais l’esclave de la province, et, s’il l’ignore, on le lui fera bien voir.

— Eh ! reprit Maxime, quand il est facile de vaincre sans bataille, pourquoi la chercher ! Le pouvoir n’est-il pas entre nos mains ? le peuple, humble et docile, a-t-il nommé d’autres que ses maîtres ? N’est-ce pas nous-mêmes qui avons dicté ses choix ; que demandez-vous de plus ? On ne conquiert pas ce qu’on possède. Il ne s’agit donc pas, messieurs, d’entrer en guerre, mais d’exercer le commandement qu’on nous a remis.

Il s’étendit sur les avantages de cette habileté discrète et paisible qui sait marcher à son but sans soulever des orages publics, et qui l’atteint ainsi bien plus sûrement.

— Le peuple, messieurs, est un enfant ; en le brusquant, on le fâche ; avec des mots on en obtient tout. La première chose que nous avons à faire est de proclamer la république… Ne protestez pas, ce n’est qu’un mol ; mais un mot pour lequel le peuple a donné son sang. La proclamer d’ailleurs, comprenez-le bien, c’est proclamer notre règne. Les rois, vous l’avez vu, ne sont pas faciles à conduire, et finissent toujours par compromettre l’ordre bien imprudemment. Il est toujours plus sûr de gérer soi-même. Toutes les républiques, j’entends celles qui ont duré, n’ont été que des oligarchies ayant l’immense avantage de satisfaire, par des formes démocratiques, l’imagination populaire.

— Fort bien, observa l’un des nouveaux élus ; mais ce peuple-ci est exigeant et n’y va pas de main morte. Des mots, dites-vous ? Ses mots qu’il acclame, ce sont des faits égalité de tous les citoyens, liberté individuelle, droit de réunion, liberté de la presse, responsabilité des fonctionnaires, abolition des impôts indirects, etc., etc. Si c’est là de l’oligarchie…

— Ah ! messieurs, dit Maxime, que vous connaissez peu le peuple et l’art de régner ! Il n’y a cependant qu’à accorder toutes ces choses, non-seulement sans rechigner, mais avec empressement…

— Et d’aller planter nos choux, si les démagogues le permettent. Merci.

— Pas du tout : et de rester bel et bien souverains et directeurs de l’État par la double influence de la richesse et de la capacité. L’égalité des citoyens ! mais certainement, n’est-elle pas depuis longtemps décrétée ? On la confirmera et reconfirmera, qu’importe, tant qu’elle restera modifiée par ces légères inégalités de fortune et d’éducation qui constituent une caste privilégiée aussi réelle qu’insaisissable, et qui opposent à l’action du pauvre et de l’illettré des obstacles aussi latents qu’invincibles. Quoi ! vous qui possédez le capital, vous craignez l’égalité ? Vous n’avez donc, messieurs, jamais compris la situation, au milieu de notre société, de l’homme qui ne possède pas ? vous n’avez pas vu comment sont frappés d’impuissance tous les désirs, toutes les tentations ? Que s’il a une pensée, il ne peut l’écrire ; un projet, il ne peut l’exécuter ! Qu’aujourd’hui, comme au temps des Auguste et des Louis XIV, il faut des Mécènes, et mieux, bien pis, des banquiers ; vous ne savez donc pas qu’en cette société égalitaire, si cet homme pauvre est frappé d’une injustice, il n’en pourra poursuivre le redressement ; que toujours et partout il faut qu’il cède et se taise, heureux s’il peut, au jour le jour, substanter sa vie, malgré toutes les dimes qui frappent encore et toujours le seul travail. Messieurs, dans de telles conditions, l’égalité n’est qu’un mot, et ce mot, fait pour charmer l’oreille populaire, ne doit pas effrayer des esprits sérieux.

Voyons les autres points : La nation est souveraine, tous les pouvoirs émanent du peuple. Sans doute ! sans doute ! Voilà des phrases qu’il faut proclamer dans tous les discours et qui devraient flamboyer au front de tous les édifices, dans toutes les illuminations et sur toutes les banderoles. Eh ! oui, la nation est souveraine, seulement la nation est obligée de confier ses pouvoirs à des mandataires, et, c’est, en vérité, messieurs, bien dur pour vous ! La liberté individuelle est sacrée ! Nous écrirons cela en tête de la constitution, sous le titre de droits antérieurs et supérieurs. La liberté, c’est la loi suprême ; mais après cela vous sentez bien… Ah ! mais le peuple est honnête et ne veut pas de bandits ; il faudra donc bien stipuler que le juge d’instruction, en cas de délit, pourra ordonner l’arrestation préventive. Ai-je besoin de vous démontrer comment ce petit article sauve tout ?

Le peuple est pour les idéalités, les déclarations de principes ; naïvement il croit tout compris et s’en contente. D’ailleurs il ne saisit pas du tout encore où gît la racine de son propre droit, le principe du droit nouveau, et sacrifie volontiers, selon l’esprit du passé, l’individu à l’ensemble. Eh bien ! tout est là ! « Une maille arrachée emporta tout l’ouvrage. » Messieurs, ne marchandons pas avec les goûts du peuple. Donnons-lui la règle, et gardons l’exception.

Nous acclamerons le droit de réunion, saint comme la liberté du peuple ! On comprendra seulement qu’il doive être réglementé par une loi qui en règle l’exercice. Le droit d’association sera placé sous la sauvegarde de la constitution. Ah ! constitution, ma mie, vous en répondrez sur votre tête ! La constitution accepte, mais en faisant observer que les associations contraires à la sûreté de l’État pourront être dissoutes. Comment donc ? Ah ! je le crois bien ! Parbleu ! le peuple tient beaucoup à la sûreté de l’État, il applaudit, et un député de la montagne (car nous aurons une montagne, messieurs, je l’espère bien), un député, dis-je, de la montagne, se lèvera pour observer que celles-là seules devront l’être.

Discussion pour et contre ce mot, garantie profonde assurément, et longs discours, qui passionnent la nation et tiennent l’Europe en suspens. Après quoi, le mot seules est accepté aux applaudissements de la démocratie, et la phrase, ainsi sculptée pour l’ornement des archives de la niaiserie politique, des assemblées et des peuples : les associations contraires à la sûreté de l’État pourront seules être dissoutes.

La liberté de la presse sera absolue ?

Comment donc ? Absolue, comme Dieu ! Mais qui donc voudrait tolérer des attaques infâmes, contre les vérités sacro-saintes qui sont le fondement de tout ordre, contre la famille, la propriété, la religion, les lois, les personnes et les choses ? contre la liberté même !… Oui, messieurs, est-ce vous ? — Non pas. — Ni moi ! — Ni moi ! Tous les honnêtes gens protestent. C’est à qui protestera. On vote donc avec enthousiasme, et aux applaudissements des tribunes, que les excès indignes de toute société civilisée seront réprimés. Comment ? La chose est bien simple. Tout journal devra déposer un cautionnement destiné à répondre des amendes qu’il pourrait encourir. Il ne faut pas d’impunité. Et de plus, comme il n’y a pas de droit sans devoir, la presse, ce grand pouvoir, ne devrait-elle pas concourir aux charges publiques, dans la mesure de ses forces ? Un timbre sur chaque numéro sera donc établi, et d’ailleurs, en échange, l’État, dans une généreuse sollicitude pour les droits de la pensée, consent à abaisser la taxe du port bien au-dessous du taux des lettres. Que voulez-vous de mieux ? La responsabilité de l’imprimeur ? — Oui, car elle parfait l’œuvre. Sur ce point, je le confesse, le gouvernement provisoire, en affranchissant la presse, a eu le tort grave de détruire les dépenses nécessaires à tout pouvoir moins naïf. Nous les rétablirons, mais nous ne pourrons le faire, messieurs, songez-y bien, qu’en criant sur les toits que la presse est libre, libre absolument !

Eh ! tous, tous les fonctionnaires, tous les directeurs de l’État seront responsables ! Seulement il va sans dire qu’une nation ne peut laisser insulter ceux qu’elle a commis à la garde de ses libertés et de ses lois. La dignité de la nation, messieurs !… (Vifs applaudissements.) Il va sans dire qu’il ne peut dépendre du premier venu de faire descendre sur la sellette des accusés ces magistrats publics, ces hommes honorables qui protégent l’ordre, les mœurs, la sécurité publique, et d’entraver à tout propos leur action. Les fonctionnaires seront donc responsables, seulement il faudra pour les poursuivre en obtenir l’autorisation.

De qui ? D’eux-mêmes, parbleu ! ou de ceux qui les font agir, ce qui revient à la même difficulté ; mais on gazera la chose quelque peu. Autre exemple : le domicile est inviolable. Ajoutez : aucune visite domiciliaire net peut avoir lieu que dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu’elle prescrit. Ce sous-paragraphe n’a l’air de rien, personne n’y fait attention. Le principe, le beau principe étalé au premier rang suffit à la foule ; le reste n’est que grimoire légal, et le citoyen français se respecte trop pour entrer dans l’examen des lois qui le régissent c’est affaire d’avocats et de procureurs ! De même, nul ne pourra être arrêté et détenu, hors le cas de flagrant délit, qu’en vertu d’un mandat judiciaire. Garanties expresses, comme vous le voyez, qui ne vous empêcheront nullement d’empoigner dans la rue qui vous plaira, pourvu qu’il y ait attroupement ; car, à la première occasion venue, il faudra faire une loi contre les attroupements.

On a aboli la peine de mort en matière politique ; mais qui empêche de la rétablir en considérant le combattant comme un assassin, dès qu’il a donné la mort et que sa cause n’a pas triomphé ? En politique, voyez-vous, c’est l’interprétation qui sauve, c’est la restriction qui est tout. La passion, la peur, l’irréflexion des masses, font le reste. Ah ! messieurs, vous vous défiez du peuple, vous êtes bien ingrats !

Ces conseils de Maxime rétablirent la confiance, et dès le e premier jour groupèrent autour de lui un parti nombreux, qui se fit un devoir de le consulter et de le suivre. Brafort, il va sans dire, fut au nombre des plus fidèles. Il tint cependant à honneur d’être plus qu’un chiffre dans cette cohorte, et, comme nous l’avons dit, voulant s’affirmer par ce qu’il considérait être comme le premier devoir d’un député, il alla trouver un monsieur Verbaut, renommé comme professeur de déclamation et d’éloquence.

Monsieur Verbaut avait blanchi sous le harnais. Après avoir regardé Brafort avec attention :

— Monsieur, lui dit-il, le secret de l’art oratoire est, comme en beaucoup d’autres choses, celui de Danton : de l’audace ! de l’audace ! Et je ne dis pas que cela suffise à produire les chaînes d’or avec lesquelles Mercure enchaînait ses auditeurs ; mais cela néanmoins met en relief toutes les ressources de celui qui parle, et prend sur le bon public cette autorité, ce pouvoir stupéfiant que possède la suffisance. D’ailleurs le commun des hommes s’occupe beaucoup moins du fond des choses que de la forme, et, comme peu de gens sont capables de parler longtemps de suite sans s’arrêter, ce point semble déjà le principal. Pour faire un civet, prenez un lièvre : les paroles de même sont l’étoffe nécessaire du discours ; l’idée ne vient qu’en second, et même il n’en faut pas trop, cela fatigue l’auditeur et ne le touche point. Du feu, de la conviction ou son apparence ; l’organe, le geste, de la passion, s’il se peut, et, s’il ne se peut, des chiffres. Ils en imposent toujours, et on ne les vérifie jamais. Voilà, monsieur, à peu près les secrets de l’éloquence. Maintenant, donnez la trame, nous verrons ensuite à l’orner. Vous allez donc, monsieur, commencer à parler sur n’importe quoi, n’importe comment, sans vous interrompre : c’est l’essentiel, et, si malgré vos efforts, il se produit un intervalle entre vos paroles, si le mot se fait attendre, il faudra le remplacer par un petit ron, ron, ou hum, hum, qui bouche en quelque sorte les trous du discours. Les plus grands orateurs usent de ce procédé, qui de plus à l’avantage de ne pas lâcher l’attention de l’auditeur, de même que certaines gens retiennent leur interlocuteur par le bouton de son habit. Et maintenant, allez, monsieur, je vous écoute.

— Mais, dit Brafort…

— Allez, vous dis-je !

— Mais, monsieur, sur quoi ?

— Sur tout ce que vous voudrez. Si vous avez une pensée, dites-là ; sinon paraphrasez celle des autres. C’est le plus ordinaire, et peu de gens s’y connaissent. Parlez.

— L’émotion de Brafort était extrême. Ainsi pressé toutefois, il se lança :

— Messieurs !…

— Allez ! il ne faut pas rester là.

— Messieurs !… La situation est grave : la société est ébranlée jusque dans ses fondements. L’État chancelle, et si une main ferme… non, je me trompe, si le patriotisme des représentants de la nation, si la sagesse des bons citoyens, si… Hum ! hum !

— Courage !

— …… Si la Providence, qui dirige avec une complaisance toute particulière les destinées de notre pays, si… hum ! hum ! hum ! hum !

— Assez de hum, que diable ! Fouettez la muse.

— Ô muse de la patrie ! daigne inspirer ma voie, prête-moi tes accents pour convaincre mes concitoyens, que… hum ! hum !… Messieurs, je ne suis pas un républicain de la veille, mais du lendemain. Il faut que la république, ainsi que la lance d’Achille qui guérissait les blessures qu’elle avait faites, car… hum ! Timeo Danaos et dona ferantes… hum !… Verba volant, scripta manent… Infandum, regina, jubes. To be or not to be, that is the question

— Mais pas du tout, ce n’est pas la question, que diable ! Dites quelque chose : vous ne débitez que des scies.

— Vous m’avez dit de parler, donc je dis ce qui me vient à l’idée. Ces choses-là se répètent partout. Et puis, un discours convenable doit durer au moins trois heures. Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne cite pas ?

— C’est vrai ; cependant, pour que les rengaînes et les scies fassent bien dans le discours, il faut du moins qu’elles viennent avec une apparence d’à-propos.

Un peu piqué, Brafort rassembla ses forces et s’écria d’un ton plein d’éclat :

— Ah ! messieurs, l’hydre de l’anarchie s’apprête à nous dévorer. Voyez-vous reluire ses yeux sinistres. Qaurens leo quem devoret. Le monstre de l’irréligion lui prête son appui, et le pâle sophisme ronge les bases de cet ordre social, antique et vénéré, dont les flots impuissants des révolutions ont jusqu’ici vainement battu le pied de leurs vagues sinistres. Serrons-nous, messieurs, serrons-nous autour de la bannière… hum !… triomphante de l’ordre, de la religion, de la famille et de la propriété. Qu’on en voie toujours les plis ombrager nos fronts, afin que l’olivier de la paix… hum !… hum !… croisse dans un terrain propice, et que ses fruits bienfaisants…

— Vous abusez de l’image.

— Eh ! je fais ce que je peux… Et puis comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas d’images ? Dire les choses comme elles sont, tout simplement, il y en aurait pour un quart d’heure, et ce ne serait pas solennel. Quand on parle à la France et à l’Europe…

— C’est assez juste. Il faudrait cependant adopter un sujet quelconque.

— Eh bien ! je prends les dangers de l’ordre social.

— À merveille ; alors précisez.

— Je précise. Messieurs, comment la société pourrait-elle se soutenir quand les deux plus fortes colonnes de son temple sont chaque jour ébranlées avec une fureur croissante ; quand le prêtre et le soldat, ces deux missionnaires, ces deux combattants, qui ont porté jusqu’aux extrémités du monde la gloire du nom français, sont tous les jours en butte aux traits acharnés d’une presse sans frein et sans pudeur, d’une presse impie autant qu’anarchique. Le prêtre, messieurs, ce soldat de la foi qui…

— Je vous arrête… Avec un peu de mémoire, vous en avez sur le prêtre pour dix minutes sans broncher ; autant pour le soldat, cela fait vingt. C’est autant d’épargné, sans nuire à la leçon.

— Donc, messieurs, ici la parole qui fonde, là l’épée qui défend ; ici le combat du bras, là celui de la pensée, la vaillance de l’âme et l’intrépidité des nerfs ; l’Évangile et le clairon, le sac et le missel, l’homme qui tue et celui qui sauve ; la semence de vie et le coup de mort, la force et la faiblesse forte ; l’homme de Dieu et l’homme de la patrie ; le conquérant de la terre et le conquérant du ciel, le terrible et le pacifique, la soutane et le plumet, le froc et le frac, le… hum ! hum ! hum !…

— Que diable ! en voilà assez ; vous abusez du contraste.

— Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas de contraste ?

— C’est juste. Allez.

— Ces deux forces donc, messieurs, que j’ai nommées les colonnes du temple social, sont en effet les deux grands appuis de l’ordre. Le prêtre, c’est l’ordre des âmes ; avec lui point d’écart, point de théories, point de prétentions coupables, point de ces doctrines insensées qui troublent l’État, point de ces discordes qui entravent les plans de la sagesse des automédons du char gouvernemental, point de ces inquiétudes blâmables qui portent les gens à se mêler des affaires publiques, non ; mais un calme solennel, une uniformité admirable, une immobilité sublime, et cet océan tumultueux de l’esprit humain changé en un lac tranquille, que ne ride aucun souffle, et sur lequel vogue, ou plutôt glisse majestueusement, toutes voiles déployées, le grand vaisseau de la foi.

— Fort bien ! Après ces passages soignés, on s’arrête un peU pour laisser le temps d’applaudir ; l’orateur a toujours quelques amis qui donnent le signal.

— Le soldat, c’est l’ordre matériel imposé aux corps comme aux âmes. Grâce à lui, ces esprits pervers qui échappent à la sainte influence du prêtre, et repoussent la loi comme la religion, sont maintenus dans le devoir. Ainsi, vous le voyez, messieurs, ces deux grandes institutions, qui suivent l’homme du berceau à la tombe, le possèdent tout entier ; à elles deux, elles sont tout, contiennent tout, répondent de tout, et plus rien ne bouge dans la société sauvée. Ah ! messieurs, n’hésitons donc pas à les défendre, ces institutions antiques et sacrées ; n’hésitons pas à les fortifier, et comprenons bien qu’avec elles tout est sauf, que sans elles tout est perdu. Autrefois on comptait sur la royauté ; la royauté tombe, messieurs, on l’a bien vu. Mais la royauté peut passer ; si l’armée reste, si l’autel subsiste, il n’y aura rien de changé dans le monde, il n’y aura qu’une liste civile de moins.

— Pas mal, pas mal !

— Messieurs, reprit Brafort, enivré de son succès, sachons donc conserver les grandes choses que nos pères nous ont léguées, et délions-nous de ce funeste esprit de changement qui agite la société actuelle. L’harmonie, messieurs, c’est le repos, c’est le sage accord de tous les incompatibles, la fusion de tous les extrêmes ; c’est le mélange du blanc, du bleu, du rouge et du noir, dans un gris superbe ; c’est le résumé et, si j’ose parler ainsi, le ragoût de toutes les substances ; c’est le juste milieu où tout vient se fondre, se transformer et s’éteindre. Le juste milieu, ce n’est ni le grave ni l’aigu, ni le doux, ni le terrible, ni… la colère… ni l’indulgence, ni… l’affirmation ni la négation, ni… le blanc ni le noir, ni… la faiblesse ni la terreur, ni… la liberté ni l’esclavage, ni le trop ni le pas assez, ni la démagogie ni la monarchie, ni… l’excès ni la privation, ni la licence ni le despotisme, ni le haut ni le bas, ni l’énorme ni le petit, ni…

— En voilà, parbleu ! bien assez, dit monsieur Verbaut. Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas d’énumération ?

— C’est juste, allez.

— Enfin, messieurs, c’est la réunion de toutes ces choses dans une modération parfaite, également éloignée… de tout. Et combien cette vertu nous serait précieuse dans ces temps orageux, où des théories barbares menacent d’engloutir notre civilisation. C’est elle qui serait notre pilote à travers les récifs conjurės contre nous.

— Votre style a des incorrections que relèveront les journaux démagogiques : les récifs ne se conjurent pas.

— Vous avez raison. Je dirai donc… hum !… à travers les récifs semés sur nos pas.

— Mais les récits ne se trouvent que dans la mer, et…

— Eh ! monsieur, si vous m’interrompez sans cesse, comment voulez-vous que je parle sans m’arrêter ? Je ne suis pas un écrivain, moi ; je suis un homme de bon sens, un homme pratique, et vraiment ces petites choses-là ne sont rien. Que disais-je ?…

— Vous disiez : Attachons-nous…

— Ah ! oui, attachons-nous… alors… apparemment au char de l’État. Ah ! vous allez me dire que nous sommes dans la mer…, disons au vaisseau. Mon Dieu ! cela m’est égal à moi : le vaisseau de l’État, le char de l’État, c’est exactement au fond la même chose ; les hommes sérieux ne s’attachent qu’à l’idée. Je continue. Le moyen terme, n’est-ce pas celui où tout Et quoi de plus beau que la rencontre de tous les intérêts ? Aller à gauche, c’est abandonner la droite ; aller à droite, c’est délaisser la gauche. Je passerai donc au milieu ; et sur le point qui nous occupe, je déclare voter pour une sage conciliation des intérêts opposés, à condition toutefois que la décision ne pourra affecter aucun droit acquis. Je me résume : entre deux extrêmes, entre deux pôles, entre deux selles, entre deux partis, c’est toujours le juste milieu qu’il faut choisir.

— Attendez. Vous devez savoir répondre aux interruptions ; on en fera. Je suis en ce moment un de vos honorables confrères, et je vous crie :

— Il faut pourtant choisir entre Dieu et le diable, entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal.

— Messieurs…

— Ne vous déconcertez pas ; en de tels moments, quand on est embarrassé, on s’en prend à sa conscience et à celle de la Chambre, qui répond toujours par des applaudissements.

— Ah ! messieurs, une question aussi étrange me laisse muet d’indignation. Entre le bien et le mal, on me demande si j’hésite, et est-ce bien dans une telle enceinte qu’une pareille question peut être adressée à l’un d’entre nous ? (Avec force). C’est à la conscience de tous ceux qui m’entendent que je la renvoie.

— Bien ! très-bien ! s’écria monsieur Verbaut. (Tonnerre d’applaudissements). Vous pouvez appuyer sur l’effet, c’est cliché d’avance.

— Brafort (avec une force nouvelle). Et je suis fier d’être ici l’interprète des sentiments de toute la Chambre !

— Bravo ! bravo ! (Oui, tous ! tous !) Vous pouvez recommencer cela toutes les fois que vous voudrez, soit avec la gloire de nos armes ou l’honneur de tous les Français sans exception, ou le désintéressement de tous vos confrères, quand même vous les auriez un moment auparavant accusés de tripotages ou de concussions. Ces effets-là sont sûrs, et l’on peut toujours au besoin en relever son discours. Monsieur, votre heure est passée, et je suis obligé de vous quitter pour ma classe de déclamation. Vous avez, monsieur, beaucoup à faire : la voix, le geste, le débit… Nous en reparlerons plus tard. Lisez chaque jour un discours parlementaire. Du reste, vous avez l’inspiration, le genre ; mais je crains que la correction littéraire… Vous pourriez figurer avec avantage dans des comices, concours, distributions de prix en province, où l’on n’attaque guère les autorités ; mais les journaux de Paris, monsieur…

— Ah ! oui, dit Brafort en soupirant, c’est l’opposition qui fait tout le mal.

— Aussi, monsieur, je crois que vous ferez bien d’écrire vos discours, ou mieux encore de les faire écrire. Avez-vous de la mémoire ?

— Oui.

— Parfait alors. Faites ce que je vous dis, avec un secrétaire lettré, et tout ira bien.

Brafort fut un peu humilié de ce conseil. Il finit toutefois par s’y rendre, en regrettant que ses occupations ne lui permissent pas de revoir la syntaxe et de cultiver ses dispositions pour une éloquence parlementaire plus spontanée. Grâce à sa mémoire véritablement excellente, à son secrétaire et aux leçons de débit et de geste de monsieur Verbaut, il remplit convenablement son rôle. On disait en parlant de lui : C’est un homme sérieux. C’était son avis à lui-même, et, sans qu’il ouvrit la bouche, son air inspirait aux autres la même opinion, tant les convictions profondes s’imposent. Sans l’irritation très-âpre et vraiment très-douloureuse que lui causaient le socialisme et les socialistes, Brafort, dans l’exercice de ses fonctions de député, eût joui d’un parfait bonheur. Quand il pouvait oublier sa haine contre ces misérables et leurs infâmes doctrines, c’est dans tout l’épanouissement de son âme qu’il figurait aux diners officiels et dans les cortéges, qu’il coudoyait les célébrités de la France et de l’Europe, et disait : Nous, hommes d’État ! Il se sentait le cœur plus gros dans la poitrine, il s’élargissait. Et quelle ardeur au travail ! par devoir assurément ; mais aussi quand, dans les bureaux de la Chambre, il tenait littéralement entre ses mains les destins, la fortune de ses concitoyens, de tout un pays, quelle noble tâche ! et comme il se sentait auguste, lui, Brafort ! Ah ! c’étaient de douces, de grandes, de pures émotions…

Il en était profondément attendri et se montrait vraiment plein de condescendance et de bonté pour les gens respectueux qui l’approchaient, et qui attendaient de lui le salut de la France et quelques petites faveurs.

Mais, par exemple, quand il lisait ces journaux odieux : la Réforme, la Commune de Paris, etc. ; quand son journal, l’Assemblée nationale, lui apportait, avec des commentaires envenimés, les motions des clubs ; quand, par la voix de Pierre Leroux, de Considérant, — de Proudhon, ô ciel ! — les détestables doctrines se produisaient à la tribune même de l’Assemblée ; quand Charles de Labroie, lui aussi représentant, venait à coudoyer son collégue, alors s’éveillait dans Brafort toute la gamme des sentiments qui vont de l’indignation à la haine, et qui parfois l’exaltaient jusqu’au transport. Il n’était pas le seul, comme on sait. Jamais convictions ne furent plus passionnées qu’à cette époque, parce qu’elles étaient tout particulièrement personnelles. Songez donc : Le communisme ! mais c’étaient la chair et le sang même de Brafort, sa vie et son âme, que le monstre s’apprêtait à dévorer. En d’autres termes, tous les soins, tous les désirs, toutes les joies dont s’était composée jusque-là cette existence, qui, de même que la plante croît en haut vers le soleil, avait gravité vers un seul but : le foyer de splendeur et de richesse qui flambe au sommet social. C’était sa fortune bâtie pierre à pierre, sa villa et la devise fière qui l’ornait, les merveilles enfantines de son pare, depuis la tour à créneaux jusqu’au cygne du lac, et la livrée de ses valets et leur obséquieuse humilité, et ses roasbeefs, et ses vins fins et ses sucreries, et son rôle d’amphitryon et sa royauté industrielle, et l’oisiveté dorée, et la beauté de sa fille et de sa femme, et non-seulement tout ce qui faisait son plaisir et son orgueil, mais ce qui le faisait lui-même, sa valeur, sa signification, sa propre personne enfin ! Question de vie et de mort !.


Nous n’avons pas ici à passer en revue tous les actes de Brafort. Ils furent sincères, comme une défense

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Brafort s’éleva par la colère jusqu’à l’intrépidité. Dans cette belle et mémorable séance du 23 juin, il parla plusieurs minutes sans préparation et sans embarras, dans toute la vigueur de sa passion. Il déclara qu’il voulait mourir pour la défense de l’ordre, de la propriété et de la famille ; il flétrit ces buveurs de sang, ces fauteurs de pillage, ces communistes infâmes, qui n’aspiraient qu’au vol, qu’à l’anarchie, qu’à l’incendie, cette écume de la société qui ne pouvait triompher que par la désorganisation sociale.

À ce moment, Charles de Labroie entrait à la Chambre, pâle d’une course à travers Paris ; il courut à la tribune, et, montant les marches, rencontra Brafort qui les descendait. Brafort était dans une disposition qui ne comportait plus rien de parlementaire. Il repoussa son collègue en s’écriant qu’il fallait expulser de la Chambre les mal pensants. Cet incident, couvert d’ailleurs par le tumulte, n’eut pas de suite. Moins logique et moins sincère que le député du Nord, la Chambre ne soutint pas la motion, mais elle étouffa de ses clameurs la voix du socialiste. Pourtant le soir, dans le bureau dont Brafort et lui faisaient partie, Charles de Labroie obtint un peu de silence de ses collègues enroués. En réponse à des cris de sang, il se leva, calme à force d’émotion, impassible à force de révolte :

« Messieurs, leur dit-il, le débat est à huis clos. À quoi bon dès lors ces indignations et ces cris ? Tous honnêtes, oui, messieurs, tous ! tous ! et tous désintéressés. Le salut de la patrie, la famille, la religion, le droit sacré de la propriété, les intérêts de la morale et de la vertu, une révolte sacrilége, des hordes barbares !… Tout cela est au Moniteur. Mais en ce moment vous êtes entre vous ; laissez-moi donc vous dire deux mots de vérité.

…… Vous commencez la guerre sociale. Eh bien ! prenez garde ! un abîme que rien ne comblera plus va se creuser entre le peuple et vous…… Votre règne va finir, vous allez avoir un maître. Un nom fatal à la liberté, mais fatal à la vôtre comme à celle du peuple, est déjà sur les lèvres de ce peuple que vous avez refusé d’éclairer et d’émanciper. Vous étiez, vous pouviez longtemps encore être chefs ; vous n’allez plus être que les cariatides du second palais impérial. Vous rugirez en vain alors, vous appellerez en vain à votre aide ce peuple que vous pouviez facilement satisfaire par des mesures progressives, salutaires à tous, mais qu’en ce moment vous désintéressez de la République. Ce peuple contemplera d’un œil satisfait votre défaite, et préfèrera se perdre avec vous plutôt que de vous défendre. Il serait temps encore… Une nuit du 4 août vous sauverait mieux qu’une nuit de massacre…

— Une nuit du 4 août n’a plus de raison d’être, s’écria Brafort. Il n’y a plus de priviléges, tous sont appelés…

— … Et peu sont élus, répondit Charles de Labroie. Et ceci, vous ne le voyez pas, est contraire au droit nouveau. Depuis la révolution de 89, il n’y a pas de droit où il n’y a pas d’égalité ; l’essence du droit est d’être commun, réalisable pour tous.

— Monsieur de Renoux, prenant la parole, dit en souriant :

— Mais c’est ainsi… en principe.

— Vous êtes trop intelligent, monsieur, répondit sévèrement Charles de Labroie, pour confondre les œuvres du hasard ou de la fraude avec celles de la justice.

— Ma foi ! reprit l’aimable homme d’État, la question est ardue, et plus d’un s’y embrouillera. Quelque bonne opinion que vous vouliez bien avoir de moi, je ne me sens pas de force à extirper de ce monde la fraude et le hasard, et bien d’autres choses encore. Et puis l’appétit vient en mangeant, et si l’on permet à votre peuple d’ouvrir les mâchoires, je sais bien qui, en fin de compte, il croquera. Quand on ne peut pas dénouer les nœuds, on les coupe ; quand on ne peut pas résoudre les questions, on les retarde. Après une bonne victoire, nous aurons la paix pour vingt ans… et, après vingt ans, le déluge, si nous ne pouvons recommencer.

En même temps, il sortit. Peu d’instants après, Charles de Labroie quitta les bureaux pour se rendre aux barricades, aux cris de Brafort, qui demandait son arrestation.

On le sait, le plan du général Cavaignac avait été de laisser l’insurrection s’étendre et se fortifier sans obstacle, afin de pouvoir mieux l’écraser toute entière. La moitié de Paris, toute la ville populaire, s’était couverte de barricades. Les chefs s’étaient improvisés……

Inquiet depuis quatre mois, de plus en plus agité, surexcité par les nouvelles, par l’inquiétude, par les cris des journaux, les emportements des siens, l’atmosphère sinistre et lourde qui enveloppait Paris, Brafort n’y tint plus. Après avoir, le 24, voté l’état de siége, il quitta l’Assemblée, prit son fusil et se joignit à un peloton de la garde nationale qui marchait vers la place du Panthéon, occupée par les insurgés, et l’un des centres principaux de l’insurrection.

Chemin faisant, Brafort éprouvait certainement ce malaise que ressent tout être vivant, à l’idée de la destruction ; mais sa colère n’en était que plus violente. Il grommelait mille terribles menaces, brandissait son sabre, rappelait tout haut qu’il avait été soldat et faisait dire autour de lui : « En voilà un de déterminé ! » Tous ces hommes d’ailleurs semblaient furieux. Les soldats furent plus humains, étant plus calmes.

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Ils arrivèrent ; le canon grondait, la rue Soufflot était pleine de fumée et d’odeur de poudre. Les boulets écornaient çà et là la façade du Panthéon, puis, frappant avec un retentissement effroyable les portes de bronze, ils les enfoncèrent ; et bientôt les insurgés, retranchées dans le monument, derrière les colonnes et jusque dans les étages supérieurs, durent l’évacuer. Alors les troupes se précipitèrent, enlevèrent les derniers postes et poursuivirent les fuyards. Un gros d’insurgés fut enveloppé :

— Pas de quartier ! cria-t-on.

— Pas de quartier ! répéta Brafort.

Il y avait des barricades tout près, rue de l’Estrapade, rue Contrescarpe, rue Fourcy. Ce fut rue de l’Estrapade que Brafort, emporté par sa course ou plutôt par sa chasse après quelques insurgés, s’arrêta. Il était en face d’une barricade où les fuyards se précipitèrent.

L’homme, résumé de l’univers, se replonge parfois dans la bête avec l’horreur en plus de la pensée, qu’il ne peut jamais complétement étourdir. Brafort était ivre de sang ; ses oreilles tintaient. Un reste de prudence le retenait à distance de la barricade ; mais, brûlant de la renverser, il hurlait d’une voix rauque : « En avant ! en avant ! » et couchait en joue le tas de pavés encore muet, et qu’on eût pu croire désert sans les canons de fusil qui se montrait au sommet. Tout à coup se dressèrent quelques têtes énergiques et sombres ; le feu mortel brilla, et deux gardes nationaux tombèrent près de Brafort, qui poussa un rugissement. Il avait reconnu un de ces insurgés : c’était Brassard, son ouvrier d’autrefois, Brassard l’insolent, le rebelle, le corrupteur de la sainte obéissance, une de ces vipères maudites que Brafort avait juré d’écraser et contre lesquelles sa rage était convulsive…

Un nouveau mouvement se produit. Brassard allait sans doute reparaître. Brafort épaule son fusil et le tient prêt, immobile, dominant, à force de haine, le tremblement de sa rage. Oh ! le voilà, le voilà ! Non, ce n’est pas lui !… Jean ! quoi ? Jean lui-même, avec ces bandits !… Ah ! le misérable !… Le doigt impatient pressait la détente, une crispation de colère la fit partir, et Jean tomba en arrière, les bras étendus…

La fusillade, la fumée, puis des ténèbres rouges et de folles oscillations, comme si le monde aussi roulait à la renverse. Brafort sentit qu’il allait tomber ; son instinct le tira hors de la foule et il se trouva, — il ne sut comment sur les marches du Panthéon, près d’un cadavre qui gisait la tête en bas, les cheveux épars, la bouche tordue, les dents hideuses. En face, le soleil, comme si ces choses lui étaient égales, resplendissait dans les nuages et flambait dans les vitres de l’École de droit. De ces ruissellements de lumières, les yeux éblouis de Brafort tombaient sur un tas de morts, à peu de distance, d’où s’élevait une vapeur. Chose étrange, peu à peu cette vapeur prit une forme humaine et vint en flottant vers Brafort : c’était Jacques. Il avait le regard fixe, un regard qui perçait Jean-Baptiste comme une épée ; et, s’approchant toujours, d’une voix qui pénétrait la moelle des os, il dit : Frère, qu’as-tu fait de mon fils ? Puis, de son doigt tendu, il toucha le cœur de Brafort et Brafort se sentit mourir.

En ouvrant les yeux, il se vit sur son lit, dans sa chambre ; sa femme était debout, un flacon à la main ; un homme debout aussi le regardait d’un œil attentif ; plus près, à son chevet, il devina sa fille, dont les lèvres se posaient sur son front. Un instant, ses idées flottèrent, puis le souvenir terrible le saisit et il s’écria :

— Jean ! où est Jean ? Est-il mort ? Il est touché ? Je l’ai vu tomber !

Un cri répondit à ses paroles, et Maximilie se leva toute pâle.

— Ô mon Dieu ! que dit-il ? Il rêve, n’est-ce pas ? demanda-t-elle au médecin… Il rêve ?

— C’est du délire, dit madame Brafort.

Le médecin fit le geste du silence, prit le bras du malade, et dit bientôt :

— Pas une blessure ! De la fièvre, c’est l’impression des événements, voilà tout.

Maximilie, pleine d’agitation, tournait sur elle-même dans la chambre. Elle fit un pas vers le lit, les lèvres entr’ouvertes, puis elle s’arrêta, et bientôt, comme animée d’une résolution subite, elle sortit. Quelques instants après, accompagnée d’an valet de chambre, elle quittait l’hôtel.

C’était dans la rue Cuvier, au cinquième étage, qu’était l’appartement de Charles de Labroie, composé de deux chambres qu’il habitait avec Jean.

Maximilie avait conservé des relations avec son cousin ; ils s’écrivaient, et même deux ou trois fois, échappant à la surveillance des siens, elle était venue passer une heure au jardin des Plantes, où Jean l’attendait. Là, dans la plus solitaire allée, au courant d’une causerie intime et fraternelle, plus d’une fois la jeune femme avait pleuré. Jean pourtant se refusait à laisser sortir de ses lèvres le nom de Georges, et, sans même demander la cause de ses larmes, il y avait répondu par des paroles de douce tendresse, mêlées de conseils austères. Elle, en regardant les joues pâles de son cousin et ses yeux qui se creusaient, lui disait : « Toi aussi, Jean, tu souffres ! »

Elle n’osait lui parler de Baptistine et il ne l’eût pas voulu ; car il sentait sur ce point, dans l’esprit de la jeune femme, des préventions qui l’eussent blessé. Non-seulement Jean souffrait du sort affreux de celle qu’il avait aimée, mais cet être si pur avait des remords. Il détournait alors l’entretien de lui-même et parlait à Maximilie de ses efforts pour la grande cause de l’égalité ; de ses espérances ou plutôt, hélas ! de ses désirs, car ses espérances était bien combattues, bien flétries par tout ce qui se passait. Jean occupait un petit emploi de préparateur de chimie, qui lui laissait assez de loisir ; et ce loisir, il l’employait à répandre sa parole, son âme, sa science partout où il le pouvait. D’abord il voulait être simplement ouvrier, mais il avait reconnu que c’était se laisser prendre tout son temps et toute sa force, au seul bénéfice de ce qu’il voulait combattre.

En se rappelant leurs entretiens, combien il regrettait les violences des partis et n’attendait rien que d’une meilleure intelligence de la vérité. Maximilie, tandis qu’elle franchissait avec peine et non sans terreur les obstacles de la route, se rassurait un peu. Non, Jean qui avait l’horreur du sang et le mépris de la force n’avait pas participé à cet horrible combat.

Ainsi partagée entre le doute et l’espoir, la jeune femme se dirigeait tremblante, mais ardente de cœur, dans ce quartier soulevé, dont elle n’eût pas osé s’approcher en tout autre état d’esprit. Obligée même de rassurer les craintes du serviteur, qui la suivait à regret, plusieurs fois, elle dut, pour obtenir le passage, invoquer le nom déjà connu et chéri de Jean Brafort ou celui de Charles de Labroie. Après de longs détours, épuisée de marches et de frayeurs, elle arriva enfin rue Cuvier. Là, devant la porte, toute saisie, elle s’arrêta, se disant tout à coup, après cette course si longue et si périlleuse, que son cousin pouvait, devait être absent, aussi bien que monsieur de Labroie, qu’elle était folle d’être venue se heurter contre une porte close. Elle avait si peur de la réponse qu’on allait lui faire, qu’elle éprouvait le besoin de croire qu’elle n’en pouvait recevoir.

Enfin, avec plus de résolution qu’il ne lui en avait fallu jusque-là, elle entra et jeta à la concierge le nom de Jean Brafort.

— Eh ! dit la femme avec un sanglot, le pauvre jeune homme ! on vient de le rapporter et…

Maximilie poussa un cri et se précipita dans l’escalier ; une espérance encore la portait. Elle entra. La première chambre était vide et en désordre. Madame de Labroie y laissa le domestique, pénétra dans la seconde et vit sur le lit Jean étendu, la figure livide, la poitrine sanglante. Un nouveau cri de douleur lui échappa ; elle se jeta sur le lit, prit la main de Jean, et la sentant froide… comme genou et faillit s’évanouir.

— Il est mort, madame ! dit une voix sévère et douloureuse, qui bouleversa, sous une impression nouvelle, tout le cœur de la jeune femme.

Éperdue, presque folle de saisissement, elle leva les yeux : Georges !

Oh ! c’en était trop à la fois. Elle fléchit plus bas encore ; il la crut évanouie et se baissa pour la secourir ; mais avec roideur et comme avec répugnance. Un mouvement et un gémissement de Maximilie lui ayant appris qu’il se trompait, il se redressa et reprit son attitude au chevet du lit, debout, l’œil fixé sur le cadavre de son ami.

De longs moments s’écoulèrent ; enfin Maximilie se releva ; elle se pencha sur le lit de Jean et approcha son visage de celui du mort :

— Oh ! murmura-t-elle, peut-être n’est-il pas mort ? Je ne puis pas le croire. Jean ! ô Jean ! est-ce possible ? Un médecin l’a-t-il dit ? Non ! je ne puis pas croire qu’il soit mort.

Il l’est depuis plusieurs heures, dit Georges. Madame, il faut savoir en ce monde renoncer à l’espérance.

— Un médecin !… répéta-t-elle.

— Un médecin a été mandé, madame. Ma douleur a fait comme la vôtre, elle ne voulait pas croire. Il a bien fallu…

La voix mourut dans sa gorge, il y eut un silence ; puis Maximilie, suffoquée, se traîna vers la fenêtre qui était ouverte, et tomba dans un fauteuil. Là, incapable de maîtriser plus longtemps sa douleur, elle éclata en gémissements, en sanglots, en cris déchirants :

-Jean ! ô Jean… répétait-elle, de cet accent de révolte et d’étonnement qui est celui de la douleur dans la jeunesse.

Tout en elle protestait : ses beaux yeux, d’où les larmes ruisselaient sur ses joues veloutées, et ses bras arrondis levés vers le ciel, et ses mains jointes, et ses cheveux blonds, où jouait un reste de lumière et tout cet ensemble de sa jeune beauté. Pouvait-il être mort, en effet, ce compagnon d’enfance à peine entré comme elle dans la vie ? N’était-ce pas un malheur criant, contre nature ? Était-ce possible ? comme elle disait.

— Oh ! Jean !

Elle le revoyait dans le cours déjà fermé de sa vie, toujours si bon frère aîné, si sage et si doux ! confident chaste et tendre de ses amours de jeune fille et de ses douleurs de femme. Ah ! elle avait donc tout perdu en ce monde, tout ce qu’elle aimait, car Jean était mort, et celui qui était là !…

Il ne put résister à l’explosion de cette douleur si désespérée et s’approcha d’elle en lui offrant un verre d’eau. Alors ils se virent et ne purent s’empêcher de se regarder encore. Il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient vus !… Ah ! si pâle ! si malheureux ! mais toujours debout et fier, hélas ! fier jusqu’au dédain ! C’était bien lui, toujours lui qu’elle avait nommé : Mon Georges ! à qui elle s’était donnée par mille élans de son âme, qu’elle aimait toujours, elle le sentait au milieu de ces déchirements, avec une force invincible. Si bien qu’oubliant toutes les conventions dont elle vivait depuis sa naissance, elle s’écria :

— Georges ! Ah ! vous me méprisez, je le sens, et vous faites bien ! Je devais… L’amour est la vérité de ce monde. Il le disait lui, et le sais à présent, trop tard !…

Elle joignit fortement les mains en les élevant vers lui, puis les laissa retomber sur ses genoux avec l’abattement du désespoir. Idéalisée de douleur et de regret, sa figure était sublime. Georges en fut bouleversé. Mais son ressentiment avait été si âpre, sa douleur si amère, qu’il ne put pardonner si tôt.

— Ah ! vous croyez maintenant, dit-il, vous qui m’avez fait douter.

— Vous ne pouvez me pardonner ! s’écriait-elle, je le sais, et moi aussi je me déteste et me nais ! Ah ! si je pouvais le remplacer là sur cette couche de mort, oh ! oui, je le ferais, moi, que la mort autrefois effrayait tant ! Car, toute jeune que je suis, je sens ma vie morte avec votre amour, Georges. Ah ! si vous saviez !… si vous saviez combien je suis malheureuse !

Tout tremblant, il répéta :

— Vous êtes malheureuse ?

— Hélas ! je l’ai toujours été. Mais à présent je n’ai plus même l’illusion de me croire aimée… ni la consolation de pouvoir honorer mon mari….

— Votre mari ! s’écria-t-il avec fureur. Qui vous a permis de parler de cet homme ? Vous n’avez donc pas de honte ! vous êtes assez dépourvue de cœur et d’honneur pour ne pas sentir qu’un second serment est un parjure, et qu’après l’échange de nos âmes, votre prétendu mariage fut un adultère ?

— Je le sais, dit-elle en baissant le front, je l’ai appris ; je le sais… Mais alors, je ne savais pas !

— Vous comprenez bien tard, répliqua-t-il d’un ton âpre, blessant, furieux.

Maximilie releva la tête, une rougeur fugitive colora ses joues.

— Ah ! vous êtes sévère, dit-elle. Je n’avais que dix-sept ans, je suis bien plus jeune que vous, Georges, — et j’ignorais tant de choses !… Hélas ! on nous engage avant que la réflexion ait pu naître en nous ; sans instruction, sans expérience, avant l’âge, on nous demande de tout comprendre ; il faudrait tout deviner. Les hommes sont injustes et insensés pour les femmes. Ah ! vous m’écrasez ! Mais, Georges, pensez-y, j’ai dix-huit ans à peine, et l’on a déjà perdu ma vie, et je suis malheureuse à jamais !

Elle joignit les mains, se tordit les bras, se leva, et revint près du lit de mort, où elle se mit à genoux.

— Oh ! Jean, mon ami, mon frère, toi si bon et si doux, je vais partir, ne plus te revoir ! jamais !… Il faut que je parte… Il me faut laisser ici tout ce que j’aime et retourner à ce que je hais !… Ne dois-je pas toujours être forte contre mon cœur ?… Ah : quel fardeau l’on nous donne à porter, mon Dieu ! Jean !… ô Jean ! que je voudrais mourir avec toi !…

Inondée de larmes, étouffée de sanglots, elle s’affaissa sur la couche mortuaire. Tout à coup, elle se sentit soulevée, étreinte entre des bras passionnés. Elle était sur le sein de Georges.

— Eh bien ! puisque tu m’aimes toujours, je te reprends, nous allons quitter la France, fuir ceux qui t’ont opprimée ; nous allons être à nous, seuls, loin de tous. N’est-ce pas, Maximilie ? Ne renie pas une seconde fois ton amour. C’est moi, celui que tu aimes, qui suis ton époux. C’est la vraie loi, tu le sens maintenant. Cet homme n’est qu’un voleur et qu’un étranger ! Ah ! je te pardonne et je t’aime… plus que jamais ! Nous avons tant souffert, ma pauvre adorée. Seuls à présent, puisque Jean n’est plus, nous devons bien nous aimer. Ma mère viendra près de nous, elle aussi t’aimera ; elle comprend tout, ma mère ! Ah ! Maximilie, Maximilie ! je n’espérais plus te retrouver ! C’est à Jean que je te dois. Il m’a vu trop souffrir. Il t’a appelée… Oh ! chère, dis-moi vite que tu ne me quitteras plus.

Il baisa son front ardemment ; elle ne pouvait ni le repousser ni lui répondre. Ses larmes avaient cessé de couler ; agitée d’un tremblement nerveux, elle regardait Georges comme en extase. Il la posa doucement par terre, en face du cadavre, et lui dit :

— Agenouillons-nous devant lui, c’est lui qui nous bénira. Je sais qu’il l’eût fait, Maximilie, et s’il pouvait nous parler encore…

Ils s’agenouillèrent en fixant les yeux sur la figure de leur ami, inerte et pâle, mais douce, jusque dans la mort ; et, tout brûlants de douleur et de passion, ils semblaient ne pouvoir comprendre que ce cœur autrefois si vibrant et si chaud fut déjà glacé. Toutefois cette vue s’empara de leurs pensées.

— Georges, dit Maximilie ; cette fille qu’il a aimée doit apprendre sa mort, il doit être pleuré par elle.

— Je lui écrirai, dit le jeune homme, et s’il a laissé pour elle quelque lettre, je la porterai moi-même.

— Oh ! cria-t-elle en se relevant dans un nouvel élan de douleur, l’avoir tué, lui, Jean ! Quel est le monstre qui l’a tué ?

— Il n’avait pas même d’armes ; il n’était allé sans doute que pour apaiser l’horrible lutte… Il est tombé près d’un ouvrier de ses amis, Brassard, qui, le chargeant sur son dos, l’a en courant apporté ici. Moi qui venais inquiet. J’ai épuisé tous les soins. Mort sur le coup ! Maximilie, reprit-il, après un silence, il faut décider ici, devant lui, dé notre vie ; bientôt peut-être nous ne serons plus seuls. J’ai à garder et à protéger la dépouille de notre ami ; mais, quand elle sera rendue à la terre, je suis Libre et je t’appartiens, Donne-mot la parole de me suivre. Nous quitterons cette France inondée de sang, qui semble redevenue barbare ; nous irons en Suisse, où tu voudras. Je gagnerai notre vie. Tu ne seras plus que riche d’amour, je vivrai pour toi. L’amitié, hélas ! est morte, Il n’y a plus que l’amour au monde ; ne le repousse pas, car de quoi vivrions-nous maintenant ?

— Oh ! murmura la jeune femme (ces mots effleuraient à peine ses lèvres, comme si elle se parlait à elle-même), abandonner mon père ! ma mère ! et le monde ?…

— Tout, dit-il avec passion, et je te le rendrai, va !

— Mon Dieu ! répétait-elle, mon Dieu !…

L’hésitation, l’anxiété, se peignaient sur son visage ; mas des lueurs, roses comme l’aube ou comme l’espoir, s’y montraient… Georges attendait, le cœur battant d’espérance. Mais tout à coup Maximilie fit un cri, et cacha dans ses mains son visage devenu tout pâle.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle, pouvais-je oublier… C’est impossible ! Ah ! je suis condamnée !

— Jamais ! s’écria-t-il, jamais ! Quelle est cette pensée qui t’arrache à moi ? Cela est faux, je te jure : cela est faux !

— Ne me demandez pas, dit-elle ; je ne pourrais… Ah ! ceux que la nature m’avait donnés pour guide ont perdu ma vie, ils m’ont jetée dans un gouffre dont j’ignorais la profondeur, et maintenant je suis esclave à jamais. Oh ! Georges, pardonnez-moi, je suis si malheureuse, ne m’accusez pas !

Elle parlait d’une voix déchirante et suppliante : elle était visiblement tombée de l’espoir dans l’abattement, et, couvrant son front de ses mains comme pour voiler une confusion douloureuse, toute son attitude implorait la résignation de son amant.

Elle ne put l’obtenir. Trop vivement déçu, la colère le saisit, et, cette amertume nouvelle renouvelant toutes ses douleurs amassées, il éclata en paroles cruelles, en reproches insultants, jusqu’à l’accuser de se jouer de lui par coquetterie, sans pitié. Prosternée contre le lit mortuaire, Maximilie ne répondait que par des sanglots ; elle étendit la main comme pour chercher un appui, et ne rencontrant que la main glacée, poussa un gémissement. Georges eut enfin honte de lui-même.

— Ah ! dit-il, pardon, madame ; pardon, mon ami. Eh quoi ! je voulais encore être heureux !

Il s’assit alors, mit sa tête dans ses mains et ne bougea plus, Bientôt après, la jeune femme se releva, baisa le front du mort, et d’une voix brisée :

— Jean, tu avais raison, dit-elle : les hommes, des choses sacrées, ont fait des choses impies, Adieu, toi Qui valais mieux que nous tous !

Elle s’arrêta devant Georges pendant une seconde :

— Georges, dit-elle, je vous aimerai toujours et je serai toujours malheureuse.

Puis elle s’enfuit, et lorsqu’il voulut la suivre et lui parler, déjà la porte s’était refermée.