Le Siècle (série 45p. 322-334).
◄  Chapitre 7
Chapitre 9  ►


VIII

L’INFANTICIDE.

Pendant l’absence de Brafort et sous l’influence des événements, l’atelier aussi se trouvait révolutionné. Plus de cette discipline si correcte, de cet ordre si merveilleux, grâce auxquels, à la même seconde, tous les métiers se mettaient à battre semblaient battre tout seuls, tant le silence de toute voix humaine était profond, tant complète l’absence de tout mouvement spontané, individuel.

Maintenant des paroles s’échangeaient d’un métier à l’autre ; souvent se jetaient des cris, des paroles. Au bruit des machines, se joignaient des fredons patriotiques. On arrivait parfois de deux à trois minutes en retard et l’on refusait de payer l’amende ; on discutait les jugements des employés sur la valeur du travail. On s’assemblait dans un cabaret de la ville pour faire une pétition au gouvernement provisoire, demandant une augmentation de cinquante centimes par jour et la suppression des règlements arbitraires. On avait parlé de rosser le contremaître, et l’on parcourait les rues, le soir, en chantant la Marseillaise et les Girondins.

Brafort ne pouvait qu’être profondément révolté de tels scandales. Pendant les premiers jours, la peur avait comprimé chez lui l’indignation ; mais, au 10 mars, on commençait à être fort rassuré sur les intentions du gouvernement républicain ; la manifestation des bonnets à poil se préparait à Paris, et Brafort, depuis que Maxime lui avait montré la véritable situation, se sentait le maître comme auparavant. Il n’hésita donc pas, en face du désordre, à suivre l’inspiration de son caractère et à frapper un coup vigoureux.

On nota les mauvaises têtes et, à la fin de la semaine, on les congédia. C’était d’ailleurs nécessaire : l’atelier ne recevant plus de commandes, il fallut bien diminuer le travail. À la nouvelle de ce décret, Jean courut près de son oncle.

— Vous ôtez le pain à vingt familles ?

— Ça ne me regarde pas. Suis-je chargé de les nourrir ? Qu’ils cherchent d’autre travail.

— Vous savez bien qu’il n’y en a pas.

— J’en suis fâché, ce n’est pas mon affaire : je ne puis pas me ruiner pour ces gens-là.

— Ils vous ont bien enrichi ! s’écria Jean indigné.

— Monsieur, s’écria l’oncle en fureur, il y a longtemps que vos détestables doctrines me révoltent et me chagrinent : ayez au moins la pudeur de ne pas les afficher devant moi.

Les ouvriers chassés de chez Brafort, réunis à ceux d’autres manufactures également renvoyés, firent du bruit dans la ville, et l’agitation, se propageant dans les ateliers, s’y traduisit par des actes d’insubordination. Le lundi matin, Brafort parut sur le seuil de l’atelier principal, où en ce moment même quelques conversations avaient lieu. Il était droit, majestueux, superbe, et son intention était de paraître froid et calme comme le destin ; mais une émotion colérique empourprait sa face, et un léger tremblement réfrigéra l’assistance, les voix tombèrent aussitôt.

— Ouvriers ! s’écria Brafort, il se passe ici des faits regrettables. La discipline est ébranlée. Je ne le souffrirai pas. La République n’est pas venue pour établir le désordre, mais pour confirmer chacun dans son devoir. Faites le vôtre ; je ferai le mien. Les temps sont difficiles, le crédit est ébranlé. Il serait peut-être plus prudent à moi de fermer mon atelier ; mais je prends ici votre intérêt en considération plus que le mien, et je veux bien continuer de produire, malgré réduction du marché. Mais j’exige en retour la soumission, l’ordre et la discipline, qui ont toujours régné ici, qui doivent y régner toujours, qui y régneront désormais, à moins que vous ne m’obligiez, par votre insubordination, à fermer sur-le-champ.

Il se tut un instant, promena sur ses humbles sujets un regard ferme, sur lequel tous les yeux se baissèrent, et reprit :

— Ce matin tout le monde, excepté Colin, Marchais et Baraud, est arrivé en retard de trois, quatre ou cinq minutes. Je félicite Colin, Marchais et Baraud de leur ponctualité. C’est en remplissant avant tout ses devoirs que l’ouvrier se rend digne de quelque amélioration à son sort. Tout le reste de l’atelier est soumis à l’amende de dix centimes pour cinq minutes de retard.

Il appuya de nouveau ces paroles d’un regard de maître et sortit.

Après son départ, il y eut bien quelques rumeurs, des murmures, mais les injonctions des employés en triomphèrent aussitôt ; chacun sentait que toute parole malsonnante serait punie d’un renvoi ; or, il fallait vivre, Brafort, triomphant, marchait cambré dans sa force.

— Il faut de la vigueur, disait-il à tous propos.

Ce petit succès lui persuada tout à fait qu’il devait avoir le talent inné de gouverner, que les hommes comme lui étaient nécessaires, et il s’occupa de préparer sa candidature en méditant sa profession de foi.

Il avait dominé ses ouvriers ; il voulut triompher aussi de son neveu, dont les déplorables principes lui semblaient une offense aux siens propres, et qui le gênait et le contrariait surtout par cet enseignement de chaque soir qu’il faisait aux ouvriers. Décidément Brafort avait eu grand tort de souffrir cela.

L’ébranlement de la révolution produisait dans la tête du manufacturier un mouvement qui lui éclaircissait bien des choses. Les faits désormais se classaient pour lui en deux sortes bien distinctes : ceux qui tendaient à conserver l’ordre, c’est-à-dire le statu quo, et ceux qui tentaient à le détruire. Les situations graves imposent leur logique à tous les esprits. Des choses qui jusque-là avaient paru à Brafort indifférentes ou de peu d’importance prirent à ses yeux le caractère générique qui les rangeait soit dans un camp, soit dans l’autre. Au premier rang des choses hostiles, était l’instruction du peuple.

Non pourtant, je vous assure, que Brafort se fût élevé à la hauteur de l’esprit politique résumé par cette formule : Abrutir pour régner. Non, il était trop honnête et trop convaincu pour cela ; il ne conspirait pas contre les droits du peuple ; le respect du droit fut toujours une de ses principales vertus. Il se disait que le peuple, étant né pour travailler, n’avait pas le temps d’étudier, et que cela ne pouvait que lui donner des idées au-dessus de sa condition, lui faire sentir davantage son malheureux sort, lui remplir la tête de prétentions chimériques, insensées, et le rendre paresseux et insoumis. C’est par la même raison qu’il ne comprenait pas le droit politique associé à la misère, et en cela il avait raison beaucoup plus qu’il ne pensait.

En vain Jean s’efforça de lui faire comprendre non-seulement qu’on n’avait pas le droit de faire d’un homme un outil, mais que cet outil même gagne à être perfectionné ; que l’intelligence est toujours féconde, que l’esprit actif rend la main plus prompte, qu’élever l’ouvrier, c’est améliorer le travail.

Brafort haussa les épaules.

— Tout ça sont des idées.

Le mot idées commençait à devenir pour lui aussi inépuisable que celui de théories.

— Pour travailler, il faut y être forcé ; un homme instruit ne peut pas vouloir rester ouvrier. Or, tout le monde ne peut pourtant pas être avoué ou notaire. L’égalité est une chimère.

— C’est l’avenir de l’humanité, dit Jean, et il esquissa en quelques lignes de feu le monde de ses rêves.

— Ah ! ah ! ah ! disait en ricanant Brafort, pauvre fou ! Pauvre fou ! répétait-il paternellement en haussant les épaules.

Et il fit cette réflexion profonde :

— Mais, si nous étions tous égaux, on ne pourrait plus se distinguer. Une société ne peut vivre sans hommes supérieurs, son plus bel apanage.

Il parla longtemps, dans ce style, des devoirs réciproques du riche et du pauvre, du mécanisme intelligent, grâce auquel le luxe produit le travail, et de l’accord touchant de la bienfaisance et de l’indigence. Il débitait tout cela d’une voix tonnante et d’un visage enflammé ; tandis que Jean, pâle et contenu, l’écoutait en pressant de la main son front chargé de tristesse.

Il va sans dire qu’ils ne purent s’accorder et que Jean continua ses leçons.

Mais Brafort n’avait point oublié les inquiétudes que lui causait la raison de son neveu, et l’utilité de se lancer dans le monde pour réformer ses idées. Il avait agi dans ce sens, et un matin, après réception du courrier, il vint trouver Jean, une lettre à la main.

— Écoute, lui dit-il brusquement, le commerce n’allant plus, je ne puis continuer les améliorations que je voulais faire dans mon outillage. Tu ne m’es done plus utile, et, d’un autre côté, l’air des ateliers ne te vaut rien. Tu as besoin de te frotter à la vie, de te former au contact des gens capables, et de perdre ces idées fausses que n’ont point les gens du monde. J’ai écrit à monsieur Maxime de Renoux qu’il voulût bien s’occuper de te placer quelque part, et il me répond aujourd’hui même qu’il a besoin d’un secrétaire. Il te sait honnête, instruit ; il t’accepte, et j’en suis heureux pour toi. Entre ses mains…

— Il m’est impossible d’accepter, mon oncle.

— Impossible ! s’écria Brafort avec une surprise sous laquelle sourdait une colère, impossible ! et pourquoi, s’il vous plaît ? Ce n’est pas là, je le sais bien, une carrière déterminée ; mais ton diplôme peut attendre longtemps l’occasion de s’exercer, et chez Maxime, tu trouveras la source et l’occasion. D’abord tu pourrais y rencontrer un beau mariage, et puis, quand tu auras passé une année ou deux sous son égide, qu’il l’aura formé, il te procurera quelque poste avantageux. Vois-tu, il vaut mieux être fonctionnaire qu’ingénieur civil : c’est une position plus sûre et plus tranquille. On dépend de ses supérieurs, c’est vrai ; mais on commande au public ; et, pourvu que l’on soit bien avec ceux-là, on peut se moquer de l’autre : on est sûr d’avoir toujours raison, on est inviolable. Moi, si je n’étais pas fabricant, et si je n’espérais pas être député, je voudrais être fonctionnaire.

— Mais ce n’est pas mon avis, mon oncle. Vous voulez faire de moi un membre de la classe gouvernante et riche, je ne puis l’être. J’avais accepté avec joie d’employer à votre service l’instruction que vous m’avez procuré ; mais, si je ne vous suis plus utile, je reprends ma liberté.

— Votre liberté ! monsieur ; n’ai-je plus de droit sur vous ? Je vous ai élevé comme un père…

— Et je vous aiderais et vous défendrais comme un fils ; mais, en échange de vos soins, vous ne pouvez prétendre confisquer mon âme et ma vie.

— Confisquer ! monsieur, ce n’est pas moi qui songe à confisquer. Voilà bien l’effet de vos ignobles théories : des droits toujours des droits, et pas de devoirs. Ainsi vous croyez qu’après vous avoir fait ce que vous êtes, ce n’est pas à moi de diriger votre avenir ? Mais voilà ! maintenant que vous croyez n’avoir plus besoin de moi, vous me mettez de côté. Vous n’êtes qu’un serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ; j’ai voulu vous élever pour l’honneur et les bons principes, et vous me faites rougir de mes bienfaits. J’aurais mieux fait de vous laisser à la charité publique…

— Vous oubliez que vous m’avez enlevé à la tendresse d’un ami…

— D’un repris de justice, vous voulez dire.

— La colère vous rend insensé, monsieur ; je ne vous répondrai plus.

Et Jean, toujours contenu, mais tremblant d’indignation, voulut sortit. Brafort se jeta au-devant de lui.

— Vous ne sortirez pas, monsieur, de ce toit, où vous avez été abrité, choyé, nourri, et que vous voulez sans doute déshonorer, sans me dire où vous voulez aller et ce que vous pensez faire.

— Je me propose d’entrer comme dessinateur dans quelque atelier ; or, si, dans l’état actuel des affaires, je ne puis trouver cette place, j’aurai recours à Georges, qui m’occupera dans sa compagnie, ne fût-ce qu’en qualité d’homme d’équipe.

— Admirable ?… Après ?

— Après j’épouserai une ouvrière et je vivrai dans les rangs de mes frères du peuple, pour les instruire et pour souffrir avec eux.

— Et si je vous faisais enfermer aux Petites-Maisons ? s’écria ou plutôt rugit Brafort en se croisant les bras devant son neveu, et en te foudroyant du regard.

— Vous ne pourriez…

— Tu crois ! Eh bien ! moi, je te le déclare, malheureux ! j’y crois à la folie ! Et qui donc, sans être fou, peut refuser la fortune, la considération, les honneurs, le luxe, le bien-être, le pouvoir, tout ce qu’envient les hommes, pour choisir la dépendance et la pauvreté ? Mais tu ne vois, tu ne sens donc rien ? Tu es fou, te dis-je.

— Vous vous trompez, dit Jean tristement ; je suis plus ambitieux que vous, mais nous ne pouvons nous comprendre.

Et il sortit, laissant Brafort partagé entre la colère et un étonnement si profond, qu’il ne pouvait, aux questions de son intelligence en détresse, répondre que par cette phrase vingt fois répétée :

— Il est fou ! Ce misérable-là est absolument fou !

Jean ne pouvait, après une telle scène, rester dans la maison de son oncle. Il fit ses préparatifs de départ.

Dans cette maison luxueuse où nul ne songeait à lui procurer le plus grand des luxes, l’indépendance, il était si pauvre qu’il n’avait pas de quoi prendre le train pour Paris. Il se hâta d’écrire à Georges et à Charles de Labroie, et alla mettre sa montre en gage. Mais un soin plus cher le tourmentait. S’il devait laisser à R… l’espoir le plus doux de sa vie, l’être adoré sur lequel se concentraient tous les rêves, toutes les poésies, toutes les ardeurs de son âme, s’il lui fallait partir seul, au moins voulait-il emporter une promesse, laisser un serment avec son adieu. Sans le froissement douloureux qu’il éprouvait de sa rupture avec son oncle, Jean, à cette heure où se dénouaient les liens qui l’attachaient à la classe riche, et en se voyant au seuil de cette vie humble et pauvre à laquelle il aspirait, comme un exilé au retour de sa patrie, n’eût ressenti qu’enthousiasme et enivrement. Cette nature, bien d’autres que Brafort la trouveront folle et chimérique. Il en est de telles, cependant, rares, mais réelles, dont fut le Christ, dit-on, et qui, à notre époque tourmentée, d’une transformation plus radicale, plus profonde, sont plus complètes, parce qu’elles joignent à l’amour des humbles et des petits, la ferme revendication de leur droit.

Cette vie d’ailleurs, que Jean n’eût pas moins acceptée, si elle eût été solitaire et dépourvue de joies personnelles, la pensée de Baptistine l’illuminait pour lui. C’était comme ces lucarnes de pauvres demeures, que le soleil transforme en vitres d’or. Quand il voyait marcher dans sa mansarde future cette figure pure et charmante, il se jugeait cent fois trop riche et trop heureux. Il se sentait aimé. Toutefois, n’osant trop y croire, il frémissait d’espérance dans l’attente de la certitude. Il lui fallait s’expliquer avec elle avant son départ.

À l’atelier, c’était impossible ; il fallait donc l’aller voir chez elle, au risque des observations méchantes. Mais c’était la première visite et ce serait un adieu.

Ayant attendu l’heure à laquelle Baptistine devait être rentrée chez elle, Jean se dirigea vers la courée où elle habitait.

Ces courées sont des sortes de cités, contenant chacune quarante à cinquante logements, rangés autour d’une cour humide et souvent infecte. Jean se fit indiquer le numéro de Baptistine et entra. Des odeurs de guenilles et de bouillitures infâmes empestaient l’air, et les escaliers et les corridors étaient d’une malpropreté répugnante. Un de ces poëtes qui ne voient l’idéal que dans les fleurs, les parfums et le poli des surfaces eût pris la fuite ; mais Jean passait au milieu de ces choses, comme il l’avait fait ailleurs, au milieu des laideurs moins superficielles, tristement, et son idéal au cœur. Celle qu’il allait chercher dans ce bouge ne lui était ni moins chère ni moins sacrée, car il avait vu luire dans son regard le rayon incorruptible qui élève l’être au-dessus du sort. Il s’arrêta, le cœur tremblant, près de la porte, hésita quelque temps et frappa.

La porte s’ouvrit ; le joli visage de Baptistine parut, penché sur l’entre-bâillement, et soudain à peine se croisait le rayon de leurs regards, qu’elle se rejeta en arrière en poussant un léger cri.

— Ah ! c’est vous ?

Et la porte, qu’une main tremblante ne retenait plus, s’ouvrit toute seule sur ses gonds fléchis, et Baptistine demeura debout au milieu de la chambre, éperdue, tandis qu’il restait, lui, tout hésitant, sur le seuil.

Au milieu de la chambre est assez mal dire. Cette chambre n’était qu’une étroite cellule, dont un des côtés était occupé par un lit de sangle, l’autre par un petit buffet-armoire. La porte en s’ouvrant frôlait ces deux meubles, et il n’y avait passage entre eux que pour une seule personne jusqu’à la fenêtre, dont l’embrasure était occupée par une petite table. Une chaise à la tête du lit, au-dessous d’un miroir ; une autre au bout du buffet, sous une image de saint Jean-Baptiste ; c’était là tout, et Baptistine avait bien fait de se reculer, car Jean n’aurait pu entrer sans cela.

— Entrez ! lui dit-elle de sa voix douce, entrez monsieur Jean. Oh ! j’étais si loin de m’attendre à vous voir !

Et quand il eut refermé la porte, et qu’il se trouva engagé dans le passage entre l’armoire et le lit, elle avança un peu la chaise au-dessous de saint Jean-Baptiste, prit place elle-même sur la seconde, et ils se trouvèrent ainsi en face l’un de l’autre, tout proches, dans le plus étroit des tête-à-tête. Cette considération toutefois n’était plus rien dans le trouble de Baptistine, il ne s’y mêlait aucune inquiétude ; c’était le bonheur, un bonheur plein de ravissement, de timidité, mais ingénu, et que révélaient un regard brillant, un souffle précipité, des lèvres entr’ouvertes par un doux sourire.

Jean regardait cette logette si insuffisante, cette pauvreté propre et soignée, et se sentait profondément attendri. Jamais Baptistine ne lui avait paru si touchante. Ah ! combien il l’adorait mieux ainsi, dans cette petite robe d’indienne, sous ce bonnet coquet à force d’être simple, avec cette figure si belle, dont la jeune pâleur témoignait déjà d’un passé d’épreuves courageusement supportées ! Oui, mieux cent fois que s’il l’eût vue sous des vêtements de soie, dans cette arrogance de beauté, d’épanouissement, de bonheur de ces enfants gâtées, qui oublient si gracieusement le martyre de leurs humbles sœurs. Il gardait le silence, mais ses yeux parlaient ; ceux de Baptistine se baissèrent, et ils rougirent tous les deux.

Il fallait parler cependant, car Jean ne s’était muni d’aucun prétexte ; il est vrai que pour l’accueillir, Baptistine n’en avait point demandé. Mais il le voulait bien, parier, il lui fallait cette explication immédiate ; seulement la voix mourait dans sa gorge, au moment de prononcer les paroles qui allaient dévoiler son cœur. Il n’était pas seul à ressentir cette pudeur qui accompagne tout sentiment vrai… En face de lui, la pauvre enfant, elle aussi, frémissait du même émoi chaste et doux, et, oubliant tout le reste, se sentait vierge dans l’attente du premier aveu d’un premier amour.

— Je vais partir, dit-il avec effort, demain…

— Partir ! ô mon Dieu ! s’écria-t-elle… Mais vous reviendrez… n’est-ce pas ?…

Elle attacha sur lui ses deux grands yeux, pleins d’une expression anxieuse, et tendit instinctivement les mains comme pour le retenir. À ce mouvement, l’élan du jeune homme emporta sa timidité. Il saisit les deux mains de Baptistine, et se penchant ardemment vers elle :

— Oh oui, je reviendrai ; je reviendrai vous chercher, si vous m’aimez et si vous voulez être ma femme.

Elle jeta un cri sur ce mot, et devint tremblante et toute pâle ; ses mains échappèrent à celles de Jean et se joignirent, ses regards un moment semblèrent égarés.

— Votre femme ! dit-elle, moi ! votre femme !

— Ah ! s’écria-t-il, vous ne m’aimez pas ?

Elle ne lui jeta qu’un regard, mais si éloquent, si beau, qu’il n’eût pas besoin d’autre réponse.

— Eh bien ! dit-il, si vous m’aimiez…

— Ah ! soupira la pauvre fille, j’avais pensé quelquefois que vous m’aimiez, et j’en étais… trop heureuse ; mais, moi, devenir votre femme ? oh ! jamais ?

— Vous ne croyez donc pas sérieusement à mon amour ? Baptistine.

— Oh ! si ; mais… je ne pensais pas… j’étais heureuse, voilà tout. Je me disais : Je sais bien que c’est un rêve et que cela passera : mais j’avais peur de me réveiller. Oh ! Jean, vous si bon ! car aucun ne vous ressemble sur terre ! vous voulez bien m’aimer, vous !…

Il répondit par ces adorations passionnées où l’amour et le sentiment religieux se confondent. Elle écoutait avec une étrange expression de ravissement, de surprise et d’épouvante. Puis elle mit la main sur la bouche de Jean :

— De grâce, ne me parlez pas ainsi à moi ! à moi si… pauvre et… si malheureuse ! C’est moi qui voudrais me mettre à genoux devant vous et vous adorer ! Ah !… s’il m’était permis seulement de vous voir sans cesse et de vous servir !… Je n’ai pas rêvé d’autre bonheur.

— Et moi, s’écria-t-il, je vous en supplie, pas de ces humilités, Baptistine ! Sachez bien que votre pauvreté, vos vertus, vos souffrances, vous rendent mille fois plus chère et plus précieuse à mes yeux.

Elle frémit, baissa la tête, et puis elle passa les mains sur son front, devenu plus pâle encore.

— Oh ! oui, murmura-t-elle, il fallait se réveiller !

Et elle regarda Jean avec résolution, comme si elle allait parler ; mais, en rencontrant son regard chargé d’amour, le courage lui manqua.

— Vous partez demain, dit-elle d’une voix faible, demain !

Et, sans presque plus rien dire, lui abandonnant ses mains qu’il couvrait de baisers, elle le regarda, l’écouta aussi longtemps qu’il voulut rester près d’elle. De temps en temps seulement, elle laissait tomber une parole d’amour, profonde, qui le ravissait. Ils restèrent ainsi longtemps, sans le savoir, jusqu’au moment où un bruit violent se fit entendre à côté. C’était le voisin qui rentrait, et, pris de vin, se heurtait aux meubles. En même temps l’heure sonna à l’horloge voisine, onze heures. Jean aussitôt se leva et s’excusa d’un ton respectueux en prononçant douloureusement le mot d’adieu ; son regard, attaché sur Baptistine, implorait un adieu plus tendre.

— Oui, dit-elle, répondant à cette muette prière, oh ! oui !

Et, jetant elle-même ses bras autour du cou de Jean, elle baisa son front, ses cheveux, et l’inonda de ses larmes. Fou de bonheur et d’espoir, il répétait :

— Au revoir ! à bientôt ! ô chère aimée ! à toujours !

Il partit enfin, et la pauvre fille, quand il eut refermé la porte et qu’elle n’entendit plus le bruit de ses pas, tomba sur son lit, folle de douleur.

Jean quitta R…, le lendemain, sans avoir revu Baptistine. Il écrivit à son oncle pour prendre congé de lui une lettre affectueuse et triste. Sa tante, à laquelle il présenta ses adieux, crut devoir lui marquer son mécontentement par beaucoup de sécheresse et n’essaya pas de le retenir. Il avait écrit à Maximilie.

Tout meurtri encore des insultes et des froids adieux de cette famille, qui était la sienne selon le sang, Jean, au sortir du wagon, se trouva dans les bras d’un vrai parent, Charles de Labroie, Georges était alors absent de Paris. Après d’ardentes causeries sur les événements, — on était à la fin de mars, — le jeune homme dès le lendemain se mit à chercher du travail. Il avait le cœur plein d’enthousiasme, et les tristes prévisions de son ami n’avaient pu éteindre cet ardent foyer d’espoir qu’alimentaient en lui l’amour et la jeunesse. Il souriait aux blouses républicaines, il saluait avec ivresse la devise d’un ordre nouveau, et toute fenêtre de mansarde ornée de liserons et de pots de fleurs agitait son cœur de l’impatience de réaliser son doux rêve.

Le soir, en rentrant chez son ami, Jean reçut une lettre de cette écriture qu’il avait lui-même formée et connaissait bien. Plein de bonheur, il courut se renfermer pour la lire et l’ouvrit avidement.

« Ô Jean ! vous aimez la pauvreté, vous ne la connaissez pas. Quand vous saurez ce que c’est que la pauvreté d’une fille du peuple, vous la plaindrez encore, mais vous ne l’aimerez plus.

» J’ai bien des pardons à vous demander de vous avoir laissé me parler hier soir comme vous l’avez fait. Cela me causait un si grand bonheur mêlé d’une grande tristesse, mais encore plus de bonheur. Il faut me le pardonner. Dans toute ma vie, je n’ai eu que cette heure, et c’est fini. Le cœur m’a manqué pour vous dire… que vous ne deviez pas m’aimer.

» Hélas ! qu’ai-je fait à Dieu pour avoir été déjà si misérable ? Être dépouillée de tout en ce monde, même du droit d’aimer ! Ah ! pourtant je vous aimerai, Jean ; on ne peut m’ôter cela, je vous aimerai toute ma vie, si vous le permettez encore. Mon Dieu ! je sens que je vous fais mal, et vous ne comprenez pas encore… car vous êtes ainsi, vous, si pur ; vous allez dans la vie comme dans les chemins, la tête haute, sans voir la boue sous vos pieds. Vous êtes si bon que vous vous dites : Voilà des malheureux, ce sont mes frères, je les aime. Voilà une pauvre fille que je veux aimer comme une autre ; pauvreté n’est pas vice. Mais c’est là que vous vous trompez bien, Jean ; la pauvreté, c’est plus sérieux que cela, voyez-vous, plus cent fois qu’on ne veut le dire ; c’est bien le vice, en effet, oui, la honte, la mort de tout ! Non, vous ne pouvez comprendre, vous, ce que c’est que de n’avoir aucune éducation, d’être abandonnée à la tyrannie d’êtres brutaux et odieux, de voir autour de soi la débauche une habitude… À douze ans !… Oh ! je sens votre mépris sur moi ! Par pitié !… Sans doute j’aurais dû mourir, mais j’étais si petite et si faible que j’ai voulu vivre… je ne sais par pourquoi.

» Depuis que je vous connais, j’ai beaucoup changé. Auparavant, je ne sais trop ce que j’étais. Quelquefois je pleurais amèrement, d’autrefois je riais comme les autres. Oui, nous rions, étant ce que nous sommes ; il faut que ce soit une chose bien forte que la jeunesse ? Mais ce soir, quand je m’arrêtai derrière la grille, près des clématites, pour en respirer le parfum, et que je vous entendis demander la justice pour l’ouvrière… je ne puis vous dire ce que j’éprouvai… Je n’avais pas cru jusque-là que notre enfer pût changer, et j’avais la résignation du bœuf qui regarde l’aiguillon et la charrue de son air triste et stupide. En ce moment-là, j’eus comme la vision d’un autre monde, et mon cœur s’élança, comme s’il voulait sortir de moi-même.

» Et ensuite je vous vis, je vous parlai. Vous me paraissiez un être d’une autre nature. Vous et les choses que vous disiez, dès que j’étais seule, j’en rêvais. Mais ce n’était qu’un rêve, ma vie du dehors était la même ; j’étais comme une prisonnière dont l’esprit voyage.

» Nous ne changeons pas d’un coup ; et depuis si longtemps, depuis toujours, hélas ; je vivais courbée…

» Ah ! je sens bien aujourd’hui que j’aurais dû me laisser chasser par votre oncle, mourir de faim, s’ils m’y avaient condamnée… Oh ! si j’avais su mourir !… Aujourd’hui je ne vous causerais pas cette douleur… Moi ! vous faire souffrir !

» Eh bien ! malgré cela… c’est mal, oui, car c’est égoïste ; mais je ne dois pas, je ne veux pas me faire meilleure devant vous, non, je ne voudrais pas être morte sans que vous m’ayiez aimée.

» Ah ! pardonnez-moi, Jean ! pardonnez-moi de ne vous avoir pas dit tout de suite… d’avoir goûté le bonheur de votre amour pendant cette soirée ; ne m’en veuillez pas, et ne me retirez pas cela, qui est tout pour moi. Ne soyez pas offense non plus si je continue, moi, de vous aimer ; et surtout soyez bien sûr que mon amour pour vous ne ressemble pas… Oh ! moi ! je voudrais vous voir, vous entendre, vous servir, vous adorer sans cesse. Rien de ce que d’autres… Oh ! Jean, ce que je vous donne est bien à vous seul. Hélas ! comprenez-vous bien que je n’ai jamais aimé, que ma vie est resté vierge, que mon cœur est demeuré mien !

» Nous ne pouvons plus nous revoir, nous ne nous reverrons plus ! Ah ! devant vous, je mourrais de honte ; mais je vous aimerai toute ma vie, et je vous demande cette grâce, Jean, de me le permettre encore, si vous n’avez pas trop horreur de moi.

» BAPTISTINE »

Dans cette lettre, Jean tout d’abord ne vit, ne sentit qu’une chose, la révélation qu’elle lui apportait. Comme un choc est d’autant plus rude qu’il vient de plus haut, lui, ce pauvre rêveur, ce croyant à outrance, qui ne marchait au travers de la vie réelle qu’enveloppé de ses rêves comme d’un nuage, qui, sur les traits purs de cette enfant et dans son beau regard, n’avait lu que l’idéal, lui qui ne soupçonnait rien, qui ne supposait pas, qui prenait les choses pour conformes à leur apparence, lui qui, par sa force propre de création, du beau faisait le sublime, il fut écrasé de ce coup. Tout autre eût pu apprécier la lettre de Baptistine, plaindre cette pauvre enfant, l’aimer encore ; tout autre que lui pouvait être indulgent, équitable, attendri. Lui ne pouvait être que désespéré ; car, en dépit de tant d’excuses, de tant de souffrances et d’une si touchante douleur, son idole n’en était pas moins brisée, son amour flétri. Il avait rêvé, pressenti des sublimités inconnues ; ses élans n’avaient pas de bornes, et tout à coup l’étoile qu’il avait choisie pour l’adorer, se détachant des cieux, tombait dans la boue. Son idéal n’existait plus. Jean se sentait mourir, car ce n’était point chez lui une exigence de convention, mais un besoin de son être. Cette pureté de la femme aimée qu’il n’eût pas même songé à demander, tant il y croyait, il n’y tenait, lui, ni par vanité, ni par préjugé, ni par sottise ; ce n’était point l’amour factice, hypocrite d’une vertu dont on se joue : c’était sa nature même, qui réclamait l’air des cîmes, où il était né, dont il n’était jamais descendu.

Après un long étourdissement, il se leva, sortit, erra, s’assit dans la campagne, et pleura sans pouvoir être soulagé. Il ne se retrouvait plus lui-même ; ainsi diminué de son amour, lui qui autrefois se sentait des ailes, à peine pouvait-il soulever ses membres collés à la terre. La vie lui semblait ténébreuse et découronnée.

Cet excès de souffrance dura plusieurs jours, excluant presque la réflexion, lui rendant par conséquent toute décision impossible, lui en laissant à peine sentir le besoin. Ce pauvre et pur enfant se voyait plongé dans des fanges où il se débattait avec horreur, vainement, car son cœur y était pris. Pour la première fois, il se voyait face à face avec les pourritures sociales, dont il avait jusque-là détourné sa vue, et leur contact le rendait malade à mourir, sa douleur était de toutes, celle qui appartient le moins à l’égoïsme : il souffrait son mal dans le mal de l’humanité.

Lorsqu’il put s’entretenir avec son ami, celui-ci le ramena plus près du réel et le lui fit mieux comprendre : c’était une nature héroïque, simple aussi, Charles de Labroie, mais il vivait depuis cinquante ans. La vie sociale peut fortifier les faibles, elle diminue sûrement les forts. Dans cette communion inégale, ceux-ci perdent ce que gagnent les autres. L’indulgence est une vertu, mais pour excuser, il faut connaître et comprendre ; l’ignorance du mal est plus haute. Charles de avait sondé cet égout social où la dépravation vient d’en haut s’accoupler avec la misère, la souille, la féconde et la multiplie. Il en dévoila les horreurs aux yeux de Jean épouvanté, lui montra l’enfance, nourrie de ces miasmes, habituée à ces spectacles, et forcée de choisir, si faible et si indécise encore, entre la honte et la mort. Il justifia enfin Baptistine, mais à quel prix ! D’ailleurs il se borna à éclairer les faits ; il s’efforça d’adoucir la douleur de Jean par sa tendresse et ne lui conseilla rien. Mais, en toute question, la préoccupation dominante de Jean était le devoir. Il le chercha. Devait-il abandonner cette enfant pour son malheur ? Elle l’aimait ; lui-même ne l’aimait-il pas encore ? Ah ! ce n’était plus le même amour, si haut, si fier, et si pur ! Mais il se sentait ému d’une ardente pitié, d’une tendresse profonde. Le lien entre elle et lui n’était pas rompu, il entraînait Jean après elle ; seulement ils changeaient de sphère, hélas !

Brisé de sa chute, il éprouvait le besoin de se relever par quelque effort ; le sublime lui échappant, il prit l’héroïsme. Eh bien ! il vivrait sur la terre, il serait grand encore à force d’amour.

Cette résolution, une fois accueillie, le pénétra de plus en plus il sentit comme un amour nouveau se refaire en lui, moins élevé, plus triste, mais peut-être plus tendre encore. Il se rattacha par le dévouement à ce monde que tout à l’heure il eût voulu fuir avec dégoût. Huit jours, plus remplis que certaines vies, s’étaient écoulés dans ces angoisses. Pendant ce temps, pas un mot n’était allé adoucir la douleur de cette malheureuse enfant, qui devait compter au moins sur un peu d’estime et de gratitude ; huit jours de froid silence avaient achevé d’écraser ce cœur meurtri, l’avaient empoisonné d’amertume. L’activité de Jean se réveilla sous celle pensée. Il résuma dans une heure toutes ses répugnances et tous ses élans. les fit se mesurer dans une dernière bataille et, la victoire acquise au sentiment le plus généreux, il partit immédiatement pour R…

L’aube s’éveillait à peine quand il arriva. Les ateliers n’étaient pas ouverts encore, mais l’heure était proche. Il se hâta pour trouver Baptistine, et, n’osant monter à sa chambre, il alla se poster sur la route de l’atelier, dans un sentier par lequel elle passait le plus souvent et qui longeait les jardins entre deux haies. De là il dominait l’autre route. Plusieurs passèrent elle ne venait point. Elle était malade peut-être. Les oiseaux chantaient dans le jardinet, la haie toute verte boutonnait déjà ; les hautes cheminées des usines qui se détachaient inertes sur le ciel, tout à coup s’animèrent et vomirent la fumée noire. Baptistine était malade sûrement, puisqu’elle ne venait pas. Le cœur plein de trouble, il se décidait à se rendre chez elle, quand le son d’une marche discrète le fit tressaillir. C’était elle ; elle marchait la tête baissée, lentement, comme une personne profondément lasse. À cinq ou six pas de Jean, elle leva les yeux, fit un cri étouffe, chancela et tomba sur ses genoux.

Des mots peuvent-ils rendre le mélange d’adoration, de douleur, de ravissement, qu’exprima ce doux visage. quand elle releva la tête vers Jean ? Il en fut saisi. Des larmes vinrent à ses yeux, et Baptistine sentit trembler autour de sa taille le bras qui la soutenait.

— Oh ! merci, lui dit-elle, d’être venu, que je puisse vous voir encore une fois.

— Je suis venu, dit-il, pour vous arracher à cette vie et vous la faire oublier. Suivez-moi aujourd’hui même, Baptistine ; j’ai besoin de vous protéger, en attendant notre union.

La jeune fille joignit les mains. Un flot de cette lumière qui vient de l’être même fit resplendir ses traits et remplit son regard d’extase ; elle murmura :

— Ô Jean ! est-ce possible ?

Mais, tout à coup, son expression changea, une pâleur mortelle s’étendit sur son visage, et elle dit sourdement :

— Non ! non ! ce n’est pas possible !

— Si, dit-il.

Et à ce moment, voyant la maison voisine s’ouvrir, il entraîna Baptistine au bout du sentier. De l’autre côté du chemin, se trouvait un bois de frênes. Jaloux d’échapper à ces regards curieux qui froissent et troublent les émotions sincères, Jean soutenant la jeune fille, entra dans ce bois, et ne s’arrêta que lorsque les feuillages naissants et les troncs entre-croisés, lui eussent caché le chemin. Alors il regarda sa compagne, et, la voyant toujours pâle et toujours tremblante, il la pressa doucement contre son cœur.

— Écoute, lui dit-il, je ne puis te le cacher, j’ai horriblement souffert ; mais j’ai triomphé de cet égoïsme. J’ai senti, et je sens surtout en ce moment, que ma liberté n’a le droit de rien reprocher à ton esclavage, que c’est bien plutôt à ma fortune à courber le front devant la tienne. La raison humaine est insensée, elle prend les choses à rebours. Ce sont les dépouillés qu’elle punit, c’est aux créanciers qu’elle demande des comptes ; ceux dont elle devrait implorer le pardon sont ceux Plus favorisé que toi, moi qui ai gardé sans outrage ma qu’elle juge et condamne. Je ne suis pas de ces fous. liberté, ma fierté, biens les plus chers, j’irais l’accuser de ce qu’on te les a ravis. Non ! va ! je te plains, je l’aime, et mon bonheur se sent coupable vis-à-vis de ton malheur. Pauvre enfant ! dès ta naissance, jetée dans les fanges de ce monde, et si rudement meurtrie, tu t’es relevée cependant, et tu aspires et tu montes… j’éprouve déjà la fatigue et me sens presque descendre. Moi, né de deux héros, instruit par un noble ami, C’est toi qui dans ton essor m’aideras. Tu es pure d’essence, et moi de hasard. Tu vaux mieux que moi, Baptistine. Relève tes yeux, et regarde-moi comme tout à l’heure, pleine de confiance et de joie. Que tu es belle ! oh ! ne sois pas triste ainsi !

Elle appuya sa tête sur l’épaule de Jean, qui la pressait contre lui. Son petit bonnet se détacha, ses cheveux ruisselèrent. Il les prit dans sa main et y appliqua ses lèvres. Bientôt Jean les sentit humides ; elle pleurait.

— Pourquoi, pourquoi pleures-tu ? lui dit-il. Et, malgré lui pourtant, un frémissement le parcourut ; l’affreuse pensée leur était commune. Combien de fois viendrait-elle ainsi glacer leurs baisers ?

— Oh ! parle-moi, dit-il, parle-moi ; tes larmes silencieuses me font mal.

— Tu veux encore de moi pour ta femme ? dit Baptistine. Il me semble que je rêvé. Tu n’as donc rien des autres hommes, toi, Jean ? Oh ! je voudrais t’adorer ! Je ne connais pas Dieu, mais il ne peut être plus grand, ni si bon que toi. Il punit, lui ; tu pardonnes ! Mais, hélas ! il y choses que ne peux pardonner !

— Tout, dit-il ; mais je t’en supplie, laissons d’odieux souvenirs. Notre vie commence ; nous sommes nés d’hier, ensemble, dans notre amour, et nous y vivrons désormais, confiants, purs, heureux. Notre amour à nous, le seul, est celui qui purifie et qui crée, celui qui du bonheur fait naître le devoir ! Au fond de ses pures. tendresses, lui seul trouve la vie ; il naît du rayonnement de deux âmes et s’accomplit dans un berceau. C’est lui, le ministre des saintes destinées, le créateur, le Dieu. Les mauvais rêves de la nuit, qu’en sait-il ? que lui importe, à lui, le jour ?

Baptistine se redressa et regarda son amant en l’écartant d’elle ; il y avait de l’égarement dans ses yeux ; sous ses cheveux épars, elle semblait plus pâle.

— Oui, dit-elle, oui, cela devrait être ainsi. Ce serait juste. C’est ainsi que tu aurais fait la vie, toi ; mais non pas, Dieu ! Oh ! lui, ça ne lui fait rien : le rayon, la boue, l’ignoble comme le beau, la haine comme l’amour, tout cela crée… mêlant ce qui se trouve… Aux brigands comme aux purs, mêmes droits. C’est une honte !… c’est pis, c’est infâme !… Le bourreau ne ferait pas tant. Ces choses là sont épouvantables. Oh ! Jean, je voudrais aller l’aimer dans une autre monde ; celui-ci me fait horreur.

Jean l’écoutait avec stupeur ; il ne l’avait jamais vue ainsi, la malédiction aux lèvres et la fureur dans les yeux, elle si douce.

— Calme-toi ! lui dit-il en la rapprochant de lui ; ne pense plus au passé, l’avenir est à nous !

— Quel avenir ? demanda Baptistine. Horrible avenir, jamais ! Te rendre malheureux, moi, élever sous tes yeux ma honte et la voir grandir ! Tu as beau être un ange, tu le haïrais comme je le hais, car c’est l’outrage qui s’est fait vivant pour me ronger les entrailles, pour me voler tout bonheur, toute espérance. Oh ! oui, je le hais ; Quand je t’écoute et me laisse enlever au ciel par toi, il est là qui s’agite et me rappelle à mon infamie. Quand tu me rapproches de ton sein, toi, la vie de mon âme, il s’élance pour te repousser, lui, l’étranger, le voleur, le fruit maudit de ce monstre, le fils de ton oncle, Jean !… Qu’en dis-tu ? Est-ce là le bonheur. que tu attends ? Ah ! tu rêvais un berceau ? Oui, il y en a un, et c’est un serpent qui vient s’y coucher. Ah ! la belle union ! le bel amour, n’est-ce pas ?… Ah ! voilà que tu recules. À la bonne heure !… Tu es homme enfin ! Va, laisse-moi, pars ! C’était impossible ! Merci de ta pitié ! Tu ne peux me donner plus.

Jean sous l’horrible révélation, s’était en effet reculé, il se sentait vaincu. Obligé de lutter contre d’importunes images, ébranlé déjà dans son amour, ce coup fut mortel. Ce n’était donc plus seulement le passé qui lui était enlevé, mais l’avenir, tout enfin ! Un coup d’œil qu’il jeta sur Baptistine lui rendit visible le secret qu’elle venait de révéler, et sous ce même coup d’œil, à ses yeux, l’amante disparut. Une innocente compassion, — il y en avait déjà trop dans cet amour, — mêlée de colère et de la douleur de cette nouvelle chute, remplit l’âme de Jean, mais ce fut tout. Ne trouvant plus d’élan, il resta muet ; le regard qu’ils échangèrent fut sinistre. Un froid leur glaça le cœur.

Ce fut Baptistine qui la première eut le courage de conclure, tandis que Jean, sans voix et sans force, gisait écrasé sous les ruines de son amour ; elle, calme à force d’exaltation, l’œil tout enfoncé, brillant d’un feu sombre, dominait la situation et semblait douée pour l’apprécier d’un sens nouveau supérieur.

— Va, dit-elle, je ne t’en veux pas. Tu as fait tout ce que la force humaine peut faire. Je t’aime trop pour ne pas rompre moi-même notre lien, car je me mépriserais de t’imposer ma misère. Va, nous ne pouvons plus que nous faire souffrir.

— Hélas, répondit-il, tu me vois accablé. Je ne me sens plus moi-même, et ne me retrouve plus. Je sens seulement que plus tu es malheureuse, moins je puis t’abandonner.

— Ne comprends-tu pas, répliqua-t-elle, avec une une expression terrible, que ta pitié ne peut me soulager ? Non, Jean, ajouta-t-elle avec plus de douceur : nous ne pouvons plus… Pour toi, pour moi, va, pars tout de suite ; nous nous reverrons plus tard.

— Crois du moins que jamais le besoin de te revoir et de te savoir moins malheureuse ne s’éteindra en moi ; promets-moi de m’appeler quand tu auras besoin de mon dévouement… Me la promets-tu ?… Puisque tu le veux, je pars ; mais reviendrai.

— Oui, dit-elle amèrement, oui, sans doute. Adieu ! Jean !

— Au revoir, dit-il et il lui baisa la main ; puis revenant.

— Baptistine, est-ce bien vrai que tu désires que je parte ? et ne puis-je t’être utile, moi, ton seul ami ?

— Non, répondit-elle.

— Et tu ne médites aucun acte de désespoir, dis ? Tu me le jures ?

Elle secoua la tête.

— Eh bien donc, au revoir !

Et il partit, se guidant à peine, la vue trouble, le cœur vide, la tête étourdie, et, comme il l’avait dit, ne se reconnaissait plus. La foi, l’enthousiasme, qui étaient sa nature même, semblaient éteints en lui ; le jour lui semblait faux, la vie morte. Il ne s’indignait pas, il ne pleurait pas ; il n’avait jamais tant souffert.

Mais elle, elle qui avait pressé le départ de Jean, quand elle se vit seule… toute force aussitôt lui manqua : elle fléchit, se laissa tomber sur le sol humide, et, se sentant maintenant abandonnée de la terre entière, l’amertume la remplit, l’inonda, la couvrit de ses flots comme un océan. Alors elle oublia qu’elle-même avait compris, déclaré que leur union n’était pas possible, qu’elle-même avait eu pitié de Jean et qu’elle l’adorait ; et elle l’accusa. Il n’était donc pas plus juste et plus fort qu’un autre, lui qui d’un hasard, — comme les autres, — faisait un crime ? Ce fait de la conception n’existait pas, il l’aimait encore et ce malheur de plus, il la rejetait ; il ne l’aimait plus déjà, lui qui tout à l’heure… Oh ! n avoir plus que sa pitié ! Avoir pu être aimée de lui et ne l’être plus ! Avoir touché la porte de ce paradis et s’en voir à jamais chassée !… Et dans son âme se déchaîna cet orage de la douleur humaine qui, non content d’ébranler de ses secousses toutes choses de ce monde, va chercher ses témoins et porter ses cris dans l’immensité de l’inconnu.

Des heures s’écoulèrent ; brisée, elle avait fini par s’affaisser dans une morne immobilité, quant un soubresaut de l’enfant lui fit jeter un cri de rage. Se relevant brusquement, elle quitta le bois et courut dans la campagne, éplorée, échevelée, folle. Tout à coup d’âpres douleurs la saisirent. Elle s’arrêta, se tordit les mains, se roula par terre et jeta des cris. À ces déchirantes douleurs, se joignit une fièvre ardente ; la soif la dévorait.

Baptistine n’avait rien mangé depuis le matin ; l’épuisement et la douleur s’unissaient pour lui causer une sorte d’ivresse. Elle se trouvait alors sur un versant de prairies, au bas duquel brillait entre les arbres la nappe argentée d’un étang. Un ardent soleil dardait ses rayons d’en haut, s’inclinant déjà vers l’occident. La douleur dévore jusqu’au temps lui-même. Cet étang fascina les yeux de la malheureuse que brûlaient et la fièvre et la soif, et elle y tendit ses pas. Mais, terrassée de souffrance à certains moments, ce ne fut que de halte en halte qu’elle s’y traîna.

Comme elle arrivait au bord, avant d’avoir pu descendre la berge, de nouveau elle se sentit terrassée ; des cris plus aigus lui échappèrent, auxquels bientôt après se joignirent des cris plus faibles. L’être, hélas ! maudit, qu’elle portait dans son sein venait de s’en échapper.

Baptistine était retombée sans mouvement sur la terre, et on l’eût dit morte. Aux plaintes de l’enfant cependant, elle ouvrit des yeux hagards, souleva la tête, vit ou sentit la petite créature, et machinalement l’enveloppa de ses vêtements et de ses bras. Puis, de nouveau, elle se laissa aller de son long sur l’herbe et ne bougea plus.

Cette journée d’angoisses allait finir. Les eaux calmes de l’étang réfléchissaient les feux roses du soleil couchant. Le martinet passait entre les roseaux d’un vol rapide ; une brise embaumée de violettes agitait doucement l’air ; les nénuphars se fermaient ; les oiseaux amoureux se poursuivaient en criant dans les rameaux ; de toutes parts, à cette heure de transition entre le jour et la nuit, c’était l’agitation de la vie diurne se préparant au repos. Peu à peu tout s’éteignit : les feux, les cris, les bruits, les souffles, et tout reposa sous le ciel étoilé, dans un silence plein toutefois de battements sourds et d’insaisissables haleines, dans une ombre douce, éclairée par la limpide surface de l’étang. On n’entendit plus, de temps à autre, que le cri du chat-huant, quelque vagissement plaintif de l’enfant ou le passage d’une belette dans les broussailles. Toujours étendue sans mouvement, Baptistine dormait du sommeil stupéfiant que la nature impose après une excessive dépense de forces. Au petit jour seulement, elle ouvrit les yeux, porta la main à sa tête et gémit douloureusement. Elle avait le corps tout roidi de froid, la tête lourde à ne la pouvoir soulever et comme brisée ; son visage était violacé, ses yeux brillants de fièvre. Pendant quelque temps, elle s’agita en de vains efforts, puis elle se dressa sur un bras, et, défigurée, à la fois livide et rouge, déchirée, sanglante, elle jeta autour d’elle des yeux hagards.

En se voyant dans ce lieu désert, la malheureuse sembla surprise d’abord, puis épouvantée, et murmura des paroles confuses. À ce moment, la plainte de l’enfant s’éleva ; elle tressaillit, et porta sur lui des yeux étonnés, fixes, qui bientôt devinrent égarés.

Tout à coup, elle poussa un cri d’horreur, se dressa tout à fait sur son séant, et donna les signes d’une agitation extrême :

— Lui ! lui ! c’est lui encore ! Toujours là ! tout petit maintenant. Ah ! le bourreau ! croit-il… croit-il que je vais l’aimer ?… Ainsi ? Non, non ! ses lèvres odieuses ne toucheront plus mon sein ; non, non !… Ah !… c’est toi… partout… Mais tu es donc le démon ? Attends, attends ! Non, tu ne me toucheras plus !

Elle saisit l’enfant, le brandit, et le lança comme une pierre dans l’étang. Puis elle demeura stupide, les yeux attachés sur cette eau qui venait de se refermer, et sur les cercles qui allaient s’élargissant. Soudain, tressaillant et passant la main sur son front :

— Dieu ! ô mon Dieu ! qu’ai-je fait ? qu’est-ce cela ? N’était-ce pas un enfant ? N’a-t-il pas crié ?…

Elle voulut se lever, mais elle retomba et prit sa tête à deux mains.

— Ah ! cette montagne… pèse tant. Sans cela, j’aurais des ailes et j’irais retrouver Jean. Mais l’enfant ne sait pas nager. Oh ! ma pauvre tête ! Si c’était lui pourtant, le monstre ! Je puis bien le tuer ; il m’a fait assez de mal. Mais voilà, ce n’est peut-être pas lui…

Elle essaya encore de se lever et y parvint en s’accrochant à des branches. Le son d’une voix humaine la fit tressaillir :

— Eh ! la demoiselle, qu’est-ce que vous faites-là, dites donc ?

C’était un paysan, la bêche sur l’épaule, qui suivait le sentier le long de l’étang.

— On dirait ben que vous avez fait un mauvais coup, dà, ajouta-t-il d’un ton soupçonneux en voyant l’état de Baptistine.

Et après avoir cherché des yeux :

— Où est votre enfant ? demanda-t-il.

— Moi, oh ! je n’en ai pas, répondit-elle toujours en délire, c’est celui de cet homme apparemment.

Et, tendant la main dans la direction de l’étang, elle dit :

— Il est là !

— Saperdienne ! vous avez fait là un beau coup, misérable fille ; vous voulez donc aller sur l’échafaud ?

— L’échafaud ! non, c’est horrible ! Et puis Jean serait trop malheureux ; je vais plutôt aller le chercher. Et elle se précipitait dans l’étang, quand il la retint à bras-le-corps en appelant au secours. D’autres journaliers qui venaient derrière lui, se rendant à la ferme prochaine, accoururent. On porta Baptistine à la ferme et on repêcha le corps de l’enfant.

L’instruction commença et l’autopsie de l’enfant eut lieu ; il était né à sept mois, mais viable, et avait péri noyé. Le crime était évident.

Cet événement causa dans R… un grand trouble. Une naissance illégitime, cela n’avait rien de nouveau ; mais un infanticide flagrant !… Eût-on cru cela de Baptistine, si intelligente et si douce ? elle s’était fait aimer. À l’hospice où elle fut transportée et où, pendant quinze jours, elle fut en danger de mort, elle reçut de nombreuses visites que la curiosité n’attira pas seule.

Brafort ne fut pas le moins ému, non tant pour l’enfant qui pouvait être le sien ; mais qui le savait ? le doute est un oreiller commode, et les auteurs de telles paternités ne manquent jamais, en pareil cas, de s’y reposer ; — non tant pour l’enfant, car il y en a toujours trop de ceux-là, mais surtout par la crainte que son nom fut prononcé en pareille affaire : au moment surtout où il sollicitait le mandat de représentant, cela eût été fâcheux. Et en outre il se sentait révolté d’avoir eu des bontés pour une créature capable d’un pareil crime. Ah ! tenez, cette race ouvrière le dégoûtait véritablement de plus en plus, et il se sentait plus raffermi que jamais par de tels exemples, dans l’idée qu’il fallait à la société une tutelle ferme et sévère, celle naturellement des gens qui s’étaient élevés, par leur propre mérite, au-dessus de la populace. Il fit même à ce propos de sages réflexions sur le danger de commettre sa dignité avec des femmes de cet ordre, et forma des résolutions tout à l’avantage du lien conjugal. Comme il est heureux que la famille légitime compte d’honnêtes gens tristement apparentés ; filles publiques, seule dans la vie d’un homme ! Autrement il se verrait repris de justice, infanticides… Ouf ! Brafort en frémissait. Et vraiment sa délicatesse eut beaucoup à souffrir de tout cela.

Mais, d’autre part, le soin des affaires publiques et celui de son élection l’absorbèrent. Il avait repris vis-à-vis du gouvernement provisoire toute la sécurité des grenouilles à l’égard du roi Soliveau, et s’était fait à R… un des chefs de la réaction contre le commissaire du gouvernement, ami du ministre de l’intérieur. Contre ce ministre de l’intérieur, et ses commissaires et ses circulaires, l’animosité de Brafort était sans égale et sans trêve, comme sans danger ; — car elles ne soulevèrent tant d’indignation et d’attaques, ces circulaires mémorables, que parce qu’elles n’étaient, hélas ! que des intentions, intentions coupables qui visaient à changer l’ordre établi. Heureusement l’assemblée nationale, choisie parmi les notables du pays, allait promptement tout remettre en ordre et restaurer ce gouvernement fait des capacités de tout genre, qui allait enfin tout à son aise, et sans être gêné par aucun roi, faire les affaires… de la nation.

Dès son retour de Paris, Brafort avait rédigé et fait imprimer une profession de foi qui maintenant couvrait les murs de la ville de R…, et qu’en sa qualité de maire, il avait fait afficher par tous les gardes champêtres dans toutes les communes rurales. Tout porte à croire que c’est à Brafort que remonte, de ce fait, la création des fonctions politiques des gardes champêtres, qui depuis ont porté si haut la gloire de cet estimable corps. Peut-être un souvenir filial n’y fut-il pas étranger. Voici la profession de foi précitée :

Citoyens, habitants du département du Nord,
              travailleurs.

« Je ne suis pas, vous le savez, un républicain de la veille ; mais, après les grands événements qui viennent de s’accomplir et où la m in de la Providence est si visiblement empreinte, il est évident pour tous que la République est désormais le seul gouvernement qui puisse faire le bonheur et la prospérité de la nation. Je l’accepte donc sans arrière-pensée. Je suis un républicain du lendemain.

» C’est parce que j’accepte sincèrement la République, citoyens, que je serai l’ennemi de tout ce qui pourrait la souiller et la perdre, et que je combattrai tous ceux qui voudraient la rendre injuste et oppressive. Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, le premier devoir de tous les hommes éclairés et indépendants est de se vouer au service du pays. Je sollicite donc vos suffrages, citoyens, et j’ose assurer que si vous m’en jugez digne, je saurai les mériter. Si j’entre à l’Assemblée nationale, ce sera pour y travailler énergiquement à la fondation régulière d’un gouvernement fort, en combinant dans une sage mesure les institutions de l’ordre avec celles de la liberté. Ce sera pour m’opposer, fût-ce au péril de ma vie, à ces passions coupables et à ces doctrines subversives qui sont la négation de l’ordre social. Les bases inébranlables de la société sont la religion, la famille et la propriété, que je ne souffrirai jamais que le monstre de l’anarchie mette en péril. Mon drapeau est celui de tous les honnêtes gens. Je veux la modération dans les idées, la fermeté dans l’action, enfin le respect de tous les droits ; l’ordre, la justice, la liberté et la sécurité pour tous !

» Travailleurs, je suis un des vôtres. Né dans le peuple, fils de mes propres œuvres, élevé à l’aisance par le travail, je m’honore d’avoir autrefois porté les sabots du paysan et la blouse de l’ouvrier. Je suis un enfant du peuple. Tous les travailleurs ont mes sympathies, ils sont de ma famille, et leurs intérêts me sont sacrés.

» Habitants du département, je vis depuis longtemps parmi vous, et déjà vos suffrages m’ont honoré d’un flatteur hommage ; mes fonctions de maire m’ont initié aux secrets de l’administration, et mon état de fabricant m’a fait connaître à fond les besoins du commerce et de l’industrie. Je connais donc tous vos intérêts ; ils sont les miens, et je saurai les soutenir.

» Citoyens, il n’y a plus de partis ! La République est une mère qui appelle à elle tous ses enfants. Tous, tant que nous sommes, nobles, bourgeois, paysans, ouvriers, ats, groupés sous la même bannière, unissons-nous dans un fraternel embrassement ! Sur l’autel de la patrie, que la blouse de l’ouvrier marche sans honte à côté du manteau ducal, et que la lance du défenseur de la patrie fraternise avec l’aune du commerçant et la bêche du cultivateur… Spectacle admirable et touchant, que s’efforceraient en vain de troubler des excitations perverses ? Non, ce n’est pas dans notre belle France, dans cette patrie de l’honneur, que les appétits bas et les passions cupides pourront jamais triompher. Le peuple a déjà montré que son désintéressement égale sa grandeur. C’est qu’il a bien compris que les premières conditions de la prospérité publique sont la paix, l’ordre et le travail, et que les fondements de la République sont les bases essentielles de la société. Serrons-nous donc tous autour de l’étendard de la religion, de la famille et de la propriété, et crions tous ensemble : Vive la République ! »

Ce factum, achevé après une longue élaboration, avait été communiqué par Brafort à monsieur de Lavireu, chez lequel, depuis le mariage de Maximilie, Brafort et sa femme avaient leurs entrées, non sans orgueil. Monsieur de Lavireu, en supprimant de trop longs développements, avaient enlevé quelques expressions peu françaises une citation latine. S’il y laissa la crainte de voir ébranlées les bases inébranlables de la de la société, c’est que cette terreur et cette conviction occupaient alors ensemble tous les bons esprits. Si la blouse de l’ouvrier marcha, etc., c’est que Brafort inséra après coup cette image, qu’il trouva belle et hardie. Plus d’un électeur fut de cet avis.

Brafort et monsieur de Lavireu faisaient partie de la liste modérée, comme on disait alors ; car tout le monde était républicain, aucun groupe n’eût accepté d’autre titre. Monsieur de Lavireu l’était plus que personne, et son élection était assurée. Tous les pauvres étaient à lui. Sa fortune (il avait de trente à quarante mille francs de revenu), moyennant sept à huit cents francs d’aumônes annuelles, était considérée comme un bienfait public. Au décret qui instituait le suffrage universel, le gentilhomme s’était frotté les mains et s’était empressé d’acclamer la République. Le peuple disait de lui : C’est le premier des hommes de bien. Et qui l’eût attaqué se fût fait honnir.

Sa profession de foi lancée, Brafort s’occupa activement de son élection et s’y absorba si bien, qu’il arriva à ne plus séparer ses intérêts de ceux de la France. Il se multiplia en visites aux électeurs influents, chefs d’ateliers, notaires, curés et vicaires, magistrats, propriétaires et gros paysans. Avec ceux-ci même, il daigna trinquer et promit de faire hausser le prix du bétail et des céréales. Il distribua une infinité de pourboires et quelques cadeaux délicats et bien places. Il fit à ses ouvriers la remise de toutes leurs amendes et promit une fête le jour de son élection. Il promit aussi des églises, des ponts, des routes, des embranchements de chemins de fer, et se chargea d’obtenir une centaine de bourses, deux ou trois cents places diverses, deux concessions importantes, et trois autorisations de nouvelles maisons religieuses. Quelques poëtes le chargèrent de faire imprimer leurs manuscrits ; plusieurs mamans, de marier leurs filles. Il se chargea d’être le correspondant de quatre-vingt-trois jeunes fils de famille qui allaient achever leurs études à Paris. Il fit venir deux confessionnaux en bois sculpté, et cinq ou six toiles médiocres qu’il paya fort cher et jugea très-belles. Il donna de grands diners qui n’en furent pas moins excellents, et un bal superbe que vint embellir la jeune baronne de Labroie. Tout cela contait gros, et par moments, Brafort effrayé, regrettait presque de s’être engagé en pareille affaire. Mais l’ambition qui l’avait mordu au cœur le ressaisissait bientôt, et idée d’être le représentant de son pays, lui, Brafort, l’enivrait et le poussait à de nouveaux sacrifices. Il comblerait tout cela plus tard, et son traitement d’ailleurs l’y aiderait.

Une autre dépense à laquelle il se livrait, c’était une affabilité générale qui succédait sans transition à sa morgue habituelle. Aussi disait-il à chacun un mot aimable, lourd ou léger, peu importe, la bonne intention y était. Ainsi adressait-il aux mères et aux jeunes filles de galants compliments, caressait-il les enfants, flattait-il les chiens. Aux hommes du peuple, il parlait de certaines réformes nécessaires, les interrogeait sur leurs besoins et promettait de s’en occuper, — assez vaguement, il est vrai ; — mais le mystère sied bien aux méditations des hommes supérieurs.

Obligé par son rôle de candidat d’émettre des opinions politiques et de prononcer des sortes de petits discours, Brafort en avait d’abord éprouvé quelque embarras, puis il avait fini par s’acclimater dans cette phraséologie particulière ; si bien qu’au bout d’une quinzaine, il débitait avec facilité des considérations à perte de vue sur l’état des choses, où revenaient incessamment ces formules : prospérité dans la paix, ordre dans la liberté, républicain de la veille et républicain du lendemain ; religion, famille, propriété ; satisfaction de tous les intérêts, heureuse harmonie. Cette heureuse harmonie était pourtant un pêle-mêle de choses tout étonnées de se rencontrer. C’était le mariage, tant célébré depuis, de l’autorité avec la liberté, c’était le respect de la religion et la liberté de penser, l’extension du commerce et l’accroissement des tarifs, l’armée présidant à la paix, la magistrature à la justice, l’administration à l’égalité, et la Providence planant sur tout cela. Au retour des excursions électorales, Brafort se trouvait de plus en plus enchanté de lui-même et disait à sa femme. naïvement :

— C’est singulier, jusqu’à présent, je pouvais dire mon mot comme tout autre ; mais enfin je n’étais pas orateur. Eh bien ! tout dépend de l’habitude, l’éloquence comme le reste. Maintenant je puis parler sur les questions politiques aussi longtemps qu’on voudra. Les mots, ce qui est l’essentiel, m’arrivent avec abondance. Je ne désespère pas de faire à la Chambre un petit discours. Tu verras.

Le 23 avril approchait, et, de plus en plus absorbé dans la pensée de son élection, Brafort oubliait tout autre soin. Un jour qu’il se rendait à Douai, toujours pour le même motif, Maximilie voulut l’accompagner. Elle désirait voir une amie, fille d’un conseiller à la cour, et comme elle nouvellement mariée. Ils partirent donc ensemble, Brafort heureux d’avoir sa fille avec lui comme autrefois ; la jeune femme nonchalante et un peu rêveuse, comme elle l’était depuis son mariage. Était-ce du chagrin ? était-ce du bonheur ? Quoi qu’il en fût, cela lui allait bien comme toute chose, et le père ne pouvait s’empêcher de l’admirer, élégante et gracieuse, à demi-ployée sur les coussins. C’était une véritable grande dame vraiment, et sa fille à lui ! Il avait raison, la beauté a toujours des grâces seigneuriales, et toute femme à dix-huit ans ne peut-être moins que baronne. Ils causèrent à bâtons rompus.

C’était la première fois depuis longtemps qu’ils avaient un si long tête-à-tête, et Brafort crut devoir en profiter pour s’assurer un peu du bonheur de Maximilie.

— Eh bien ! petite, es-tu contente du mari qu’on t’a donné ?

La jeune femme rougit, se rejeta au fond de la voiture, et balbutia une phrase évasive. Devant cet émoi, Brafort se crut autorisé à faire entendre un rire goguenard ; mais, comme il la pressait davantage, elle fondit en larmes.

Surpris ou plutôt mécontent, il demanda le motif de ce chagrin.

Oh ! mais, elle ne savait pas ; rien du tout elle avait seulement les nerfs un peu malades.

Il ne la pressa pas davantage et se contenta de hausser les épaules en disant :

— Voilà bien les femmes ! C’est gentil, mais cela n’a pas le sens commun.

À Douai, où ils devaient passer deux jours, Maximilie logea chez son amie. Le père de celle-ci, le vieux conseiller, vint le soir. On parla de la cour d’assises, alors en exercice dans la ville, et le magistrat raconta. un fait assez singulier qui venait de se passer à propos de l’affaire pendante, un infanticide. L’accusée, malgré son forfait, était intéressante.

— Horreur ! s’écria la jeune maîtresse de la maison, madame Hélier. Une créature capable de tuer son enfant peut-elle exciter le moindre intérêt ?

Sentence qui fut aussitôt confirmée par Maximilie.

— Mesdames, dit le conseiller, vous avez raison au point de vue des principes ; mais cela n’empêche, — le diable défend les siens, — que la jeune fille n’ait des yeux à perdre les âmes, et un air touchant qui séduit, quoi qu’on en ait. Mais voici le roman : elle semblait résignée et ne se défendait pas ; on lui avait nommé un avocat d’office, quand se présente un jeune homme, venant, dit-on, de Paris, qui n’est point avocat, et qui cependant, après une entrevue avec l’accusée, s’est fait inscrire pour la défendre.

— Cela est permis ? demanda Brafort.

— Oui, l’accusée peut choisir qui lui plaît pour sa défense, même en dehors du barreau, et le président, à moins de circonstances particulières, autorise toujours cette demande. Vous pensez que maintenant on se livre à toutes sortes de suppositions à l’égard du jeune homme. Serait-ce l’amant ? En pareil cas, l’amant se cache. Ce n’est pas le frère ; on ne m’a pas dit son nom ; mais on assure que c’est un jeune homme comme il faut, et l’accusée n’est qu’une ouvrière. Il y a là-dessous un mystère qui excite fort les imaginations, et les belles curieuses de notre ville se donnent rendez-vous demain à l’audience.

— Eh mais, nous voulons y aller aussi, s’écria madame Hélier.

— Certainement, dit Maximilie.

Il fut convenu que le conseiller assurerait des places à ces dames et à Brafort. Celui-ci fut embarrassé. L’idée de Baptistine, qu’il avait complétement oubliée, lui revint alors. Cette accusée si intéressante, si c’était elle ! Qu’était-elle devenue ? Morte à l’hospice ou traînée à la cour d’assises ? Il ne savait, il avait si occupé. Cependant il n’osa refuser, et puis, quand ce serait vraiment Baptistine, qu’importe ? Il ne courait aucun risque, pas même, perdu dans la foule, celui d’être reconnu par l’accusée. Enfin c’était un spectacle, et il les aimait. Ils se trouvèrent donc ensemble le lendemain. Brafort, les deux jeunes femmes et le conseiller, dans la salle des assises, à la place la plus honorable, c’est-à-dire derrière le président, et faisant en quelque sorte partie du tribunal.

Brafort n’avait pas prévu ce détail et faillit perdre contenance quand l’accusée fut amenée devant lui. C’était en effet Baptistine, abattue, décolorée, mais, comme l’avait dit le magistrat, profondément touchante. Chose étrange ! ce malheur, qui était un crime, l’avait idéalisée. Elle semblait une victime et non point une coupable. Ses grands yeux rêveurs habitaient un autre. monde, et quand, interrogée, elle les portait sur le tribunal, on eût dit qu’elle les abaissait. Décente et digne dans son attitude, on l’aurait crue indifférente à son sort ; mais par moment une flamme animait son regard, une émotion presque pieuse se peignait sur sa figure, quand elle se penchait pour parler à quelqu’un assis derrière elle. C’était probablement son défenseur, que le dos énorme d’un huissier dérobait à la vue de Maximilie et de son père.

Tous les témoins avaient été entendus. Le procureur général se leva. C’était un gros homme à double menton, au teint fleuri, que sa robe ni même son accent lamentable ne réussissaient pas à rendre tragique, et qui ne semblait pas né pour être sévère ; un bon vivant dont l’œil seul avait quelque chose de carnassier, mais qui devait se plaire infiniment plus aux œuvres gaies qu’aux lugubres. Tout à l’heure, en causant avec un avocat, il laissait éclater sur ses traits un sourire jovial ; mais au moment de prendre la parole, il se recueillit, parut faire un effort d’abstraction pour entrer dans son rôle de Némésis, fronça les sourcils, agita les bras, et, se levant sur le bout des pieds, subitement accru d’un pouce de majesté, et sinon sévère, du moins gracieux, il parla ainsi :

« Messieurs,

» Dans notre carrière déjà si longue et souvent bien douloureuse, il nous a été donné de constater des forfaits de tout genre et de toute criminalité. Plus d’une fois, notre cœur a été navré par le spectacle de perversités précoces ou de ces égarements insensés qui dégradent la majesté de la vieillesse. Nous avons eu à poursuivre ces honteuses avidités qui ne reculent devant aucun subterfuge, devant aucune infamie, pour satisfaire leur soif de gains illimités. Nous avons dû trop souvent appeler la vengeance de Dieu et des hommes sur d’horribles assassinats, où la férocité humaine semble en lutte avec celle de la brute même et la dépasse ; nous avons, hélas ! avec horreur, avec épouvante, envisagé de nos yeux des parricides ; nous avons vu l’humanité, renonçant à ses destinées célestes et providentielles, pratiquer le mal sous toutes ses formes. Mais jamais, jamais rien n’a pu arracher à nos sentiments révoltés un cri plus douloureux, produire sur notre raison éperdue un trouble aussi cruel que ce crime, qui, plus qu’aucun autre, outrage la nature ; qui soulève, en même temps que toutes les répulsions de notre âme, toutes les fibres de notre chair, crime odieux, barbare, infâme, inexplicable, inhumain, monstrueux… l’in-fan-ti-ci-de !… »

Et le magistrat se rejeta sur son siége, essoufflé de cette période, à la fin de laquelle il avait artistement suspendu sa respiration. Cependant ce n’était pas encore le moment des grands effets. Il reprit donc aussitôt son discours et analysa, en les aggravant par mille inductions, tous les détails de l’accusation. Il finit ainsi :

« De plus en plus, de tels crimes, de tels scandales abondent. Où allons-nous ? L’immoralité devient effrayante dans ces bas-fonds de la société qu’empoisonnent des doctrines coupables. De plus en plus, on voit la jeune fille, ce lis de pureté, suivant l’idéal chrétien, perdre la sainte pudeur qui fait son plus grand charme.

» L’amour effréné de la parure les entraine ; au lieu de se rendre avec une mise modeste dans les églises, où elles entendraient la divine parole de Celui qui fut la chasteté même, et choisit pour son lot en ce monde la pauvreté, elles vont, ornées de rubans que le travail n’a point payes, le corsage entr’ouvert et le regard effronté, se mêler aux hommes dans les bals et dans les cafés, entendre de grossiers propos, supporter des libertés plus grossières encore. Dès lors, la femme n’existe plus dépouillée de sa modestie, de sa pudeur, est-ce encore la femme ? Non, c’est déjà un monstre. Ce boulevard sacré qui la garde une fois abattu, tout passera par la breche, tout, jusqu’à la maternité ! Au lieu de chercher dans le dévouement maternel une atténuation à sa faute, dans la crainte des soins et des embarras qui vont suivre de honteux plaisirs, cette mère… ah ! ne prostituons pas ce nom sacré ! cette créature, dis-je, rebelle même à l’instinct des plus humbles animaux, donne la mort à l’être infortuné qui avait reçu d’elle sa vie. Horreur et renversement des termes ! Épouvantable confusion d’idées : la mère devient le bourreau ! »

Cette fois, la pause fut plus longue, et le magistrat s’arrêta pour laisser respirer l’auditoire. Quelques femmes pleuraient, un murmure grondant parmi la foule semblait l’arrêt de mort de la coupable ; même quelques assistants et assistantes, pleins d’indignation et de colère, prononçaient tout haut cet arrêt.

« Messieurs, il est temps d’arrêter de tels forfaits. La société humaine, qu’ils outragent, doit les châtier par des peines exemplaires. Mais surtout qu’elle s’efforce d’arrêter le courant qui emporte les masses vers l’oubli de tout devoir. À l’heure où nous sommes, la société chancelle sur sa base. Tous les liens sont relâchés ; toutes les notions du droit et de la justice, les conditions les plus essentielles de l’ordre, sont niées. Ah ! messieurs, c’est que l’irréligion gangrène ces masses populaires, que la piété seule peut consoler et guider. Le peuple n’a plus de Dieu. Ah ! rappelons-lui sans cesse qu’au delà de cette terre sont les seuls vrais biens, que le meilleur lot lui est échu dans cette pauvreté qui, supportée sans haine et sans révolte, conduirait tout droit au ciel. Apprenons-lui, par notre propre exemple, à chercher la consolation au pied des autels du Dieu de miséricorde. Mais la justice humaine doit être sévère ; elle doit protéger la société en frappant les coupables et en terrifiant ceux qui seraient disposés à les imiter. C’est à elle de venger la nature qu’on outrage, et la sévérité de ses punitions doit être mesurée à l’horreur du crime. »

À peine le magistrat avait-il fini de parler que des applaudissements étouffés se firent entendre. On répétait de toutes parts : « C’est beau ! c’est admirable ! quelle éloquence ! » Et des mains gantées agitaient en éventails des mouchoirs élégants, et des poitrines parfumées laissaient échapper de longs soupirs.

Tout ce public sentait bien qu’en effet la société avait besoin d’être protégée, et que cet oubli du devoir, chez les masses pauvres, était bien inquiétant. Et puis, une mère qui tue son enfant, quoi de plus odieux ? Toutes les femmes présentes en avaient au cœur l’horreur et la colère. Tuer un bébé, cette chose adorable que l’on entoure de tant d’amour, de tant de dentelles et de tant de soins !…

Le défenseur de l’accusée a la parole.

Il se leva, et Maximilie ne put retenir un cri étouffé, tandis que Brafort devint écarlate ; c’était Jean.

Jean lui-même, plus pâle qu’à l’ordinaire, les yeux plus profonds, le front plus large, les cheveux plus noirs, Jean, sur qui semblaient avoir passé dix ans de souffrances, et qui, lui si timide autrefois, contemplait cette cour et cette foule d’un regard superbe. Il s’avança de deux pas vers les juges, croisa les bras, et, sans exorde, sans cet adoucissement préalable de la voix et cet art dont monsieur le procureur général venait de donner l’exemple, laissant éclater à la fois son sentiment et sa voix, il s’écria :

« Il y a un crime, cela est vrai ! Oui, les lois naturelles et les lois de la conscience ont été violées. Mais le coupable n’est pas ici. »

— Père, murmura Maximilie, comme tu es pâle ! Veux-tu que nous sortions ?

Oui, Brafort l’eût bien voulu ; mais cela n’était pas possible sans déranger un épais cordon de spectateurs qui se pressaient, le cou tendu, haletants, autour du spectacle de ce drame. N’être pas là ! Brafort eût donné beaucoup pour ce bonheur. Mais sortir, attirer les regards, causer un tumulte ! Il n’osa pas même bouger un muscle, et son regard seul imposa silence à Maximilie.

« Tout à l’heure, en écoutant ces froids appels à la vengeance contre une pauvre femme, sortie de son lit d’hospice il y a huit jours, je me demandais, comme en rêve, à quel âge nous sommes, dans quelle humanité, sur quelle terre ? L’anthropologie serait-elle assez peu connue de vous pour que vous ignoriez, messieurs, qu’un des termes de la cause, le plus important, manque au débat. Je vais vous apprendre son existence ; les lois de la nature ont été plus violées que vous ne semblez le croire ? La nature, à côté de l’enfant qui naît et de la femme qui enfante, a mis l’époux et le père, protecteur naturel de cette faiblesse et de ce danger. Nous avons ici l’enfant, la femme ; où est l’homme ?

» Il manque à ce drame un personnage important. Sur le bord d’un étang, la nuit, nous voyons une pauvre femme seule, sans secours, en proie à ces épouvantables douleurs qui troublent la raison et triomphent de toute énergie ; puis un enfant nu, sans secours également ; la mère, en cette situation, ne peut être protectrice ; elle, ivre de souffrance, épuisée de forces, la tête égarée, le flanc déchiré ; elle-même demande secours, au même titre que l’enfant. Et ce secours, la nature le donne. Ce qu’on nomme prévoyance de la nature, c’est-à-dire la condition nécessaire de la vie, de la conservation de l’espèce, la loi fatale qui, en passant des régions de l’instinct à celles de la liberté humaine, prend le nom de devoir ; cette loi demande ou plutôt donne la présence du père, défenseur naturel de l’œuvre de vie dont il est le coopérateur, du père, dont la validité reste intacte, précisément à cause de cette nécessité, de ce devoir. Mais, tandis que l’animal sauvage, fidèle à la loi, soigne et défend sa femelle et ses petits, l’homme, le civilisé du dix-neuvième siècle, se sert de sa liberté pour descendre plus bas que l’instinct, se prévaut de sa force pour être lâche, et emploie sa validité à fuir le devoir qu’elle lui impose.

» Eh bien ! en présence de cette lâcheté, de cette désertion, de ce crime, qu’avez-vous à faire, vous qui vous intitulez les représentants de la justice ? Vous avez à demander compte à cet homme de ceux que la nature lui a donnés en garde, et dont il est responsable envers la société.

Or, que faites-vous ? Quoi ! vous vous écartez pour laisser passer le déserteur, et vous venez juger la victime ?

» Cette femme est en danger de mort, la douleur l’a terrassé la fièvre s’empare de son cerveau, et vous venez juger son délire ! Mais vous qui vous posez en juges, vous ignorez donc l’humanité ? Ne savez-vous point ce que font de nous la douleur et la maladie ? N’avez-vous jamais senti dans la fièvre la raison vous échapper ? Êtes-vous des dieux ignorants de nos conditions humaines ? Quoi ! l’être est toujours semblable à lui-même, toujours responsable ? Il n’a point de défaillances, dans la maladie comme dans la santé, sa raison est la même ? Attachez donc un tribunal correctionnel à chaque hôpital, si vous venez juger la maladie et demander compte de ses actes à une malheureuse, abandonnée au sein de la crise la plus fatale, hallucinée de fièvre et folle de douleur !

» Vous l’avez interrogée avec insulte, colère et mépris ; elle s’est tue. Moi, son ami, qui la connaissais et qui l’estimais, je suis venu lui dire : « Expliquez-moi ce qui s’est passé, car je ne puis le comprendre. » Et frémissante, et pleurant, avec des gestes d’horreur, et la voix à chaque parole entrecoupée, elle m’a dit le secret que vos savantes inductions n’ont point percé, que vos objurgations n’ont point obtenu. Elle m’a dit ceci, écoutez :

» — Je n’étais plus moi-même, et pourtant je me rappelle. Il me semblait avoir dans la tête des ailes de moulin qui la battait à grands coups. Je voyais le ciel et les arbres se balancer, et l’idée me passa que c’était la fin du monde. Alors la figure de l’enfant frappa mes yeux ; il ressemblait tant à son père qu’il me fit horreur. Il me parut comme un démon venu pour me tourmenter, et alors je ne crois pas que j’aie voulu le tuer ; j’avais plutôt l’idée de me défendre… Mais je ne puis rien expliquer, puisque moi-même je ne comprends pas. J’étais folle, et souvent depuis, je demande où j’étais, moi, ma raison et mon cœur, pendant ce temps-là. »

» Comprenez-vous maintenant ? »

L’assemblée frémissait, mais le procureur général se leva et dit :

— C’est une explication habile, mais connue. Le crime plaide la folie quand il ne peut nier.

Jean tourna vers le procureur général sa figure inspirée et ses yeux étincelants.

« Et vous, quel étrange besoin avez-vous de la trouver coupable ? Que faisons-nous ici ? Jouons-nous une comédie où les rôles sont tracés d’avance ? ou cherchons-nous en conscience une vérité dont la vie de l’un de nous est l’enjeu ? Comprenez-vous, je le demande encore, ce mot révélateur du vrai crime ? Il ressemblait tellement à son père que j’en eus horreur ! Ah ! le voici, l’attentat contre la nature ! Et c’est ici, messieurs, que la société chancelle. Apportez vos phrases, maintenant ; elles peuvent servir. L’irréligion, l’impiété, les voici ! Le plus sacré des mystères est profané ; on a soufflé sur l’âme de la vie !

» Je disais tout à l’heure : voici la mère et l’enfant ; où donc est le père ? — Il n’y en avait pas ? Et maintenant voici l’enfant. Où donc est la mère ? — Il n’y en a pas. Il n’y a qu’une malheureuse à qui le fruit de ses entrailles violées fait horreur. Cet enfant naissait orphelin ; il n’était qu’un accident, le produit d’un acte infâme. C’était une de ces naissances qui travaillent sans cesse et si puissamment à rapprocher l’espèce humaine de sa première animalité. Il n’y avait pas de maternité. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas eu d’amour.

» Là-dessus, n’est-ce pas, vous allez déclarer cette femme infâme. Pas tant de hâte, juges et tuteurs de la société. Vous accusez les bas-fonds, dites-vous, c’est-à-dire le peuple, et une immoralité croissante. Êtes-vous bien sûr que ce soit d’en bas que vienne l’immoralité ? On dit vos instructions juridiques subtiles et savantes. Eh bien ! ici, je vous le déclare, vous avez mal vu ou peut-être mal cherché. Je vais vous dire l’histoire de Baptistine, elle me l’a permis. Je dirai tout, tout ce qui est vrai, car la vérité me brûle le sein, et il faut enfin que de vraies indignations parlent.

» Née, elle aussi, de la violation des lois de l’amour, enfant trouvée, seule dès l’enfance, et meurtrie par la misère, entrée à l’atelier avant dix ans, entourée de propos grossiers, un soir, à douze ans, retenue par un contre-maître et terrifiée des menaces de cet homme, qui représentait pour elle l’autorité… à douze ans, elle fut sa victime. — Dites-moi, monsieur le procureur général, où cette enfant avait-elle connu la chasteté, cette sainte pudeur, que vous l’accusiez tout à l’heure d’avoir dé pouillée, avait-elle eu même le temps de naître ? flétrie dès l’enfance ! femme avant la puberté ! la débauche pour compagne de jeux ! le germe détruit avant l’heure de sa naissance !

» Eh bien ! cependant, par une sorte de miracle, il se retrouva. Le fait n’est pas tout, et l’esprit a ses secrets. Je l’ai connue jeune fille, avant son dernier malheur, et tous les témoins l’ont connue de même. Elle avait un front pur, une tenue modeste, elle vivait digne et simple entre toutes. Malgré sa honte et comme à côté, le caractère de sa beauté était doux et chaste ; car c’était celui de son âme qui l’emportait sur le sort. Et regardez-là, n’est-elle pas la même encore ? Vous avez parlé de rubans. Pourquoi dire ce que vous n’avez pas vu ? Prenez garde, il y a de l’assassinat aussi dans les phrases. Vous tenez le rôle de magistrat, et vous apportez ici des effets littéraires pris en dehors de la vérité. Ceci n’est pas de la justice. Non, vous qui parlez tant de la société, vous devriez la connaître ; vous devriez savoir ici, à deux pas des ateliers où ces hontes se passent, vous devriez savoir que ce n’est ni pour de l’argent, ni pour des rubans, ni pour le plaisir, que se donne, parce qu’elle ne peut se refuser, la fille pauvre, la malheureuse ouvrière. Ces choses-là, messieurs, se font avec plus d’économie. L’honneur d’une femme, la vie d’un enfant, — car ces hommes sont les vrais auteurs de l’infanticide, — cela coûte à quelques-uns bien peu de chose ; mais, aux maîtres de l’atelier, cela ne coûte rien. Cela s’échange avec du travail, avec le simple droit de ne pas mourir de faim. »

Il y eut quelques rumeurs, et le président avertit le défenseur de ne pas se livrer à de vaines déclamations. Jean secoua sa tête énergique et, attachant sur la cour un regard ferme, il répliqua :

— Je dis la vérité, vous le savez tous.

Mais un plaidoyer si insolite, si dépourvu de formes, commençait à inquiéter sérieusement la cour et l’auditoire. Des apostrophes s’élevèrent, et le président engagea de nouveau le défenseur à se renfermer dans la question.

Brafort, tout défait, respirait à peine, ne remuait pas un muscle ; seulement, il ressentait contre son neveu une indignation profonde. Ne fallait-il pas que ce garçon eût perdu tout sentiment d’honneur et de convenance pour se donner ainsi en spectacle, et faire de grandes phrases sur des choses après tout assez simples et si communes… et qui touchaient de si près à la considération d’un parent ? Et la colère le faisait trembler. Il se disait : Que faire ? Enfermer un pareil fou serait chose urgente. La loi, comme chef de famille, lui en donnait les moyens…

La voix de Jean s’élevant de nouveau malgré les murmures, Brafort imposa silence à ses réflexions pour écouter, avec une ardeur égale à son malaise, le front couvert de sueur, les yeux hors de la tête, et la figure tour à tour pâle, rouge ou verte, ce plaidoyer scandaleux, et il ne comprenait pas que les juges manquassent ainsi à tous leurs devoirs en le laissant retentir sous ces voûtes classiques et cicéroniennes. Maximilie, vivement émue, étonnée, agitée, pleurait en se retenant de crier.

« Encore une fois, je le demande à vos consciences à tous, où est le coupable ? Est-ce bien cette malheureuse à qui l’honneur est ravi avant qu’elle est pu connaître ce qu’est l’honneur, et qui depuis, grâce à sa beauté, se voit imposer, au seuil de chaque atelier, de la part de chaque fabricant, ce choix infâme entre la mort et la honte ?

» Est-ce bien cette pauvre fille qui, saturée de dégoût, brisée dans un amour vrai, qu’elle conçoit et qu’elle inspire (car elle a une âme, cette chose, ce jouet, cette chair humaine), voit avec horreur, dans l’être sorti de ses flancs, l’image de l’homme qui l’a flétrie et perdue ? Cette femme n’est pas mère, cet enfant n’est pas le sien, car sa volonté s’est refusée à le concevoir. C’est le fils du bourreau, de l’ennemi ; c’est le crime et la douleur ; c’est l’intrus, l’étranger, le viol insolent, infâme, incarné de vive force en elle. Et quand, abandonnée de tous, à l’heure où l’humanité, la nature, l’amour appellent, exigent les secours les plus pressants, les plus chaudes tendresses ; quand, malade, hallucinée, dans le délire de la fièvre, elle repousse loin d’elle le spectre de sa honte et de son malheur, vous la condamneriez, vous ? Elle serait frappée deux fois, cette victime !… C’est impossible ! vous n’oseriez pas ? non, vous ne l’oserez pas ! Car ce qui est ici dans la conscience de tous, à l’état de pensée secrète, je vais, moi, le dire tout haut : L’auteur du crime n’est pas sur le banc des accusés ; il est là dans cette salle, peut-être à côté des bancs où vous siégez. Le crime pour lequel vous traînez ici cette femme, tous ou presque tous, public, juges, jurés, c’est vous qui l’avez commis ! »

Ce fut un tumulte inexprimable. Plusieurs membres du jury se levèrent en s’écriant ; le président annonça qu’il retirait la parole au défenseur, et le procureur général prenait des conclusions contre lui, comme ayant insulté la cour. Cependant l’avocat nommé d’office pour défendre Baptistine intervint. Il demanda l’indulgence de la cour, fit entendre que des raisons toutes particulières, une vive émotion, égaraient la parole du jeune défenseur improvisé, ignorant des convenances judiciaires, et enfin, après avoir parlé quelque temps à Jean, il lui fit rendre la parole pour s’expliquer et s’excuser.

« Je n’ai voulu, messieurs, vous devez le comprendre, accuser ni insulter personne en particulier ; je me suis soulevé contre cette criante injustice ou, si vous voulez, cet étrange aveuglement qui se prend aux effets en négligeant les causes. J’ai demandé de quel droit on poursuit le meurtre de l’enfant par la femme, lorsqu’en face du meurtre de la femme par l’homme, on reste indifférent. Il n’y a pas deux justices deux humanités ; il n’y en a qu’une. Pourquoi donc en faites-vous deux ? La loi naturelle, qui est la justice, veut l’union indissoluble de l’homme, de la femme et de l’enfant ; le coupable est celui qui l’a violé, puisque de cette violation découlent nécessairement le crime et la mort ; hélas ! et où s’en va le plus pur de notre sève ; car la débauche est la plaie hideuse par où s’échappent corrompus les sucs vitaux de l’humanité. C’est dans l’amour que le germe humain devait recevoir la vie ; on la lui pétrit d’égoïsme et d’impureté.

» Je vous le dis, je le dis sincèrement, car je vois ces choses par la pensée aussi clairement que je vous vois de mes yeux, vous qui m’entourez : nous sommes encore dans la barbarie. Toute votre science consiste à happer passage le fait visible, comme un chien de chasse, le gibier : mais vous êtes sans foi, sans boussole, sans principe ! Vous vous acharnez sur la femme, sachant bien que c’est l’homme qui a fait le mal. Vous frappez les effets tombés sous la main des causes ; vous achevez les vaincus. Au lieu d’étudier la vie, vous étudiez les Latins ; vous endormez vos consciences aux refrains de la rhétorique, et si quelqu’un, ouvrant les yeux, dit ce qu’il voit, vous vous écriez qu’il sort de la question et qu’il insulte la cour.

» Eh bien ! non, je le répète, je ne veux point insulter, je cherche a éclairer vos consciences, et j’accuse le préjugé, l’erreur, l’inepte habitude où nous sommes plongés ; et s’il faut, pour vous désarmer, m’accuser moi-même, je le ferai. On ! oui, car, moi aussi, je suis bien coupable. »

Ici la voix de Jean s’altéra ; une rougeur passa sur son visage, laissant après elle une pâleur livide, et il dut s’arrêter un instant. L’assistance, penchée sur lui, attendait anxieusement ce qu’il allait dire.

« Il m’en coûte d’ouvrir ici mon cœur ; mais, quand j’accuse, je dois être juste. Puisque je parle de vérité, je dois tout dire. Eh bien ! vous l’avez déjà compris peut-être… je l’aimais. Ne soupçonnant point ces infamies, ignorant l’étendue de la honteuse exploitation de la femme, du faible et du pauvre, je voulais unir ma vie à la sienne. Je la croyais pure. Elle, cette accusée que vous avez cru pouvoir insulter, fut elle qui me détrompa. Foudroyé d’abord par cette révélation, je me relevai et, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je me dis : Ce n’est pas elle qui est coupable. Et je retournai donc près d’elle, et, pour la seconde fois, je demandais d’être ma femme ; pour la seconde fois elle fut plus forte que son cœur, et, m’apprenant l’existence de cet enfant, elle me fit comprendre que le passé, devenu par lui vivant se dresserait sans cesse entre nous. Elle me dit : Pars, c’est impossible ! Et moi, lâche ! je m’enfuis, la laissant mourante. Mon courage fut moins grand que son malheur. Devant cet abîme de violence et d’impiété, dont la nature elle-même se faisait complice, j’eus peur, moi aussi, j’ai participé à cette injustice qui charge la victime de l’expiation méritée par le bourreau. Moi aussi, moi aussi, j’ai fait ma part de sa douleur et de son délire. »

Un gémissement lui coupa la voix, et il tomba sur son siège en couvrant son visage de ses mains, dans un mouvement de douleur si violent et si vrai, qu’une grande partie des spectateurs éclatèrent eux-mêmes en sanglots. Le président voulut alors donner la réplique au procureur général ; mais Jean se releva, priant qu’on le laissât ajouter quelques mots encore.

— Parlez ! parlez ! cria-t-on de l’auditoire.

Il reprit :

« Et maintenant, comme j’ai dévoilé devant tous ma conscience, que chacun interroge la sienne. Vous, vous tous, hommes qui m’entendez, vous qui vous posez en juges de l’infanticide, en est-il beaucoup parmi vous qui n’aient jamais brisé le sacré faisceau formé par la nature même ? Qui n’ait jamais oublié que lorsque naît un enfant, c’est l’absence du père qui fait l’infanticide, que l’époux déserteur est un double meurtrier ? Cette fois, monsieur le procureur général, ce ne sont pas là des phrases. Il y a dans cette assemblée plus d’un criminel. En ces temps de vie facile, comme on dit, bien dure, hélas ! pour la femme abandonnée et pour l’orphelin, ce forfait que l’on flétrissait tout à l’heure de tant d’épithètes accumulées, combien peuvent assurer ne l’avoir pas commis ? Soyez donc sincères, et, au lieu d’accuser cette martyre, coupable seulement d’un accès de fièvre, juges, auditoire, cessez de changer les rôles, car c’est à vous de prendre place sur le banc des accusés, et de demander pardon à cette femme, qui représente ici vos victimes. »

C’était de plus en plus inconvenant, le président avertit de nouveau l’orateur que la parole lui était retirée ; Jean se récria.

Mais la sonnette étouffa sa voix et un gendarme lui mit la main sur l’épaule.

Le président, troublé, résuma rapidement les débats. Il parla de déclamations empruntées à des doctrines ennemies de l’ordre social, de la nécessité maintenir cet ordre sacré ; il parla aussi de la famille. Enfin les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations, et Brafort, profitant du mouvement, s’échappa ; arrivé dans la salle d’attente, il se trouva mal. Quelques spectateurs, qui faisaient queue à la porte de la salle d’audience, s’empressèrent autour de lui.

— Pauvre monsieur ! dit une femme, c’est la chaleur ou peut-être l’émotion… Un crime si horrible !

Brafort se fit reconduire à l’hôtel, où bientôt le vieux juge lui amena Maximilie toute en pleurs.

— Oh ! père ! dit-elle quand ils furent seuls, sais-tu ce qu’a fait Jean ? Quand les jurés ont été partis, il a demandé à parler à l’accusée, et là, se mettant à ses genoux, il lui a dit qu’il se repentait de l’avoir abandonnée, qu’il l’honorerait, quand même les autres la mépriseraient, qu’il se regardait comme lié à elle, quelle que fût la décision de ses juges, et lui a demandé si elle était libre de le suivre…

— Ce misérable déshonore notre famille ! s’écria Brafort ; il est fou !

— Quel dommage, dit la jeune femme ; il a un cœur si généreux !

Cette réflexion, toute timide qu’elle fût, irrita Brafort, et Maximilie eut bien de la peine à le calmer, tant son indignation était vive. Il voulait quitter Douai immédiatement ; ce fut à peine si madame de Labroie obtint de faire auparavant ses adieux à son amie. Ce fut là qu’ils apprirent l’arrêt de la cour : Baptistine était condamnée à cinq ans de réclusion.

— Son défenseur lui a fait du tort, dit pertinemment le vieux juge ; l’absoudre eût semblé acquiescer aux divagations agressives de cet énergumène, échappé de la sociale. Ah ! monsieur, les temps deviennent graves pour les honnêtes gens !

— Ils se défendront énergiquement, s’écria Brafort, qui depuis l’audience n’avait cessé d’être écarlate et bouillant de fièvre ; et si Paris persiste à se faire le nid de cette espèce-là, eh bien ! c’est à la province d’écraser Paris et de gouverner la France !

Ces paroles, qui m’ont été affirmées, m’autorisent à décerner à Brafort la priorité de cette idée, qui eut bientôt et depuis un si grand succès.

Peut-être quelques âmes naïves s’étonneront-elles de voir Brafort prendre le rôle irrité dans cette affaire ; on pourrait les renvoyer au proverbe si profond : « Tu te fâches, donc tu as tort. » Mais nous avons trop connu Brafort pour n’être pas à même d’analyser plus particulièrement ses impressions en cette circonstance. Assurément, il sentait son tort, et c’est ce qui donnait tant de passion à sa colère ; mais il n’en croyait pas moins cette colère juste et légitime. Eh ! sans doute, il eût mieux valu que les patrons fussent moins galants pour leurs ouvrières ; mais, ces femmes-là étant toutes plus ou moins dépravées, il était ridicule de venir défendre leur pudeur et de crier tant pour des peccadilles. Il était surtout abominable de tirer parti de tels inconvénients, inhérents à la nature humaine, dans le but d’ébranler la société, d’arracher le gouvernement aux mains des gens comme il faut, et de le donner à la canaille.

La question ainsi posée, — et Brafort ne souffrait pas qu’elle le fût autrement, — la résistance à outrance, par tous les moyens, n’était-elle pas obligée ? Parlemente-t-on avec des brigands, avec des fous ? Les socialistes étaient l’un ou l’autre, et ceci posé, sans ambages, puisqu’ils ne consentaient pas à se taire ou à se laisser enfermer, il ne restait plus qu’à tirer dessus.

Cette logique, soufflée par les feuilles réactionnaires, commençait à se répandre. Brafort était abonné de l’Assemblée nationale.

On peut se demander d’où vient, à de tels gens, cette conviction si entière, que les maux dont ils ne souffrent pas sont inguérissables ? Pourquoi ils préfèrent accuser la nature humaine plutôt que l’ordre social. Et ce parti pris semble, aux yeux de leurs adversaires, dénoter une perversité voulue, un machiavelisme complet. Mais l’esprit humain n’est logique qu’en dehors de la passion, et, sans prétendre innocenter tout le monde, il faut reconnaître que l’intérêt personnel, une fois investi d’arguments qui le servent et lui plaisent, s’en pénètre, s’en revêt, et arrive à se déguiser si bien qu’il ne se voit plus lui-même, surtout dans ses intérieurs peu éclairés dont le propriétaire n’a jamais visité les coins et recoins. Le mot d’ordre de nos luttes civiles devrait être : Mort à l’erreur ! Indulgence aux hommes !

Malgré tout cependant, malgré toutes les bonnes raisons qu’avait Brafort d’être mécontent… de son neveu, il garda de cette séance de cour d’assises un malaise intérieur, un trouble extrême. Cela dura jusqu’à l’élection du 23 avril. À partir de ce moment, d’autres impressions l’absorbèrent : il était représentant du peuple.