Le Siècle (série 45p. 342-348).
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X

GRANDEUR ET DÉCADENCE.

La scission s’était faite, aussi flagrante, aussi évidente qu’un fait, La limite entre les deux camps avait été marquée par cette chose ineffaçable, le sang. L’homme sans acquis, le pauvre avait été, de par la raison des baïonnettes, rejeté tout sanglant dans son gouffre de misère, d’où il s’était permis de vouloir sortir, et les vainqueurs s’occupaient à en sceller l’ouverture, tout indignés encore d’une telle audace, et bien persuadés de leur droit, puisque tout le terrain en dehors leur appartenait.

On put voir en ce temps-là que de l’état sauvage à l’état actuel de propriété, la distance n’est que d’une étape. À la fusillade du combat, succéda la fusillade après le combat ; les guerriers se firent assassins ; on se Tua sur les vaincus à coups de calomnie, en même temps qu’à coups de feu. On les traita officiellement de « forcenés armés pour le massacre et le pillage, de Nouveaux barbares sous les coups desquels la famille, la religion, la liberté, la patrie, la ’civilisation tout entière était menacée de périr »[1]. Avec tant de hâte, qu’ils oublièrent de se concerter, l’Assemblée nationale forgea dès le lendemain la loi de transportation, tandis que le général de Cavaignac convoquait les conseils de guerre. La liberté de réunion fut suspendue, la liberté de la presse fut suspendue, la liberté individuelle fut suspendue, l’humanité fut suspendue. La peur est une frénésie[2].

Dans cette commotion, qui arracha tous les masques et remit chacun à sa place, Brafort se trouva comme les autres débarrassé de l’attirail d’emprunt dont l’avait affublé la République. Le flot de février l’avait soulevé un instant ; le flot de juin le rapporta au rivage, tel que Dieu et la monarchie l’avaient fait, libre de ses mouvements et sur son terrain. Il était fait pour régner, parbleu ! comme l’est tout homme né sujet, et il régna par la violence et par la terreur, lui neuf centième, moins ceux de ses collègues qu’il aida à proscrire ; il vota les transportations en masses ; il fit, dans la joie de son cœur, le procès de cette république dont l’avénement lui avait causé tant d’insomnies ; il fît paraître à sa barre le gouvernement provisoire qui l’avait agité de tant d’inquiétudes ; il exécuta, lui, juge et partie, le socialisme, et soutint Quentin Bauchart.

Dans la joie de son cœur. Hélas ! le cœur de Brafort ne pouvait plus éprouver de joies que violentes et funestes, depuis le jour où, dans l’ivresse de sa rage, il avait frappé le fils de son frère. Un jour viendra où tout meurtrier sera, pour lui-même comme pour les autres, un fratricide ; mais, pour Brafort (comme pour la plupart encore d’entre nous), tous les meurtres qu’il avait commis avant celui-là n’étaient rien, et celui-là seul était un crime. En réalité pourtant, c’était de tous le moins volontaire ; une contraction des nerfs en mouvement, l’entrainement du coureur lancé, qui, sans pouvoir s’arrêter, écrase ce qui se rencontre sous ses pas. Mais Brafort ne chercha point dé circonstances atténuantes, et, quand il fut certain de la mort de son neveu, il se sentit moralement condamné. Sa conscience en reçut une atteinte profonde et qui réagit sur le cerveau. Cet homme avait besoin de se croire un honnête homme, et jusque-là il s’était cru tel. L’idée de son crime le dévora nuit et jour. Il devint irritable à l’extrême, soupçonneux, fantasque, insensé parfois ; toutes ses facultés s’exaspérèrent. Il voulut garder son secret ; mais, dans ses rêves agités, dans ses délires, dans ses cauchemars, plus d’une fois ce secret s’échappa de ses propres lèvres. À partir de ce moment, le malheur commença pour Brafort.

Il arrive ainsi, dans certaines vies, qu’une série croissante de prospérités est suivie d’une série ininterrompue de désastres. L’homme, en pareil cas, accuse le sort, la Providence ou la société. Il s’en prend à des forces inconnues, ne voyant pas, dans le peu de connaissance qu’il a de lui-même, comment il a préparé, par sa propre action, les événements qu’il subit. Chacun porte en soi ses revers enveloppés dans ses triomphes. Ceux-ci, le plus souvent, ont créé ceux-là. Comme les défauts sont l’excès des qualités, les mêmes forces qui ont élevé l’homme l’abattent. C’est ainsi que l’esprit de domination, grâce auquel Brafort était devenu, en monde monarchique, un despote heureux et un vainqueur sans pitié, le poussa à la violence qui empoisonna la fin de sa vie ; c’est ainsi que son ambition sans bornes, après les satisfactions de sa richesse, visant l’orgueil du nom et des titres, lui avait fait prendre pour gendre un viveur qui le ruina.

Moins de deux ans après ce mariage, la dot de Maximilie n’existait plus, et les créanciers de monsieur de Labroie, las d’attendre, faisaient vendre aux enchères le domaine seigneurial. Brafort l’eût acheté, s’il l’avait pu ; mais son séjour à Paris comme législateur, et les préoccupations de toutes sortes qui l’agitaient, lui avaient fait négliger les affaires de sa fabrique. Il avait fait des pertes considérables sur certains marchés ; en outre, le travail était loin de produire ce qu’il produisait sous la surveillance du maître, et enfin le commerce, en ces temps troublés, languissait. Pourtant, afin de ne pas rester au-dessous des hauts personnages qu’il fréquentait, Brafort menait à Paris le train d’un quasi-millionnaire. En apprenant la faillite de son gendre, il sentit crouler sa propre fortune. Un moyen de salut lui restait : donner sa démission (il s’était fait réélire à l’Assemblée législative), retourner à R…, et se remettre à la tâche qui déjà l’avait enrichi. Mais, pour un homme qui avait tenu dans ses mains les destinées de l’État, qui recevait dans son salon de hauts personnages, qui disait aux princes Bonaparte : « Mon cher collègue ; » qui donnait des poignées de main à monsieur Odilon Barrot et à monsieur Thiers ; pour un tel homme, redevenir simple fabricant, c’était descendre, et, comme tous les parvenus, Brafort avait la rage de grimper. Il ne put se résoudre à cet abaissement, à cet affront. Et puis, son dévouement n’était-il pas utile à la France ? Il resta donc, fit l’impossible pour diminuer ses dépenses, et, au lieu de vraies réformes, rogna, lima, tondit sur des œufs, se mit en colère vingt fois le jour, changea de domestiques toutes les semaines, fit de son intérieur un enfer, se rendit très-malheureux et très-ridicule, et ne remédia nullement au mal.

Cependant il obtint une recette particulière pour son gendre. La France devait bien cela au nom des Labroie et à ses propres services à lui, Brafort. Il eut le chagrin à cette occasion de se séparer de sa fille et de sa petite-fille, une gentille enfant d’un an, dont il raffolait déjà sans vouloir en convenir. Maximilie suivit son mari en province, du même air triste dont elle vivait à Paris, près de lui. On trouvait dans le monde que cette mélancolie lui séyait fort bien, et quelques jeunes gens aimables, sachant que monsieur de Labroie négligeait sa femme pour des maîtresses, avaient essayé de la consoler ; mais Maximilie était restée invincible sans effort. Sa nouvelle séparation d’avec Georges, la mort de Jean, et le secret fatal de cette mort, qu’elle avait surpris pendant la maladie de son père, l’aversion que de plus en plus son mari lui inspirait, tous ces malheurs avaient frappé la pauvre enfant jusqu’à lui enlever toute la vivacité, tout l’essor de sa jeunesse. Elle ne trouvait de joie que dans sa maternité, et cependant, en embrassant sa fille, quelquefois des larmes amères coulaient sur ses joues.

La République était morte en juin, mais les vainqueurs aussi avaient succombé dans leur victoire, qui fit l’empire bien plus sûrement que le coup d’État de 1851. L’empire ne fut fait quoi qu’on ait dit, à Paris surtout, ni d’acclamation ni de terreur ; il le fut de la haine, du mépris du peuple et de son découragement. Pendant le pâle interrègne qui le prépara, Brafort, comme la plupart de ses collègues de la majorité, ne comprit, ne prévit rien ; les progrès de l’idée républicaine en province l’épouvantaient seuls, la peur du socialisme l’aveuglait, et le spectre rouge était son ombre. Il fit la loi du 31 mai en toute sincérité de cœur et donna aux déclarations du prince-président la plus entière confiance. Le coup d’État, en le surprenant, l’irrita. Il sentit bien que c’était sa déchéance. Puis la chose froissait ses idées d’honnêteté. Dans le pêle-mêle de ses préjugés, bons et mauvais, ce brave homme croyait aux serments. Il signa chez monsieur Odilon Barrot la protestation contre « l’attentat » ; il fut un de ceux qui accompagnèrent monsieur Daru au palais de l’Assemblée et, que bouscula le 42 de ligne. Il tint séance à la mairie du dixième arrondissement, sous la présidence de monsieur Benoist-d’Azy, parlementa solennellement avec l’officier chargé de faire évacuer la salle, se soumit à la consigne et demanda avec enthousiasme à être emmené à Mazas. On le dédaigna : il resta plein de colère.

Mais après le plébiscite, il réfléchit : après tout, le pouvoir de décembre était un pouvoir fort. C’est ainsi, on le sait, que Brafort comprenait le pouvoir ; acclamer celui-là ne coûtait donc rien à ses principes. Et puis son traitement de représentant suspendu, sa fabrique obérée, son gendre toujours endetté, il se voyait presque réduit à la pauvreté. Maxime était ministre. Brafort se dit alors, avec tant d’autres, qu’il était toujours honorable de servir la France, et même qu’une place de préfet lui siérait bien. Il écrivit au prince-président et fit passer sa demande par les mains de monsieur de Renoux. Elle fut accueillie et on l’envoya dans le midi de la France, à C…

Ce lui fut un renouveau d’importance et de fierté. Madame Brafort, également fort affligée de la perte de sa fortune, se ranima et recommença de pompeuses toilettes. Ne fallait-il pas trôner à C… ? N’était-on pas les représentants du pouvoir ? Brafort fut superbe dans ce rôle ; malheureusement il le prit trop au sérieux. La terreur régnait, aussi bête, aussi insensée que possible ; il trouva moyen de l’outrer. Il empoigna, proscrivit, fusilla. Il se fit empereur de son département avant que Louis Bonaparte se fût fait empereur de France. Tant que la chose n’eut lieu que contre les républicains ou contre des gens inoffensifs soupçonnés de l’être, il ne risqua rien. Mais un jour, dans l’ivresse de son despotisme, il s’attaqua à un Rothschild du pays, haut baron terrien et financier, qui boudait, il est vrai, le futur empire, mais par pure coquetterie. Huit jours après, Brafort était révoqué de ses fonctions.

Il courut à Paris se plaindre à Maxime ; mais, si jadis monsieur de Renoux avait servi Brafort en se servant de lui, s’il était capable même de l’obliger sans qu’il lui en coûtât rien, il n’entendait pas se compromettre pour un maladroit. Désormais il jugeait Brafort inutile. Aussi le reçut-il avec une froideur hautaine et ne songea-t-il qu’à se débarrasser de lui, s’il se pouvait, pour jamais.

— Les principes ! criait Brafort.

Monsieur de Renoux haussa les épaules :

— Il ne s’agit pas de cela.

— Comment ! balbutia Brafort stupéfait. Et de quoi donc ?

— De ce que vous ne pouvez être : habile. Mon cher, croyez-moi, retournez à l’industrie ; c’était votre vocation.

Brafort se leva, tremblant de colère et tout cramoisi :

— Merci, monseigneur, je vais…

Mais Son Excellence lui coupa la parole par un petit geste affable qui le congédiait.

Brafort faillit avoir dans l’antichambre une attaque d’apoplexie. Il aimait Maxime. Cette cruelle blessure ne guérit jamais.

Retourner à ses métiers, lui qui avait porté l’habit brodé du souverain départemental, qui avait régné par procuration retourner disgrâcié, presque pauvre, dans une ville qu’il avait considérée comme son apanage, non, jamais ! Il préféra vendre sa fabrique, ce qu’il voulait faire depuis longtemps, mais sans trouver acquéreur à prix convenable. Cependant elle était presque ruinée, tant l’ouvrage avait passé aux mains des concurrents. Il n’en eut pas cent mille francs nets.

Désespéré, mais non abattu, Brafort songeait à se relever par des opérations financières, quand un nouveau coup vint l’accabler. Son gendre, dont la place ne rapportait guère que douze à quinze mille francs, et qui, pour ses chevaux, ses maîtresses et son lansquenet, en dépensait à peu près le double, se trouva, le jour d’une visite de l’inspecteur, avoir en caisse trente mille francs de déficit. Il fut destitué. Pour prévenir un éclat et le déshonneur de son gendre, Brafort paya.

Comment vivre désormais ? Il resta deux ans à chercher une place, qu’il persistait à vouloir éminente. Pendant ce temps, sa fille et son gendre vivaient à ses frais. La ruine totale approchait. Il essaya en vain de se faire élire de nouveau. L’empire, qu’il avait servi avec tant de zèle, ne l’accepta pas ; l’opposition, si faible qu’elle fût, avait beau jeu contre lui. C’était un homme usé, dont il n’y avait plus rien à faire, et qu’amis et ennemis s’accordaient a mépriser. Ce pauvre Brafort, lui, s’obstinait à ne pas comprendre ; il s’était cru quelque chose. Il regretta pourtant vaguement d’avoir vendu sa fabrique, mais sans percevoir nettement comment, grâce au suffrage universel, il lui avait dû toute sa valeur.

Après des dégoûts et des déceptions sans nombre, pressé par la misère, qui s’avançait à grands pas, il accepta la fonction de chef de gare dans une petite ville des environs de Paris, à Poissy.

C’est là que beaucoup d’entre nous l’ont connu, toujours important et majestueux, boutonné dans son uniforme, le buste cambré, la tête haute, le geste dominateur, jetant partout l’œil du maître, et ne parlant. au public, aussi bien qu’à ses employés, que sur le ton du pédagogue. Au moment de l’arrivée, sur le quai ou près des salles d’attente, à l’ouverture des portes, quand, se promenant de long en large, le bras derrière le dos comme le grand Napoléon, il surveillait la foule, qui se pressait et se bousculait, et que parfois, d’une voix forte et d’un geste impérieux, il avertissait les étourdis ou les délinquants, on eût dit un berger gardant son troupeau ou quelque pasteur des peuples. Et c’était là justement sa pensée.

Quel beau dédain il avait pour le simple voyageur, la foule, le vulgum pecus ! S’il eût occupé ces fonctions dès l’origine des chemins de fer, j’aurais cru pouvoir affirmer qu’il avait servi de modèle à toute l’espèce, du chef au contrôleur. Mais du moins fut-il la personnification la plus parfaite de cet esprit d’autorité qui anime tout homme investi d’un mandat, depuis le sergent de ville jusqu’au ministre, et du chef de cuisine au chef de l’État ; de cet esprit, — qui s’est vulgarisé naturellement en un siècle de démocratie, — grâce auquel tout homme chargé d’une fonction se sent immédiatement investi par délégation de l’autorité divine et supérieure à la plèbe des administrés. Non, certes, Moïse, descendant du Sinaï, ne pouvait avoir l’air plus oracle que Brafort, disant à quelque infortuné réclamant : Votre demande est inadmissible. Ou bien : Il est défendu aux voyageurs ! Ou citant quelque article du règlement élaboré par la haute sagesse de la compagnie.

On sentait bien tout de suite, en l’écoutant qu’il s’agissait de raisons majeures, sacrées, et que si elles restaient secrètes, leur obscurité ne nuisait en rien. à leur profondeur ; on reconnaissait enfin la majesté, de la loi, la grandeur de la consigne, et l’on n’avait qu’à se taire devant cet homme, — qui d’ailleurs ne vous eût pas écouté, — devant cet homme, vivante image des arrêts de la destinée, qu’un pouvoir tutélaire élabore dans les arcanes de ses hautes contemplations.

La phrase est de Brafort ; mais, au demeurant, comme homme privé, — c’était une des distinctions qu’il aimait à faire, conjointement avec celles de la théorie et de la pratique, de la forme et du fond, de l’esprit et de la matière, etc. ; — comme homme privé, donc il aimait à être bon, et se piquait même d’être aimable. Quand nous l’allions voir, dans le jardin de la gare, aux heures où son service ne le réclamait pas, il causait volontiers, beaucoup même, et nous racontait ses grands jours, ses splendeurs évanouies. C’est là que son esprit, fuyant l’humble situation présente, s’était cantonné et vivait par le souvenir. Il parlait souvent avec amertume de l’ingratitude de la France pour les hommes qui l’ont servie ; il rêvait une restauration, la sienne, soit comme préfet, soit comme député, et, dans les deux cas, comme millionnaire ; il était enfin, comme tous les princes dépossédés, plein d’illusions personnelles et de regrets. Ce qu’il avait de plus, c’était un remords ; mais de cela il ne parlait à personne, et ceux des siens qui avaient surpris son secret pouvaient seuls comprendre pourquoi par moments un nuage sombre couvrait son front, pourquoi sa voix devenait brusque, saccadée, pourquoi il se levait tout à coup et marchait d’un pas fébrile, effaré.

Ces préoccupations, tout absorbantes qu’elles fussent, n’affectaient en rien cependant la régularité de son service. Il était toujours le même, aimant l’ordre à l’excès et l’imposait à tous, comme la première des lois divines et humaines. Aucune gare n’était mieux tenue que celle qu’il dirigeait ; tout lavé, frotté, ciré, chaque chose à sa place. Une trace de poussière laissée par un plumeau négligent le mettait en fureur. Fût-ce pour un quart d’heure, les colis devaient être rangés dans un certain ordre, et il ne souffrait même qu’avec peine le désordre inévitable des arrivées et des départs. Il serait téméraire d’affirmer qu’il se soit jamais bien rendu compte de ce fait ; que les gares sont précisément des lieux de passage et d’encombrement.

Je vous laisse à penser de quel air, dans ces moments-là, il recevait les observations qu’imaginaient de faire certains voyageurs audacieux. Ce n’étaient pas les gens du pays qui se fussent permis cela, mais quelques passants, qui naïvement prenaient cet homme pour chargé de veiller à leurs intérêts et à leurs besoins, mais qui dans ces occasions se retiraient jugés et exécutés, en pleine foule, par la voix tonnante de Brafort. Il avait ses flatteurs ; on le craignait. Après tout, il s’était bien fait là un véritable petit royaume, et ne s’y fût pas mal trouvé, sans le regret des grandeurs. passées et sans les chagrins cruels qui l’avaient frappé.

Le plus grand de tous peut-être, — si ce n’était la mort de Jean, — celui qu’il appelait la honte de sa vieillesse, eut lieu pendant la seconde année de son séjour à Poissy. Brafort n’avait plus de fille, et pourtant Maximilie vivait encore ; mais son père eût préféré, disait-il, qu’elle fût morte.

C’était pour se rapprocher d’elle que Brafort avec sollicité la gare de Poissy, où monsieur de Labroie avait été nommé juge de paix. Sa fâcheuse affaire ayant été étouffée, et un homme comme lui ne pouvant rester sans ressources, il avait obtenu cette fonction, que lors de sa création, la rhétorique ministérielle avait présentée comme devant être l’Arcadie de la justice et des gens de bien, et qui a reçu depuis la destination touchante de servir d’asile aux invalides et aux fruits secs. de la bourgeoisie. Ernest de Labroie était donc l’arbitre de la probité et des bonnes mœurs dans la petite ville dont son beau-père gouvernait la gare.

La France n’était pas suffisamment reconnaissante, je le veux bien ; mais enfin elle n’était pas non plus tout à fait ingrate, comme le prétendait Brafort, puisque ces deux hommes se trouvaient toujours en possession de fonctions publiques. Seulement, quel sort indigne, il est vrai, d’un de Labroie, et d’un homme qui avait-sauvé la France, pour un neuf-centième, avant Louis-Napoléon.

Les viveurs ne se corrigent pas. Monsieur de Labroie avait continué de désoler sa femme et sa famille. Conserver sa place lui importait peu ; il la méprisait trop pour cela. Il s’était fait détester de ses administrés ; mais en revanche, il était au mieux avec ses administrées. Très-aimable et très-serviable pour elles, c’était sur sa femme légitime, comme il est juste, que toute sa mauvaise humeur retombait. C’est lui qui accablait de reproches Maximilie ; car, tout seul, il se serait bien tiré d’affaire, ne fût-ce qu’en épousant une nouvelle dot ; mais avec un ménage… Il continuait de jouer, et, gagnant ou perdant avec une impassibilité apparente, il réservait de terribles scènes pour sa maison. La vie de Maximilie était un martyre, elle devint bientôt une honte.

À bout de patience et d’expédients, le baron, dont les grands sentiments et l’extrême délicatesse ne pouvaient se résigner aux vulgarités de la pauvreté, prit le parti de se faire entretenir par une vieille et riche coquette de la petite ville. Maximilie dut recevoir cette femme chez elle et vivre aussi de ses dons ; la mesure de son dégoût fut comblée.

Elle avait alors vingt-cinq à vingt-six ans. À cet âge, la résignation est encore inconnue, et puis se résigner à vivre de honte, à quel âge est-ce une vertu ?

Un jour, elle reçut de Paris une lettre dont la seule écriture la fit pâlir. L’ayant ouverte, elle lut :

« Une personne qui vous connaît quelque peu sort de chez moi. Est-il vrai que vous soyez la plus malheureuse des femmes ? Aucun de ceux qui vous entourent ne peut vous être un soutien. Vous étiez la sœur de Jean. Avez-vous besoin de moi ?

» Georges. »

Ah ! oui, cela était vrai : elle était la plus malheureuse des femmes, sans nul soutien ! Sa mère ne savait pas même adoucir ses peines ; son père, qui du reste détestait monsieur de Labroie, n’en conseillait pas moins à sa fille la résignation, première vertu des femmes. N’ayant d’ailleurs aucune influence sur son gendre, qui malgré tout, avec ses façons de gentilhomme, lui imposait toujours, il ne pouvait rien pour Maximilie. Oui, elle était bien seule, sa fille !… Quelles craintes lui inspirait l’avenir de cette enfant ! Oh ! jamais elle n’avait eu que deux cœurs à elle en ce monde ; l’un mort, l’autre dont elle était séparée à jamais, malgré elle et malgré lui, malgré l’amour, malgré la vérité même !

Ah ! si elle avait besoin de lui ! A-t-on besoin de la vie quand on se meurt ? A-t-on soif de noblesse et de sincérité quand la fange vous roule dans ses flots horribles ? Cette épreuve était trop forte. Elle hésita pour la forme, par une inconsciente hypocrisie d’habitude ; et puis, se disant que Georges serait trop blessé de son silence et qu’elle lui avait fait assez de mal, elle prit la plume, et, s’étant proposé d’abord de n’écrire que quelques lignes, emportée bientôt par le torrent de ses impressions, de ses douleurs, si longtemps inédites, elle remplit six pages de ses confidences désolées, à travers lesquelles perçait en chaque ligne le cri d’un regret désespéré. Et puis, elle demandait qu’on ne lui répondît pas.

Cette correspondance devint de plus en plus passionnée. Un nouvel amour, dont l’ancien n’était que l’aube, grandit avec une vigueur foudroyante sur tant de ruines, de souvenirs, de douleurs, de déceptions, d’élans contenus, amassés déjà dans ces jeunes cœurs. Georges eût respecté la femme heureuse ; mais c’était de toute son indignation en même temps que de sa tendresse qu’il sapait ce lien honteux et suppliait Maximilie de s’arracher à un sort infâme. Elle n’hésitait, ne pouvait hésiter que pour sa fille et pour ses parents ; mais Georges acceptait tout, l’enfant, dont c’était le salut moral peut-être ; il quittait la France, préparait tout pour une fuite lointaine.

Il venait d’accepter secrètement la direction d’une entreprise en Amérique, annonçait son départ pour la Russie, et restait caché dans Paris. Maximilie avait enfin consenti. Entre une vie pure, à leurs yeux du moins, et sa vie de honte ; entre le bonheur et le malheur, elle avait choisi ; le jour, l’heure étaient fixés. Mais, longtemps combattus, toutes les croyances, tous les scrupules à la fois vrais et faux, que lui avait inculqués son éducation se réveillèrent au dernier moment. Elle se demanda si elle avait le droit d’enlever une fille à son père, si misérable qu’il fût ; d’infliger à son père, à sa mère un si grand chagrin ; au nom de son enfant, une honte nouvelle. L’heure s’approchait. Elle perdit la tête. Sentant bien que si elle n’était retenue par aucune force, par une impossibilité matérielle, elle irait à Georges, qui l’attendait à quelques minutes de sa demeure, elle courut à la gare, prendre un billet pour Paris. Elle arriva en retard d’une demi-minute. On sait que les guichets ferment cinq minutes avant le départ du train ainsi le porte le règlement. La cinquante-neuvième seconde était écoulée, et Brafort posait la main sur la trappe, quand il vit sa fille qui accourait. Stricte et rigoureux comme toujours, il ne ferma pas moins et peut-être même un peu plus vite, car il aimait ces choses héroïques.

— Père, dit Maximilie en frappant au guichet, père !

Nulle réponse. Elle entra dans le cabinet du chef de gare.

— Père, un billet pour Paris, vite ! Je te prie.

— C’est trop tard.

— Mais tu peux bien, si tu veux…

— Bien sûr, dit un homme d’équipe qui se trouvait là, nous ne partons que dans cinq minutes.

Brafort lui lança un regard terrible.

— C’est ainsi que vous comprenez votre service, vous autres, misérables flatteurs et intrigants sans conscience. Apprenez que, quant à moi, aucune considération d’intérêt ni de famille ne peut me faire manquer au réglement !

Et il se dressait sur la pointe des pieds, et sa majesté semblait grandir avec lui. L’homme d’équipe sortit terrifié, sûr d’être disgracié ou peut-être renvoyé sous peu.

Et Maximilie répéta doucement, après son départ :

— Je t’en prie, c’est pressé… père…

— Je ne suis pas ici ton père ; je suis le chef de gare, et je ne fais de faveurs à personne. Cinq minutes avant le départ du train, la distribution cesse. Il n’y avait plus que quatre minutes et trente-cinq secondes quant tu es arrivée. Tant pis pour toi.

— Hélas ! murmura-t-elle, toute pâle et chancelante, c’est donc toi qui ne veux pas… père !… Ah !… tu regretteras…

Elle fondit en larmes.

Brafort haussa les épaules et tourna le dos en disant :

— Sur ma parole, les femmes sont folles !

Puis, faisant quelques pas dans son cabinet, il revint.

— Votre place n’est pas ici. Je vois ma fille à la maison, mais il n’y a dans ce cabinet que le chef de gare.

Maximilie attacha sur lui un long regard, puis baissa la tête, et, sortant, s’en revint à petits pas, sentant que son sort était décidé. Une demi-heure après, elle partait avec Georges, et son père ne la revit plus.

Monsieur de Labroie accepta gaiement son sort, mais Brafort fut écrasé de ce dernier coup. Ce n’était pas seulement la perte de sa fille, c’était le déshonneur !

Il vieillit, de plus en plus irrité, malade, de tant d’espérances trompées et déplorant la décadence de l’humanité. Sa seule consolation était d’admirer le pouvoir fort qui maîtrisait en France les mauvaises passions. Mais, quand l’hydre de l’anarchie releva la tête, quand s’ouvrirent les réunions publiques, quand retentirent les procès de l’internationale, quand le monstre du communisme prouva qu’il n’était pas mort en rééditant ses détestables doctrines, dont le Constitutionnel et le Pays se firent, à l’usage de la province, les éditeurs infidèles et empressés, quand enfin les élections de 69 désavouèrent la politique de l’Empire, que la licence régna dans la presse, et qu’on recommença d’attaquer les personnes les plus augustes et les choses les plus sacrées, alors Brafort fut violemment agité. Quoi donc ? ce n’était pas fini ! Il n’y aurait donc pas de repos pour les honnêtes gens en ce monde ? Mais c’était épouvantable cela ! Tous ses souvenirs, à cette occasion, ressuscités, le surexcitaient, et le plus cruel de tous, hélas ! le dévorait. Mais sa colère n’en était que plus ardente ; il devint irritable à l’excès, on n’osait plus lui parler. Il faisait régulièrement chaque soir une tempête à la maison. À l’égard des voyageurs, de ceux-là surtout à qui il trouvait un air de démocratie, il eut de telles excentricités de commandement et d’impertinence, que la compagnie dut lui adresser des observations. Il y avait certains chapeaux pointus et certains gilets qui le mettaient en fureur. Haut en couleur, le sang porté à la tête, il dut suivre un traitement préventif contre l’apoplexie. Comme autrefois, son grand, son dernier. argument était son fusil, et dans ses accès de colère, il le prenait et le fourbissait avec rage.

Pauvre Brafort ! avec quelle passion il plaida pour le plébiscite ! Et quel était son triomphe en proclamant le nouveau chiffre par lequel s’affermissaient, une fois de plus, les affinités de la monarchie et de l’ignorance ! La guerre le surprit comme tout le monde, mais il se rétablit promptement dans sa foi en la haute sagesse de l’empereur, et, sans être payé pour cela, cria de toute sa voix : À Berlin ! Et je vous jure qu’il se sentait insulté, oui ! et que monsieur Benedetti lui paraissait un grand diplomate, et monsieur de Gramont un vrai Français.

Pauvre Brafort ! Et quand tout croula, jusqu’à cet honneur de la France, qui pour lui était une religion, quand tout l’édifice impérial s’effondra de pourriture, entraînant la ruine de la patrie, alors il y eut aussi en lui un ébranlement immense et fatal. Atteint dans son dernier fort, dans la foi de toute sa vie, il désespéra presque de sa religion : l’ordre et l’autorité, son dieu. Ce magnifique système hiérarchique, dont l’empereur est la clef de voûte, et Dieu l’architecte, il aboutissait à la honte et à la ruine du pays, et prouvait son impuissance en même temps que sa bassesse ! La monarchie, née de la parole divine en même temps que le monde, s’affaissait, non sous la main de ses ennemis, mais par l’effet de sa propre corruption ; et tout le monde proclamait sa mort et la république. La république ! La proscrite, l’ennemie, la maudite ! Ce cri d’autrefois régnait maintenant ou du moins signait les ordres, paradait au front des monuments, flottait dans les banderolles, se criait sur les toits, — et dans les clubs, ô Dieu ! — marquait enfin de sa griffe satanique la légalité !

Il est vrai que tout cela n’était pas nouveau. Brafort avait déjà vu pareille chose, et avait su vite à quoi s’en tenir. Mais cette fois l’ennemi était aux portes. Brafort étouffa ses ennuis et reprit son vieux sabre ; il fut un de ces vieillards qui s’enrolèrent héroïquement dans les rangs de la garde nationale, car il était venu s’enfermer dans Paris.

Là il soutint Trochu, comme il avait soutenu Louis-Napoléon, et ce Jules Favre même, autrefois tant honni, étant le gouvernement, conquit sa confiance. Et pourquoi la lui aurait-il refusée ? Nous ne voulons pas ici retracer l’histoire d’événements si récents si terribles, mais notre devoir est de signaler la part qu’y prit notre héros.

Si ce ne fut pas Brafort qui inventa la fameuse formule : Pas de mouvements politiques devant l’ennemi ! car on l’entendit retentir après Sedan en faveur de l’empereur, et encore le 4 septembre, place de la Concorde, il l’adopta du moins avec cet amour profond qu’il eut toujours pour les clichés et pour les mots d’ordre, et il ne se passa point de jour, pendant ce long siége, qu’il ne la fit retentir en tous lieux. Il out voulu cependant, de très-bonne foi, marcher à l’ennemi, et ne pouvait faire autrement que de reconnaître, comme tout le monde, que tous les efforts du gouvernement se bornaient à paralyser les forces nationales. On l’entendit même, — tant en de telles crises les plus forts caractères sont ébranlés, on l’entendit blâmer amèrement certaines étonnantes impérities, que d’autres traitaient de trahisons. Mais à quoi pensez-vous qu’il conclût à la fin de sa philippique ? — Au maintien, toujours et quand même, de ce gouvernement qui ne combattait pas les Prussiens. Et pour quelle raison, s’il vous plaît ? — À cause des Prussiens, parbleu !

Il ne sortit pas de là, cinq mois durant. Si cette logique a de quoi surprendre, il faut se rappeler qu’elle fut celle de plusieurs centaines de mille avec lui, et même de la plupart des organes de la presse, lumières de l’époque. Que voulez-vous ? Il faut bien laisser aux siècles à venir quelques beaux exemples des pétrifications mentales opérées par les moules de l’éducation classique et religieuse. On est fils de la consigné et de la lettre ou on ne l’est pas. Qui eût douté de la sincérité de Brafort n’avait qu’à entendre l’accent indigné avec lequel il traitait de Prussiens ceux qui voulaient se battre, et par conséquent substituer au gouvernement de l’inertie un gouvernement d’action. Ah ! s’il fallait être stoïque et immobile devant l’ennemi, au moins pouvait-il tourner sa rage, et il n’y manqua pas, vers ces fauteurs de désordre, ces rouges odieux, ces misérables qui ne savaient pas soumettre leurs folles théories à la haute sagesse gouvernementale, et attendre les événements qu’elle préparait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Brafort n’y était plus. Un moment il faillit être révolutionnaire, et prit son fusil à l’appel de Brunel et de Plazza ; puis sa fureur se changea en une douleur éperdue, sans voix, sans larmes, et, rentrant chez lui, il eut une attaque d’apoplexie.

À partir de ce jour, ce fut un homme fini. Lui qui jugeait les larmes indignes d’un homme, il ne pouvait entendre sans pleurer la moindre allusion aux malheurs de la patrie. Et de quoi pouvait-on parler ? La conclusion de la paix fut un nouveau déchirement pour ce cœur français, qui, s’il manquait des inspirations nouvelles, avait du moins les vertus de ses préjugés. Cependant il venait de saisir une planche dans son naufrage, et recommençait à croire en monsieur Thiers. L’explosion de la commune le fit bondir. Ah ! c’en était trop ; oui, c’en était trop.

Il se trouvait encore dans Paris, n’ayant pu reprendre ses fonctions, et toujours un peu malade. Ce qu’il y souffrit de rages contenues et de terreurs chimériques est indicible. Il trouva moyen de savoir ce qui s’y passait par ce qu’on en disait à Versailles. Chaque matin, il s’attendait à être arrêté et couchait avec ses pistolets. Il sortait rarement et toujours déguisé ; s’il ne vit fusiller ni maltraiter personne, s’il passa les ponts sans voir aucun garde national s’amuser par passe-temps à jeter des enfants dans la Seine, il fut persuadé qu’il devait cela à une chance toute particulière. On ne vint pas non plus prendre son argent, et il disait :

— J’ai vraiment un bonheur extraordinaire, quand de telles horreurs se passent partout ailleurs.

Il ne les avait pas vues, mais il n’en était pas moins sûr.

Aussi, quand les troupes de l’ordre furent entrées, sa vengeance fut-elle terrible. Il avait eu si grand peur ! Et puis, jamais la société avait-elle été si près de sa chute ! Ah ! l’on n’avait pas suffisamment écrasé en juin cette race de vipères ; il fallait cette fois une justice terrible, et qui pût servir d’exemple pour des siècles. Il y avait dans Paris cent mille bandits, — donc quatre-vingt dix-neuf mille étrangers, à ce qu’affirmaient la Patrie et la Liberté, — qui empêchaient les honnêtes gens de dormir. Eh bien la chose faite, on serait tranquille.

Eugénie, devenue dévote, aiguisait sa haine ; mais, quant à Brafort, ce n’était pas pour les prêtres et pour les églises qu’il haïssait la commune, car il leur en voulait toujours pour l’inquisition et la Saint-Barthélemy.

Dans son uniforme de garde national, orné d’un brassard tricolore, il se rua au massacre.

Il avait déjà sérieusement maçonné le soupirail de sa cave. Mais tant de soins, tant d’efforts, tant d’excitations, devaient avoir une suite fatale ; il se coucha le 28 au soir, atteint d’une pleurésie. La vigueur de sa constitution sembla d’abord triompher de sa maladie, il entra même en convalescence ; mais il ne fit que languir.

Sa vie dura trop longtemps, puisque avant de mourir, il eut le chagrin d’assister à un nouveau réveil de l’esprit d’opposition et d’anarchie. Après la vigoureuse répression qui lui semblait devoir fermer à jamais la bouche à l’idée maudite, il lut les protestations de l’internationale en divers pays, auxquelles se joignirent celles de plusieurs journaux de province. Le monstre vivait encore, et les bons journaux parlaient sans cesse de nouveaux complots, tandis que le mécontentement contre le gouvernement de l’ordre allait croissant, et que cette France, autrefois si docile, qui, vingt-deux ans auparavant, avait servi si bien la réaction monarchique ; semblait maintenant beaucoup moins effarouchée en face d’excès monarchiques mille fois plus grands ; elle faisait même des élections républicaines, et, par l’organe de ses jurys, accablait de soufflets et de démentis ses sauveurs.

Brafort désespéra du monde de ses rêves, de cette société majestueusement immobile et sagement hiérarchique, où l’ordre fondé sur des institutions immuables et la haute sagesse d’un gouvernement tutélaire, où l’esprit d’obéissance et de discipline, fortement inculqué aux enfants dès le bas âge, rendraient impossible à jamais le désordre et l’anarchie. Oui, Brafort en vint à douter de l’ultima ratio et de toute sa philosophie du canon, de la geôle, de la main ferme, et même des hautes providences, qui semblaient, en se succédant, rivaliser d’incapacité et de lâcheté.

Quoi donc ! c’était toujours à recommencer ? La lutte serait éternelle ? ou bien, c’en était donc fait de l’autorité en ce monde ?

Tout ce qui avait été pour lui jusqu’alors la réalité, la certitude, vacillait, et tout ce qu’il avait considéré comme insensé, bizarre, monstrueux, coupable, semblait s’agiter dans l’enfantement d’une création nouvelle. Il comprit vaguement qu’il se préparait des choses contre lesquelles il ne pouvait rien et auxquelles il ne pouvait rien entendre. Cette conception autoritaire, âme du vieux monde, qui, malgré les incohérences de l’époque de transition où il était né, dominait en lui, se sentit frappée à mort. Il pressentit sa fin et ne regretta pas de mourir. De plus en plus, il s’affaissa dans une tristesse profonde ; sa faiblesse augmenta sans cesse, et une fièvre l’emporta.

Je le visitai la veille de sa mort. Épuisé, souffrant, il était toujours le même. Il me dit.

— Monsieur, la société est bien malade. Tout s’en va !… Vous savez que l’internationale a décidé que tous les enfants devront être marqués de rouge, et enlevés à leurs parents dès le jour de leur naissance ? Elle vient aussi d’armer les bandes carlistes en Espagne. Ah ! ah ! mais c’est égal, monsieur, nous tenons encore la famille, qui est le cœur de la société ; nous tenons l’armée, qui est son bras, et l’on verra bien…

Un accès de toux lui coupa la parole, et il demanda un mouchoir. Une fille, qu’il avait à son service depuis deux ans, — c’était la seule qui fût restée si longtemps dans la maison, — Claudine, s’empressa de lui en apporter un. Il lui jeta un coup d’œil terrible.

— Vous ne faites jamais que des bêtises ! C’est le numéro dix, et je n’ai pas eu le numéro neuf.

Il fallut que madame Brafort lui assurât que le numéro neuf avait été employé pour un bandage et le lui montrât.

— Jamais d’ordre ! répétait-il.

Il s’éteignit le lendemain, muni des sacrements de l’Église.

Dans ses dernières années, il était devenu d’une tyrannie extrême pour les petites choses. Sa femme et Claudine osaient à peine ouvrir la bouche devant lui, et en recevaient à chaque instant des injures les plus violentes, quelquefois même pis. Cependant Claudine, qui était bonne fille, pleurait en revenant de l’enterrement.

— Quoi donc ? lui dit-on. Il vous faisait la vie si dure !

— Que voulez-vous ? répondit-elle. Ce n’est pas qu’au fond il fût méchant. C’était son idée comme ça.

Cette oraison funèbre de Claudine le peint mieux que les discours prononcés sur sa tombe. Non, Brafort n’était pas méchant, et ce fut en toute conscience s’il fit du mal quelquefois. C’était son idée. Il était sincère, actif, plein de probité, de courage, bon, généreux à sa manière. Il eût pu soutenir d’autres causes, suivre d’autres voies, avec la même énergie Tout dépendit pour lui du temps où il naquit et de l’éducation qu’il reçut.

Délivrée de son tyran, madame Brafort ne se comprend plus ; elle avait pris l’habitude du joug au point qu’elle en sent maintenant le vide sur ses épaules. Elle se laisse guider par Claudine, et vit d’une pension que lui fait son gendre ; car elle vient d’assister au mariage légal de Maximilie et de Georges. Depuis longtemps monsieur de Labroie est mort, usé de débauches. Mais Brafort avait toujours impitoyablement refusé son consentement au second mariage de sa fille. Aucune des lettres que lui écrivit Maximilie n’avait pu l’attendrir ni aucune excuse le toucher.

Si on lui objectait les torts de monsieur de Labroie, il répondait qu’une femme a pour devoir de respecter et d’aimer son mari, quoi qu’il fasse. Tuteur de sa petite-fille, l’ignorance seule du lieu précis où vivaient les deux amants et les difficultés de la recherche, l’avaient empêché d’aller arracher cette enfant des bras de sa mère, qu’il disait indigne de l’élever. Il avait défendu qu’on lui parlât de Maximilie ni des autres enfants qu’elle avait eus. Sa fille, répétait-il, était morte ; il ne lui restait plus qu’un enfant, sa petite-fille, qu’on lui avait enlevée et qu’il se plaisait à nommer, malgré les désastres attachés pour lui à ce nom : mademoiselle de Labroie. En ceci, comme sur bien d’autres points, il fut martyre de ses convictions. Zélateur du principe d’autorité, si méconnu en ce siècle, il fut irritable parce qu’il eut beaucoup à souffrir. Ce principe, de sa nature, est d’une susceptibilité extrême ; à le nier seulement, on le tue. Un simple mot : Non ! formule magique, suffit à l’anéantir. Ils sont passés les temps où les couvents, les gibets et les bastilles lui servaient de preuves irréfragables. Tout cela dure encore, mais si contesté !… Ce n’est qu’à mesurer la hauteur de son origine divine, comme on sait, et l’étendue sans limites de ses droits, qu’on peut comprendre, en ces temps de négation insolente, les douleurs de cœur de ceux qui sont restés fidèles à son culte. Brafort, que les partisans des idées nouvelles traiteront assurément de despote, peut à bien des égards, je le répète, être considéré comme un martyre de sa foi.

Mort à soixante-douze ans, la vie ne pouvait plus lui fournir que des amertumes. Sa génération morale est loin d’être éteinte, mais elle semble près de ne plus régner, ou plutôt sans doute va-t-elle revêtir de nouvelles formes ? Pour nous, dans cette histoire fidèle, notre but à été de montrer, sous son vrai jour, un caractère souvent méconnu dans les tristes mêlées de ce temps, de l’expliquer peut-être, et de lui restituer au moins son principal trait : la bonne foi.

FIN DU PÈRE BRAFORT.

  1. Proclamation de la Commission d’enquête. (Daniel Sterne, Histoire de la révolution de 1848.)
  2. Ce vertige de la peur, auquel les esprits les plus fermes et les âmes les plus nobles s’abandonnaient sans réserve et sans honte. (Idem).