Le Siècle (série 45p. 313-322).
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VII

CATASTROPHE DE FÉVRIER.

Une grande joie, nous l’avons dit, avait été donnée à Brafort. Il était maire de R… C’était un surcroît de travail, mais si doux ! Un amant qui soutient entre ses bras une femme adorée se plaint-il d’en sentir le poids ? Brafort pouvait-il maudire des paperasses qui reproduisaient incessamment ces mots délicieux et solennels « Nous, maire de R…, signé Brafort. » Et puis, comme dans toute fonction d’ordre supérieur, n’y avait-il pas là un homme entendu, patient, obscur et utile, pour épargner à son chef le plus gros de la besogne ? Le secrétaire de la mairie avait presque toutes les charges, et Brafort seul jouissait des honneurs et des plaisirs de l’emploi. Il présidait, et avec quelle dignité ! — le conseil municipal ; constatait les contraventions, sermonnait les délinquants, rendait des arrêtés obligatoires pour les habitants de la ville, qu’il n’était pas éloigné de considérer comme ses sujets, surveillait les débiteurs, protégeait les mœurs, maintenait l’ordre, recevait les rapports du garde champêtre et du commissaire de police, donnait des dîners officiels… et traitait avec le préfet comme font entre eux gens de même race, comme un duc régnant vis-à-vis d’un empereur.

Est-il nécessaire d’ajouter que la politique du règne avait un soutien dévoué dans Brafort ? Monsieur Guizot était son Dieu. Cette solennité dans la petitesse, cet orgueil dans la vanité, cette audace de front sur cette faiblesse d’âme, et ce pédantisme dans la corruption, chatouillaient son âme. Toute cette draperie l’éblouissait. Il tâchait de se rendre digne de servir sous les ordres de ce grand homme, et se montrait, à son imitation, aussi rogue envers du troupeau des administrés que servile à l’égard des hauts fonctionnaires chargés tondre et de le conduire. L’agitation des banquets. dont Lille en particulier fut le théâtre lui semblait un crime contre la majesté royale et l’ordre social, et il affectait de la mépriser, bien qu’elle l’irritât profondément. Brafort était d’ailleurs persuadé du triomphe de l’ordre sur les passions aveugles et ennemies, et s’associait de cœur à tous les votes de la majorité contre l’opposition.

Mais, dans ces débats ardents qui enfiévraient le pays, force était à Brafort de chercher des interlocuteurs en dehors de sa famille. Les différences ridicules d’opinions qui existaient entre lui et son neveu, et qui déjà plusieurs fois s’étaient accusées par des discussions violentes, avaient fait prendre à Jean la résolution de garder le silence devant son oncle sur tous les points importants ; et leurs conversations n’étaient plus que ce simple échange de paroles qu’exigent au même foyer les relations matérielles. Brafort s’en plaignait ; il avait rêvé naturellement de trouver en son neveu un reflet de lui-même, un auditeur complaisant qui pût lui fournir la réplique et l’approuver, ou du moins ne controverser que juste assez pour alimenter la causerie ; aussi le mutisme de Jean et ses opinions, qui en étaient cause, étaient-ils, aux yeux de l’oncle, une preuve amère de l’ingratitude de son neveu. Il en souffrait. La solitude morale que produit infailliblement. l’égoïsme est en effet une des plus grandes tortures de l’homme. Cette réplique qui lui manquait, Brafort allait parfois jusqu’à la demander à Eugénie. C’était contrevenir à la loi sacrée qui défend aux femmes de s’occuper de politique ; mais quel homme est toujours parfaitement conséquent avec lui-même ? Et puis l’infraction n’avait pas de conséquences graves : Eugénie, en pareil cas, ne répondant que par des locutions d’une indifférence glaçante ou par des bâillements décisifs. Brafort s’emportait alors contre la frivolité des femmes, en y joignant des imprécations contre la présomption des jeunes gens. Il vivait peu chez lui et donnait souvent à dîner.

Celui pourtant qui souffrait le plus de cette réserve, c’était Jean. Ce n’était point une de ces natures qui se délectent dans leur fierté et se nourrissent volontiers de joies solitaires. À côté de la recherche intime et ardente du vrai, et correspondant à elle, un besoin d’expansion, plus ardent encore, existait en lui ; la joie d’acquérir n’existait pour lui qu’inséparable du bonheur de donner. Mais, ces susceptibilités étant aussi vives que ses sentiments étaient profonds, il redoutait des luttes inutiles, où, sans être même entendues, ses croyances les plus chères seraient insultées. Puis maintenant sa rêverie avait pris une forme vivante, unique, avec laquelle, dans le secret de son cœur, il s’entretenait délicieusement. C’était l’image de Baptistine.

Depuis leur rencontre fortuite dans les rues de R… ils ne s’étaient vus, comme à l’ordinaire, qu’à la classe du soir, où forcément leurs rapports étaient restés les mêmes. Les mêmes extérieurement, mais pour eux quelle différence ! Ces actes habituels, ces mots insignifiants recouvraient chaque soir un poëme d’émotions intimes ; lorsqu’ils s’adressaient la parole, c’était avec des inflexions dont seuls ils percevaient la tendresse ; leurs mains parfois s’effleuraient… par hasard, et ils gardaient un long silence plein de trouble, pendant lequel ils entendaient battre leurs cœurs. Une communication constante s’était établie entre eux par l’électricité du regard, et, si peu que cela eût été pour d’autres, pour eux ce bonheur de se voir, de s’entendre, de s’effleurer chaque soir quand le maître se penchait sur le cahier de l’élève ; ce bonheur leur suffisait au point de leur sembler presque foudroyant, et ils auraient eu presque peur d’en obtenir davantage.

Quelquefois cependant Jean ralentit le pas ou allongea son chemin dans l’espoir de rencontrer une seconde fois Baptistine ; mais la pensée de cette rencontre lui causait tant d’émotion, qu’aussi longtemps qu’il en gardait l’espérance, il la redoutait, et n’éprouvait de regret qu’après un certain soulagement. Ensuite, il est vrai, il se disait avec amertume que Baptistine évidemment ne cherchait pas à le voir ; qu’elle l’évitait même, que peut-être elle ne l’aimait pas, qu’il s’était trompé ; il se livrait à l’inquiétude, à l’angoisse ; mais le lendemain, quand le regard de la jeune fille rencontrait le sien et se baissait, mais seulement après lui avoir versé l’amour, la certitude même, dans un rayon de lumière, il se sentait embrasé de foi, de bonheur, et ne doutait plus.

Oui, Baptistine l’aimait ; mais alors pourquoi était-elle si triste ? Car un accablement évident luttait en elle avec les joies de l’amour. On eût dit une fleur battue d’un vent âpre à l’heure où elle va s’épanouir. Pourquoi cette tristesse ? Jean eût voulu le savoir ; mais ce n’était pas dans la classe qu’il pouvait s’en expliquer avec Baptistine, et, quant à l’aller trouver chez elle, dans l’humble réduit qu’elle habitait au milieu de vingt autres logements à peine séparés par des cloisons, sorte. d’alvéole dans une ruche, c’eût été vouloir éveiller contre elle tout un essaim de propos ; c’eût été lui manquer de respect et la compromettre, et l’amour et la timidité s’unissaient victorieusement pour interdire à Jean une pareille démarche.

Il laissait donc les jours s’écouler. À côté de ces émotions, d’autres l’agitaient encore puissamment. Les débats de la chambre le passionnaient comme son oncle, mais en sens inverse. Ces révélations accumulées d’une corruption des consciences érigée en système de gouvernement, les récriminations, les protestations, les menaces, tout cela retentissait en lui sans aucune atténuation et déchaînait toutes ses énergies. Il n’en constatait pas moins l’oubli, à ces surfaces qui se disent les hauteurs de la pensée, des droits, des intérêts, de l’existence même des masse populaires, et de la morale la plus simple et la plus profonde, celle des rapports de justice et d’égalité entre tous les êtres humains. Dans sa conscience si pure et si développée, il put sentir même, derrière les élans apparents de secrets calculs, d’autres ténèbres dans ces clartés et sous les feintes générosités d’autres égoïsmes. Il mesurait la distance qui séparait la réalité de son grand rêve de justice et d’amour, et soupçonnait entre eux un abime.

Un soir, Brafort, entrant dans la chambre de Jean, le trouva plongé dans une rêverie profonde. Il était assis, tenant à la main un journal qu’il ne lisait plus, et sous l’ombre de son front penché, de grosses larmes coulaient sur ses joues. Brafort n’était pas sans affection pour son neveu. Inquiet de ce chagrin, il en demanda la cause. Jean ne pouvait refuser à l’amitié de son oncle cette explication, ni lui substituer un mensonge. Il avoua donc sans détour, mais non sans effort, que ces larmes lui étaient arrachées par le spectacle de l’état moral du monde.

— Hein ? s’écria Brafort, étourdi.

Jean répéta son affirmation en d’autres termes.

— Tu te moques de moi ? s’écria Brafort.

— Eh quoi ! mon oncle, vous ne pouvez admettre…

— Je n’admets pas qu’on pleure de ces choses-là ; non, parbleu ! ce n’est pas dans la nature. On ne m’en fait pas accroire par de telles fariboles, et tu aurais pu mentir avec plus d’esprit.

— Vous ai-je donné le droit de douter de ma parole ? dit Jean en rougissant. Eh quoi ? vous ne sauriez comprendre que les plus grands intérêts de la vie puissent causer autant d’émotion que les intérêts secondaires ? Vous serez bouleversé par le spectacle d’un meurtre. Ne puis-je être navré par la contemplation de tant d’agonies causées par la misère, et de tant d’œuvres de violence et d’injustice ? Vous avez souffert du départ de votre fille ; je pleure sur tant d’enfants venus en ce monde pour y vivre, comme les autres, de lait et de baisers, et qui meurent faute d’en avoir ; sur tant de filles perdues, sur tant d’hommes dévorés par la boucherie guerrière, sur tant de hontes et tant de douleurs. Ne voyez-vous pas que la souffrance et le mal sont la règle, hélas ! dans la vie humaine.

— Ta ! ta ! ta ! Quand ça serait vrai que diable, veux-tu faire à cela ? demanda Brafort.

— Parfois mon cœur se soulève, répondit Jean, et je voudrais courir le monde en prêchant la justice, l’amour, la fraternité.

— Tu fais bien de l’arrêter, mon garçon, car tu n’irais, à coup sûr, pas plus loin que Charenton. Mais écoute, mon pauvre Jean, il faut que tu aies lu des choses absurdes, qui, dans la pauvre tête que tes parents t’ont donnée, ont produit l’effet de l’huile sur le feu. Tu me parais être sur une triste pente, et je vois qu’il faut que je te lance dans ce monde dont tu parles sans le connaître. Tu sauras alors que tout y est fondé sur le droit, sur le travail, sur l’économie et sur la capacité, par conséquent sur la justice. Comment ai-je fait mon chemin moi ? Ce qui te manque, vois-tu, c’est de l’ambition ; aies-en, ça te sauvera. Ma foi ! tu es plus fou que je ne pensais. Je me disais Les jeunes gens aiment à déclamer, ça les amuse ; Jean a cette manie, mais elle passera. Mais, en vérité, quand je te vois prendre pareils rêvasseries au grand sérieux, jusqu’à… ma foi ! ça me semble grave, ça m’inquiète pour tout de bon. Tout ça c’est bon — dans les livres ; mais il faut prendre la vie plus simplement, diable ! Il faut sortir de ces folies, mon garçon ; elles ne sont pas saines, et ça pourrait finir mal !

Ayant ainsi, quelque temps encore, admonesté son neveu, Brafort lui souhaita le bonsoir et revint très-soucieux près de sa femme.

— Croirais-tu, lui dit-il, que la raison de Jean me cause de grandes inquiétudes ? Ne l’ai-je pas trouvé tout à l’heure pleurant sur ce qu’il dit que le monde va mal ?

— Ce n’est pas possible ? dit Eugénie, qui s’arrêta de mettre ses papillotes et prit un air ahuri.

— C’est comme je te le dis. Moi aussi d’abord je ne pouvais pas le croire ; mais ensuite j’ai bien vu qu’il disait la vérité.

— Est-ce qu’il est fou ?

— Ma foi j’en ai peur.

— Car enfin cela n’est pas naturel. S’il avait eu quelque ennui, à la bonne heure. Tu ne lui as rien dit de désagréable ?

— Rien du tout. C’est un songe-creux ; il se monte la tête avec ces diables de théories. Mais, malgré ça, prendre ses imaginations au sérieux à ce point-là, ça me parais grave. Autre chose est la vie, autre chose la philosophie et les idées.

— Assurément, répéta Eugénie d’un ton convaincu, cela n’est pas naturel.

Et les deux époux s’endormirent dans cet accord.

À dater de ce jour, Brafort, sérieusement inquiet de son neveu, s’occupa de lui trouver un emploi qui le fit vivre dans le monde et l’arrachât à ses chimères. Une fonction du gouvernement lui sembla le meilleur frein contre la rêverie, et le meilleur stimulant pour l’ambition, en même temps qu’une bonne école d’optimisme. Il en écrivit donc à Paris, et en attendant ne perdit pas une occasion d’agir, par de sages maximes, sur le cerveau malade de Jean. C’est ainsi qu’il ne cessait d’appuyer en toute occasion sur la différence radicale qui existe entre la pratique et la théorie ; qu’il se répandit en sages considérations sur l’arrangement providentiel et profond des choses de ce monde, où chacun reçoit la laine selon le froid, où les conditions les plus élevées et les plus brillantes sont les plus sujettes à déchoir et les plus hantées de soucis, tandis que sous l’humble chaume…

Il se procura les Compensations d’Azais, et en fit le sujet de ses études et de ses conversations. Poussé à bout de patience, Jean lui demandait :

— Mon oncle, consentiriez-vous à éprouver, sous l’habit d’un de vos tisseurs, cette égalité compensée ?

Brafort, un peu interloqué d’abord, alléguait que ses idées étaient bien différentes de celles de ces hommes, ainsi que ses aptitudes ; qu’il ne prétendait pas que le classement pût se faire indifféremment, et il insinuait avec modestie qu’aux gens supérieurs les postes principaux vont de droit. Il parlait aussi de la nécessité des hiérarchies, des impossibilités naturelles de l’égalité, etc…, etc.

Un coup de foudre l’interrompit : la Révolution ! le grand ministre renversé, la monarchie bourgeoise par terre, et ce mot fantastique, terrible, fulgurant la République ! Au cri d’enthousiasme poussé par Jean, répondit le cri de désespoir de Brafort. Il n’y pouvait croire ; non, cela n’était pas possible. La République ! c’est-à-dire le sang, l’orgie, le pillage, le bonnet rouge, l’échafaud ! D’autres Robespierre et d’autres Danton ! Les clubs !… les têtes promenées au bout d’une pique ! la Terreur ! Non, la France ne pouvait souffrir le retour de ces saturnales. Il fallait marcher sur Paris, rétablir le roi, noyer dans le sang des coupables… Et plutôt que de voir recommencer les excès révolutionnaires, il mettrait tout à feu et sang !

Brafort résumait ainsi ses sentiments devant Eugénie, mourante de peur, quand, un domestique entrant, il s’arrêta. L’ardeur n’exclut pas toujours la prudence. Un observateur en eût tiré pour les destins de Paris un bon augure. Le fait est que Brafort, quoique maire, et si prompt d’ordinaire à prendre des arrêtés, ne bougea pas. Il tendait l’oreille aux bruits, et attendait.

En ces temps, même pour les convaincus tels que Brafort, c’est du dehors que vient l’impulsion, et c’est le fait qui dicte ses ordres à la conscience. Sans un petit groupe d’imitateurs, qui lance le cri, la parole, ou qui fait l’action, on verrait des millions de gens, l’oreille à terre, écouter leur propre silence, et attendre, inquiets, le signal qui doit sortir de leurs bouches, mais que nul ne croit pouvoir donner le premier. On l’a reçu si longtemps.

Brafort convoqua pourtant le conseil municipal. Mais cette séance n’offrit de mémorable que le tableau que nous venons d’esquisser. Il y eut des velléités belliqueuses, d’autres libérales ; mais la plupart des discours forent embrouillés, oscillants ; on ne conclut pas : le préfet n’avait pas parlé. Brafort, disons-le à sa gloire, fut le seul qui se compromit : il venait de lire les proclamations du gouvernement provisoire et ne se connaissait plus. Le peuple maître, encense ! Tout citoyen, magistrat ? La liberté, l’égalité, la fraternité ; le peuple devenu a devise et mot d’ordre. » Mais c’était l’anarchie ; le gouvernement de la populace, le renversement de toute sage autorité. Monsieur de Lavireu lui fit observer en souriant que le peuple a devise et mot d’ordre, » ça ne tirait pas à conséquence, que depuis des siècles les devises ne servaient qu’à envelopper… autre chose.

— Ne sentez-vous pas, ajouta-t-il, qu’il faut calmer les masses soulevées ? Ce gouvernement, jusqu’ici, me paraît sage et rend des services à l’ordre. Il ne faut pas l’entraver.

La résignation souriante, un peu narquoise, de ce noble, calma quelque peu, en les étonnant, les bourgeois effrayés. On attendit encore. Les décrets se succédaient alors avec les heures. La convocation prochaine d’une assemblée nationale rassura sur les craintes d’anarchie causées par la dissolution des anciens pouvoirs. Mais, quand arriva le décret par lequel le gouvernement provisoire s’engageait à garantir du travail à tous les citoyens, et rendait aux ouvriers le million de la liste civile, alors se fut le spectre du socialisme qui se dressa devant les yeux des fabricants épouvantés. Brafort en fut hors de lui. Quoi l’utopie, la chimère, surgissaient de leur néant et venaient prendre la forme et l’autorité du fait ! L’ouvrier, cet outil, qu’ils méprisaient, allait devenir le favori du régime nouveau !…

Toujours prompt et sanguin, Brafort parla d’émigrer, de vendre… mais, en de pareils temps, c’était sa ruine. Il se prit aux cheveux. Eugénie, le voyant tourner au cramoisi, s’effraya, commanda un bain de pieds et lui fit avaler de l’eau des carmes. Puis, en bonne et prévoyante épouse, elle courut au-devant du journal qu’on apportait et s’en empara.

— Mon journal ! cria Brafort ; je veux tout savoir. Ont-ils décrété le pillage ?

Il fallut le lui remettre. D’une main tremblante à la fois de peur et de colère, il le déplia.

— Quoi ! Qu’est cela ? Comment donc ?… Des généraux, des maréchaux de France qui adhèrent à la république ! Est-ce possible ?

Brafort se frotta les yeux.

— À moins que ces adhésions n’aient été arrachées par la torture… En vérité, voici monsieur de Rothschild, monsieur Fould, messieurs Périer, Odier, Delessert, tous les grands banquiers qui souscrivent pour les blessés de Paris, les agents de change qui suivent… Est-ce la terreur qui ?… Mais… la chambre de commerce s’empresse de s’associer au mouvement de glorieuse régénération nationale, etc., et, ma foi ! des ducs, des anciens ministres, une procession, un défilé, une cohue !… Les académies, le conseil d’État !… La cour des comptes reçue par monsieur Louis Blanc ! La cour de cassation acclamant la république par la bouche sincère de son procureur général, monsieur Dupin ! L’ordre des avocats, conduit par son bâtonnier Baroche, qui proteste en termes enthousiastes de ses sentiments républicains ! Le maréchal Bugeaud !… lui ! lui-même !… et jusqu’à Maxime de Renoux qui ni manquait point. Ah ça !… décidément ce n’était pas terrible du tout, Monsieur de Lavireu n’avait pas eu tort de sourire. — Pièce à grand spectacle, et plein d’intérêt ! députations, drapeaux, acclamations, embrassement général… oui, général ; car voici l’Eglise, bannière en tête et goupillon à la main, qui vient bénir la République, en déclarant. que cette forme de gouvernement a toujours été son aspiration la plus chère, et qu’elle ne désire que l’entourer de ses bras et la presser sur son cœur… Et le grand rabbin, et les protestants et les dames du sacré-cœur !… Mais alors, si tout le monde en est… si tout le monde est content, mais, à la bonne heure ! C’est évidemment qu’il n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’un mot de plus, et dès lors… — Brafort sentit l’attendrissement le gagner aussi. — Ah ! par exemple, pourtant, ce sont les préfets… les pauvres préfets. Ce digne monsieur de Reder, qui précisément, peu de jours auparavant, écrivait à Brafort, en sa qualité de maire de R… une circulaire si bien sentie sur a la fermeté nécessaire contre les passions coupables et subversives, et la nécessité de modérer les excès de la liberté par l’action tutélaire d’un pouvoir sage, paternel, et qui ne respire que que pour le maintien de l’ordre et le bonheur de la France, » etc., etc.

Juste à ce moment, arrive une circulaire nouvelle, marquée du cachet préfectoral. Brafort l’ouvre avec émotion, pensant y trouver le nom du successeur de monsieur de Reder, et comment en douter, lorsqu’il voit à la première page :

« Au nom du peuple français,

» Un gouvernement corrompu, qui n’a pas reculé devant le massacre du peuple pour la conservation de l’exploitation inique et honteuse qu’il faisait peser sur la France, vient de tomber dans le sang qu’il a répandu. La France rentre en possession de son droit, et préside seule désormais à ses glorieuses destinées. Des citoyens courageux, inspirés par leur patriotisme, ont pris en main la défense de l’ordre et la proclamation de principes libérateurs. La France, convoquée dans ses comices… »

Il y en avait comme cela deux pages, à la fin desquelles on lisait :

« Vous voudrez donc bien, monsieur le maire, faire procéder dans votre commune, avec toute la solennité possible, à la proclamation de la République une et indivisible, et vous vous efforcerez de pénétrer tous les citoyens de l’enthousiasme et du dévouement qui vous. même, j’en suis certain, vous animent, et que tous doivent déployer pour le triomphe de la sainte cause populaire. Vive le peuple ! à bas les tyrans ! »

C’était la même signature, le même préfet, le même monsieur de Reder… Brafort se frotta les yeux de nouveau ; mais le doute n’était pas possible. Oui, ce préfet, si dévoué jadis, — il y avait huit jours, à l’ordre monarchique de monsieur Guizot, n’en était que plus dévoué présentement à l’ordre républicain… Ma foi ! si c’est ainsi…

Un grand sourire ouvrit jusqu’aux deux oreilles la bouche de Brafort, il sortit de son bain tout ragaillardi, sentit en lui, comme si la circulaire du préfet eût eu quelque chose de la vertu des langues de feu lancées autrefois par le Saint-Esprit, — une chaleur, une alacrité soudaine ; et vraiment sa langue se délia, miracle nouveau, jusqu’à crier a Vive la République ! » dans les rues de R… Et le conseil municipal se réunit de nouveau, et toutes les autorités de la ville furent convoquées, sans oublier, surtout sans oublier le clergé. Et le lendemain fut planté ; sur la grande place de R…, un beau peuplier, sur les racines duquel le curé, les vicaires et les sacristains, psalmodiant en procession, jetèrent de l’eau bénite. — Et qui en mourut bientôt, hélas ! Et Brafort, à cette occasion, fit un beau discours, un discours touchant, où, s’emparant d’une phrase qu’avaient apportée déjà tous les journaux, il déclarait que s’il n’était pas un républicain de la veille, il était du moins, converti par la grâce révolutionnaire, un républicain du lendemain. Il recommanda chaleureusement à ses concitoyens l’ordre, ce boulevard des républiques aussi bien que des monarchies ; le travail, condition de l’ordre et de la prospérité ; la modération, le sacrifice, vertus également évangéliques et républicaines. Il cita des traits célèbres d’abnégation, de pauvreté noble et fière ; il appuya sur le mépris des richesses, fit apparaître ce sage, Bias, qui portait tout avec lui, et répéta les paroles de Jésus : « Faites-vous des trésors qui ne craignent point la rouille et les voleurs. » Puis il termina par une. effusion de fraternité, qui arracha des larmes à beaucoup. de gens :

— Oui, désormais tous les rangs, toutes les classes, allaient se confondre dans une magnifique union ! L’homme du peuple et l’homme d’État, le soldat et l’ouvrier, le prêtre et le paysan, le magistrat et le justiciable, l’administrateur et l’administré, le riche et le pauvre, n’auraient plus qu’un même cœur et qu’une même âme, et travailleraient ensemble au bien de l’État, chacun au poste que lui aurait confié la Providence et la volonté du peuple, et ne reconnaissant plus d’autres maîtres que la loi, sa conscience et Dieu !

Des bravos enthousiastes couvrirent cette dernière phrase, que Brafort en la relisant, trouva lui-même un peu révolutionnaire ; mais il l’avait ajoutée pour ne pas rester en arrière de l’enthousiasme du curé, du juge de paix et du procureur du roi, — pardon, de la République, — enthousiasme qui dépassait toutes les bornes. Honnête et modéré, Brafort tenait à ne rien dire qui ne fût dans sa pensée ; mais il y a toujours dans la vie d’un peuple ou d’un homme des heures de fièvre qui activent l’idée et surexcitent la parole. Après tout, il réfléchit que, la loi et Dieu n’ayant jamais pu régner par eux-mêmes, la nécessité d’une hiérarchie n’en subsistait pas moins, et quant au titre de républicain du lendemain, qu’au courant du flot il venait de prendre, ne devait-il pas se sentir rassuré en pensant que messieurs Dupin, Baroche, Sebastiani, Bugeaud et tutti quanti, le portaient également. On s’était fait autrefois une différente idée de la chose, voilà tout ; mais il ne s’agissait que de s’entendre : du moment où tout le monde se trouvait républicain, on pouvait l’être comme tout le monde. On ne voyait, en effet, de toutes parts, que républicains nouveaux, tous plus étonnants les uns que les autres : c’était une conversion générale. Tous ces gens paraissaient charmés, heureux, comme le doivent être des illuminés de la grâce, et il en était même qui, néophytes ardents, dépassaient. de beaucoup les républicains de la veille.

Tremblaient ils dans leur peau ou avaient-ils eu quelque vision de Damas ? c’est ce qu’ignorait Brafort, qui, malgré tout, au fond était remplie de malaise. Toute cette fantasmagorie des vaincus félicitant les vainqueurs et les couvrant de guirlandes, l’étourdissait un peu. Sa lenteur d’esprit et sa bonne foi combinées n’avaient pas encore bien saisi le mot de l’énigme. Ce n’est pas qu’il ne trouvât tout cela très-beau : nous savons son goût pour le contraste, pour la conciliation des extrêmes et la fusion des incompatibles. Non, les larmes souvent lui en venaient aux yeux ; mais cela ne pouvait effacer le fond incurable de défiance qui existait en lui contre le nom seul de république. Et puis, tant de choses offusquantes avaient lieu ! Les ouvriers de R… n’étaient-ils pas sens dessus dessous ? N’avaient-ils pas quitté l’atelier ? Ne se promenaient-ils pas avec des drapeaux, des vivats ? Tout cela était-il de l’ordre ? Fameuse opinion politique, celle de ces gens-là ! Ça aimait à faire du bruit, à trouver des prétextes pour ne pas travailler, et voilà tout. Il est certain que cela devait sembler choquant à un homme qui se faisait une si large idée des devoirs du pauvre qu’il en oubliait ses droits. Monsieur le maire lança une proclamation où il engageait chaque citoyen à reprendre le travail, seule base d’une société bien ordonnée.

— Il est clair, se disait Brafort en se promenant dans son parc, les mains dans ses poches, que tout le monde ne peut pas être oisif.

Et plus il réfléchissait à la question sociale, plus il trouvait que tout était bien et que les choses ne peuvent pas être différemment.

Il avait d’ailleurs ses soucis particuliers. On pouvait prévoir une perturbation dans les affaires. Certains effets en circulation devenaient douteux. La commande allait sûrement se ralentir. Ce n’était donc pas le moment de faire de achats. Il contremanda quelques ordres déjà donnés, et fit doucement filer en Angleterre les capitaux destinés à ces marchés. Tout cela le contrariait fort, il va sans dire. Ces mesures entraînaient la suppression prochaine d’un certain nombre de métiers, c’est-à-dire du plus clair de ses bénéfices, et qui sait si, la crise se prolongeant, il ne serait pas forcé de fermer son atelier ? Beau moyen de faire des économies et de réparer la brèche faite à son avoir par la dot de madame la baronne de Labroie ! N’avait-il pas le droit d’être agacé par ces cris et ces promenades ouvrières ? Ces gens-là s’occupaient bien de ces embarras ! Ça ne vit qu’au jour le jour et n’a point souci du lendemain !

La baronne de Labroie !… Un nouveau bain de pieds fut nécessaire, quand Brafort lut le décret qui abolissait les titres nobiliaires. Toutes ses colères le reprirent ; il fut vexé, irrité profondément. N’était-ce pas abominable, odieux ? car enfin cela constituait une atteinte véritable à la propriété, à celle de son gendre, à celle de sa fille, à la sienne même. Il en jouissait de ce titre, il l’avait payé ; il en avait presque doublé la dot. C’était une mesure insensée, démagogique, un attentat à la propriété, à la liberté. Brafort voulait bien être républicain, mais à condition que tous les droits seraient respectés, tous les droits acquis, bien entendu.

Au bout d’une dizaine de jours, quand Brafort fut bien persuadé que l’on n’égorgerait pas à Paris, il lui prit un violent désir d’aller voir d’un peu près l’état des choses et de recourir aux conseils et aux explications de Maxime, resté son oracle en toute situation grave. L’abandon fait par ce fin politique de la monarchie d’Orléans, quelques mois avant sa chute, cet abandon que lui avait d’abord reproché Brafort, prouvait maintenant combien le tact de Maxime était sûr et son jugement infaillible. Parti le 5 mars, Brafort arriva à Paris pour lire dans tous les journaux la proclamation du suffrage universel.

Il ne prit que le temps de boire un verre d’eau et courut essoufflé chez son ami. Il était de bonne heure ; Maxi était seul, travaillant avec son secrétaire. Bien que monsieur de Renoux n’occupât pour le moment aucun emploie il n’en habitait pas moins un des plus beaux hôtels de Paris et son luxe était considérable. Ce n’était pas le petit héritage du notaire de Laforgue qui en faisait les frais ; mais monsieur de Renoux n’avait-il pas servi l’État ? N’était-il pas un homme éminent ? À ceux qui eussent usé demander compte de cette grande fortune, Brafort indigné eût répondu que Maxime l’avait noblement acquise par son travail. Il y a fagots et fagots en ce monde. Ceux de monsieur de Renoux s’étaient bien vendus.

Rien qu’en apercevant Brafort, Maxime se prit à sourire. Il se leva lentement, lui donna une poignée de main, et s’assit au coin du feu, en face de la ganache où le fabricant se laissa tomber en gémissant. Puis Maxime prit les pincettes, de l’air le plus bonhomme et le plus paisible, en demandant :

— Eh bien ! que dit-on à R… ?

— Hélas ! répondit Brafort en soufflant entre chaque phrase, plus par émotion que par manque d’haleine, on fait à R… ce qu’on fait ailleurs. On singe Paris ; drapeaux, processions, cris, hurlements !… J’en ai les oreilles cassées. Où fuir ? où trouver l’ordre et la paix ? Où allons-nous ?

— Mais nulle part, mon cher ; nous restons où nous sommes. Ce sont les imaginations qui trottent, voilà tout.

— Comment ? quand la populace nous déborde ; quand le dernier des ignorants ou des misérables va nous imposer sa volonté ; quand le mérite, le génie, l’expérience, la probité, sont dépouillés de leur légitime influence et condamnés à être noyés dans la foule ; qu’on met dans la même balance l’homme d’État et l’ouvrier, celui qui jouit de la considération de ses semblables et le premier venu, celui qui possède et celui qui n’a rien !

— Que voulez-vous, Brafort ? Nous sommes tous frères, et nous avons la République, il ne faut pas l’oublier ; j’espère cependant que vous aussi vous êtes devenu républicain.

— Moi ? s’écria Brafort en se levant, jamais, jamais ! D’abord, je l’ai dit, c’est vrai, comme tout le monde ; mais, à présent que je vois comment vont les choses et que nous n’avons pas un gouvernement sérieux, un gouvernement fort, mais seulement une démagogie, je refuse de prêter les mains plus longtemps à ce qui se passe, et je donne ma démission.

— Vous auriez tort, Brafort, vous auriez tort ! Quand on est comme vous un homme nécessaire, on se doit à son pays… Et comment vont madame Brafort et notre petite baronne ?

— Osez-vous l’appeler ainsi ? observa Brafort avec amertume.

— Ah ! ah ! le décret. Bah ! qu’elle serre son titre dans son armoire ; la mode en reviendra.

— Ainsi, mon ami, entre nous, vous ne désespérez pas de la France ?

— Il ne faut jamais désespérer.

— Mais le crédit, l’industrie…

— Ah ! ah ! c’est vous qui venez me le demander ? Vous êtes un mauvais plaisant, Brafort. Est-ce que j’ai des ateliers, moi ? Ca dépend de vous. Faites des commandes, achetez, filez, tissez…

— Vous en parlez à votre aise. Des commandes ! On ne m’en fait plus, à moi.

— Fort bien, mais vous allez jeter l’ouvrier sur la place publique ; c’est là le danger. L’oracle que vous demandez est entre vos mains.

— On ne peut pourtant pas se ruiner…

— Dame ! l’ouvrier, de son côté, dit : On ne peut pourtant pas mourir de faim.

Brafort se leva vivement, en proie à une agitation extrême.

— Seriez-vous devenu socialiste, Maxime ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

Maxime répondit par un grand éclat de rire.

— Malthusien, mon cher ! Mais je n’en suis que mieux homme politique et sais qu’il y a danger de rompre la corde, à la trop serrer. Ces cordes-là devraient même rester invisibles et impersonnelles, et l’économie politique, elle qui maintenant combat le socialisme, a commis la première faute, la plus grave, celle de les montrer. Tout monopole matériel ou intellectuel, qu’il s’appelle Église ou capital, a besoin pour sa sécurité d’une ombre tutélaire.

Maxime, sérieux, se rejeta dans son fauteuil et sembla rêver. En face de lui, Brafort, qui jugeait ses paroles profondes, prit un air analogue en cherchant à les comprendre, et ils se taisaient, quand arriva un second visiteur, puis un troisième, puis un autre, et bientôt vingt personnes se trouvèrent réunies. Chacune d’elles en entrant parlait du décret sur le suffrage, grande nouvelle du jour. Il y avait là un général, quelques diplomates, des chefs de diverses administrations, des magistrats, d’anciens députés, des serviteurs pour la plupart du régime déchu, ce qu’on pouvait naïvement appeler des noms : tous mécontents, fort inquiets, et critiquant avec amertume les actes du gouvernement provisoire et l’état des choses. Resserré dans un coin, Brafort, vivement intéressé, prêtait l’oreille et s’associait aux sentiments exprimés ; de temps en temps, au milieu ce ce concert d’âpres récriminations, Maxime jetait un mot vif, humoristique, énigmatique parfois.

— Vous, s’écria brusquement le général, vous riez de tout ; mais je voudrais bien savoir ce que vous ferez le jour où messieurs Caussidière et Sobrier organiseront la confiscation et le pillage.

— Allons donc ! Ce jour-là, mon cher général, je compte sur vous ; et cependant voulez-vous me permettre de vous dire ce que je pense ? Les Français, malgré leur réputation, — que vous avez augmentée, — ne sont pas braves.

— Vous plaisantez : s’il ne s’agissait que de balayer…

— Je parle du courage civil. Depuis le 24, je vois, j’écoute, j’apprécie… et je reste convaincu, mais complètement, que le danger n’existe que dans vos imaginations, qu’il n’y en a pas le moindre, que tout marche à souhait ; que la situation est restée la même, sauf quelques harmonies lamartiniennes de plus et en moins les d’Orléans ; qu’il s’agit enfin tout bonnement d’une fête parisienne, avec barricades, fusils, pétards, bannières, promenades, torches et lampions, et que tout cela finira en temps convenable, surtout si vous n’y apportez pas d’entraves, si vous n’y faites aucune objection. Le gouvernement provisoire, que vous combattez à tort, que je soutiendrai quant à moi de tout mon pouvoir, prend la peine extrême de s’interposer comme bouclier entre le peuple et vous ; il conserve tout, défend tout, respecte tout ; il dépense au service du statu quo la somme d’énergie nécessaire pour fonder un monde. Il peut tout et ne fait rien. Maître de l’action, il rédige des proclamations en beau style. Ayant dans ses mains la glaise dont le sculpteur fait un dieu, il en façonne la cuvette dans laquelle il remettra les clefs de l’État à l’assemblée de notables que lui prépare la province. Quel coup ont-ils porté aux institutions de la monarchie ? Aucun, sauf la dissolution de la chambre des pairs ; ce qui après tout n’est pas grand chose. Ils ont conservé jusqu’aux employés de l’ancien pouvoir. D’autre part, qu’ont-ils accordé au peuple ? Des éloges ! Et hors cela, rien, pas même l’abolition de l’octroi. En revanche, c’est au peuple, comme auparavant, qu’on demande tous les sacrifices. C’est sa misère, qui fait crédit à notre opulence. L’égalité, il l’attend et l’attendra longtemps ; mais notre liberté a-t-elle cessé d’être respectée ? En somme, d’une révolution qui a suscité, vous savez quelles terreurs, et vous avez pressenti quelles espérances, de ce nom magique et terrible de République, dont nous fûmes tous, au premier moment, terrifiés, qu’est-il sorti ? qu’est-il advenu ? Rien ! Et cela, nous le devons au gouvernement provisoire, à lui seul, à ces hommes issus de l’acclamation populaire, et qui, malgré leur propre volonté, sont des nôtres, et ne peuvent agir contre nous ; au gouvernement provisoire, composé d’illustres et honnêtes bourgeois, qui flattent nos hommages, que touchent nos alarmes, et qui se pique et se chatouille d’être grand et généreux avec nous. Pas d’ingratitude, messieurs, et que notre concours dévoué lui soit acquis !

— Après tout, qu’aurait-il pu faire ? demanda un avocat.

— Quoi ? ce que vous craigniez, parbleu ! reprit Maxime. Il pouvait réaliser toutes nos terreurs, précisément parce que nous les concevions, qu’elles contenaient un acquiescement tacite, quoique rechigné, aux mesures révolutionnaires, et en garantissaient presque le succès. Il pouvait, à la faveur du premier moment, dire au peuple : Tu veux l’égalité ! elle n’existe pas, mais nous allons te la faire, ou du moins la préparer largement, et alors proclamer la nécessité d’un gouvernement transitoire entre la République et la monarchie, pendant au moins une année, changer de fond en comble l’assiette de l’impôt, le rendre progressif ; déclarer monarchie responsable de la dette créée par elle et en poursuivre sur ses biens le recouvrement ; vendre les diamants de la couronne et, au lieu de les conserver pieusement… pour des besoins futurs. Licencier l’armée, distribuer des armes aux citoyens ; abolir les budget des cultes ; décréter l’instruction gratuite, laïque et obligatoire ; tripler les écoles et le traitement des instituteurs et appeler à cette tâche tous les républicains lettrés sans travail ; répandre l’instruction ; la faire pratique et civique, professionnelle dans les villes et rurale dans les campagnes ; fonder un journal républicain par département, gratuitement distribué aux pauvres chaque dimanche ; transformer les landes et les biens communaux en associations agricoles avec adjonction d’une usine adaptée aux besoins locaux ; racheter les chemins de fer par voie d’amortissement, si les compagnies se déclarent incapables de continuer leurs travaux ; achat sur expertise et payement à termes éloignés, non pas par l’État, mais par la commune, de toute fabrique fermée par son propriétaire ; création d’une banque par canton ; emprunt national, avec affichage dans chaque commune du nom des souscripteurs ; simplification, épuration ou abolition de toutes les administrations monarchiques ; suppression des gros traitements, appropriation des parcs et châteaux royaux à l’agriculture, à l’industrie, à des asiles d’invalides ou de vieillards. Mise à l’étude de l’abolition graduelle de la propriété financière ; enrôlement volontaire d’une armée colonisatrice pour l’Algérie ; la police des villes confiée à tour de rôle aux citoyens indemnisés pour ce service ; toutes ces mesures assurant, sans confiscation ni violences personnelles, — la subsistance du peuple, son éducation, son affranchissement, son élévation et notre ruine. Voilà, messieurs, ce que pouvait faire, et n’a pas fait et ne fera pas, ce gouvernement provisoire, composé d’illustres bourgeois, qui, bien qu’issus de l’acclamation populaire, sont des nôtres. Les mesures que je viens de vous énumérer, messieurs, nous arrachaient à jamais l’empire, car elles arrachaient le peuple à son ignorance et à sa misère. Le peuple mis en possession de ses droits, éclaire sur ses intérêts par le fait même, cela, messieurs, c’est pour nous plus, beaucoup plus que la confiscation, que la ruine. Les confiscations violentes se recouvrent presque toujours. C’est plus, beaucoup plus, que l’échafaud ; car le sang est l’engrais par excellence, et tout ce qui est coupé reverdit avec une puissance nouvelle. C’eût été nous tuer sans armes, sans arrêts, sans haine, sans éclat, sans même nous nommer, sans avoir l’air de nous connaître. C’eût été la mort sans phrases pour nous et pour notre race ; le néant dans l’égalité, cette égalité à laquelle répugnent tous nos instincts et que repoussent toutes nos habitudes, tous nos goûts, toutes nos ambitions. L’égalité, c’est-à-dire l’effacement de tout orgueil et de toute supériorité, de toute grâce, de toute finesse, de toute élégance ; la destruction de cette fleur merveilleuse de la civilisation, dont la corolle pure, les fines pétales et l’enivrant parfum ont besoin d’être alimentés de sueurs d’esclaves, et de respirer une atmosphère d’oisiveté. Oui, comme l’a dit un des nôtres[1], « il faut qu’il y ait des gens de loisir, savants, bien élevés, délicats, vertueux, en lesquels et par lesquels les autres jouissent et goûtent l’idéal… L’humanité est une échelle mystérieuse, une série de résultantes… On supprime l’humanité, si l’on n’admet pas que des classes entières doivent vivre de la gloire et de la jouissance des autres. »

— Eh bien ! messieurs, ce gouvernement honnête, qui se révolterait assurément contre les paroles que je cite, n’en suit pas moins l’inspiration. Il nous sauve de sa popularité ; il recule pour longtemps l’heure fatale que nous pouvons craindre. Entrant à pleines voiles dans le système que toute aristocratie, toute monarchie même, sera désormais forcée d’adopter, il donne la sanction de la souveraineté populaire à l’ordre hiérarchique, renouvelle dans les eaux du baptême égalitaire notre légitimité contestée, et sacre d’un nouveau chrème notre pouvoir chancelant.

— Messieurs, il faut le reconnaître, nous l’avons déclarée en 1830, le droit divin n’existe plus. Le droit humain n’existe pas encore. De 1830 à 1848, la société s’est passé de principes. Cela pouvait-il durer ? Non ; car la masse des hommes éprouve le besoin de rapporter ses actions à une règle généralement acceptée. Il fallait donc un principe nouveau, et, comme il n’y en a que deux, on est revenu à celui de la souveraineté du peuple, proclamée en 89 et 91. Logiquement, ce principe conclut à l’égalité absolue ; mais l’homme heureusement est rarement logique, et les masses populaires, dans l’état d’imbécillité où elles végètent, le sont encore moins où n’arrivent à l’être qu’après de longs détours. Voilà, pourquoi l’état des choses étant ce qu’il est, entre ces deux principes extrêmes du droit divin abattu et de la souveraineté du peuple proclamée, entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, ce qui s’ouvre, messieurs, c’est précisément notre règne, à nous, celui des hiérarchies de naissance, de talent et de fortune, associées dans une étroite union, union juste et nécessaire, dont Louis-Philippe a méconnu la légitimité, payant cette erreur de sa chute. Oui, l’adjonction des capacités était nécessaire ; oui, elle était juste, et, qui plus est, commandée par la plus simple prudence, par l’intérêt même du système.

En effet, que demandent les capacités quand elles se trouvent privées de ce marchepied facile de la naissance, et de ce lustre que donne la fortune ? Elle demandent. naturellement la fortune et les honneurs. Qu’on les leur accorde, elles deviennent immédiatement les plus fermes soutiens du système ; qu’on les leur refuse, elles agiteront l’État. Un ministère Odilon Barrot, Malleville, nommé à propos, eût donné dix ans de plus à la monarchie, sans préjudice de combinaisons nouvelles. Mais Louis-Philippe crut que l’aristocratie d’argent pouvait suffire au soutien d’un trône ; il se trompa lourdement, c’était méconnaître et calomnier la nature humaine. L’esprit doit avoir sa part au gouvernement du monde ; les masses les plus ignorantes ont besoin de le voir luire comme un fanal au haut des mâts du vaisseau, et de jouir de l’éclat qu’il répand sur elles. Et remarquez, messieurs, comme cette triple alliance répond à tous les besoins et les satisfait. Tandis que l’aristocratie de naissance représente l’élément conservateur, — le passé, — tandis que l’aristocratie d’argent, représente l’élément matériel, solide, — le présent ; — l’aristocratie d’intelligence est le progrès, l’avenir, et donne satisfaction à cet élément impérieux de l’esprit humain, que tous les gouvernements font la faute de méconnaître et de combattre : l’aspiration, le besoin d’aller en avant.

— Mais c’est dangereux ! s’écria le général.

Cette exclamation, qui provoqua une pause de l’orateur, fut suivie dans l’auditoire de murmures divers, où cependant l’approbation dominait sur l’ensemble de l’improvisation de Maxime.

— C’est dangereux ! avait répété Brafort.

— Non, messieurs, reprit Maxime ; ce qui est dangereux, c’est précisément l’obstination à ne point se servir dans une mesure convenable, de cet élément, qui doit être la soupape de sûreté de la machine gouvernementale. Au commencement de ce siècle, un grand homme, Napoléon, a dit à ses soldats : « Chacun de vous a dans son sac le bâton de maréchal de France ! » Messieurs, tout le salut des temps où nous sommes est dans le système que résume cette phrase.

Entendez-vous : chaque soldat ! c’est-à-dire que chacun peut l’être et que tous ne le peuvent pas. Combinaison profonde : ceci n’est autre chose que la hiérarchie assise sur le consentement général, avec l’illusion de tous pour garantie ; c’est le droit de quelques-uns personnellement, soutenu par la masse comme son propre droit ; c’est la justice donnée pour soutien à l’inégalité ; c’est l’espérance, qui ne coûte rien, devenue monnaie sociale fiduciaire, et non-seulement empêchant ce bon peuple de crier, mais le nourrissant des plus doux rêves.

Oui, combinaison profonde ! et qui révèle une étrange connaissance du cœur humain. La première place offerte à tous ! Qui donc s’en croira indigne ? qui n’en fera son rêve, et par conséquent ne soutiendra tout ordre de choses doublé de cette espérance ? Tous donc étant appelés, ce qui n’empêche que le petit nombre seul soit élu, le désenchantement ne venant que tard, à l’âge où l’homme cesse d’être une force active, on reporte sur ses enfants son ambition. Un tel système a donc pour lui toute la partie vive et active de la nation, la seule dangereuse au pouvoir, et le peuple devient ainsi ce qu’il doit être un réservoir d’énergie, où les hautes classes renouvellent, de temps à autre, leurs forces épuisées par une sorte de sélection naturelle et légitime. Ce système règne depuis l’empire, mais il n’a jamais été bien compris ; les regrets du système de droit divin plus net et plus vigoureux, mais moins élastique, d’ailleurs impossibles désormais, l’ont combattu. C’est un tort. Nous n’avons point d’autre planche de salut.

Vous avez vu, dans les fêtes publiques, ce mat chargé au sommet d’objets de valeurs diverses, le long duquel grimpent et souvent retombent des concurrents acharnés. Ceux qui tombent, accueillis par les huées de la foule, n’élèvent aucune plainte et courent se cacher ; tandis que le vainqueur, salué de hourras, savoure son butin et son triomphe. Ce mât de cocagne, messieurs, est l’image fidèle de l’idéal social offert au peuple ; c’est l’image de l’idéal social tout entier, si l’on y ajoute la classe dirigeante, chargée de dresser le mât et d’y suspendre les récompenses.

— Fort bien, dit un magistrat ; mais l’homme du peuple arrivé, c’est l’ennemi dans la place.

— Erreur ! erreur complète ! s’écria Maxime. L’homme du peuple capable, enlevé aux rangs du peuple par les honneurs et la fortune, est une force de plus et un ennemi de moins : pauvre et méconnu, il nous combattrait ; riche, puissant, il est des nôtres. Tout parvenu a tant de soins à consacrer au rachat de son origine, qu’il ne peut faire autrement que de l’oublier, ne serait-ce que pour obliger les autres à en faire autant.

— C’est la règle générale, observa un diplomate, bien qu’elle puisse offrir par hasard quelques exceptions. Mais, ce qu’il y a de déplorable, c’est du sein des classes privilégiées que sortent le plus souvent ces criards impolitiques, ces don Quichotte de revendications politiques ou sociales.

— Bah ! dit Maxime, vous savez ce qu’en tout temps ont fait des Gracchus. C’est par le peuple même qu’on les abat, et c’est lui qui les déchire. Non, tant que peuple il y a, c’est-à-dire tant que la masse reste ignorante et pauvre, la domination est facile aux gouvernants, et non-seulement malgré le suffrage universel, mais surtout avec lui.

On récria.

— Je vais vous le démontrer. Si la révolution actuelle se fût bornée à appeler au scrutin tous gens. quelque peu le : trés, sans aucune autre classification que cette capacité moyenne, qui s’allie généralement à une certaine indépendance de caractère et à certaine aptitude pour la réflexion, cette sorte de peuple intelligent, dépourvu d’un intérêt matériel commun, trop nombreux et trop fluctuant pour former une caste aristocratique, eût tout bonnement emboité le pas du progrès continu et eût abouti fort vite aux institutions. démocratiques les plus radicales, à l’instruction générale. intégrale, c’est-à-dire à l’anarchie ; en un mot, à l’égalité. Ces naïfs, trop cultivés à la fois et pas assez raffinés, n’eussent rien compris à la nécessité de classes supérieures, agents du raffinement social. Au lieu de cela, qu’avons-nous ? Des troupeaux investis du droit illusoire de nommer leurs pasteurs, pasteurs qu’ils ne peuvent ni contrôler, ni juger, ni même connaître. Des électeurs dépourvus de toute notion politique, de toute capacité intellectuelle, dévots et monarchistes par tradition, et comprenant si peu leur puissance que le vote n’est pour eux qu’une corvée de plus. En un mot, l’imbécillité roulant, couvrant, noyant dans ses flots épais, innombrables, sourds, les intelligences éparses.

— Et vous vous effrayez, messieurs ? continua Maxime, et j’ai besoin de vous rassurer sur les conséquences du suffrage universel en des conditions pareilles ? Mais consultez donc le sourire de mon illustre ami, là-bas, monsieur le marquis de Saint-Aufred, et demandez-lui pourquoi depuis si longtemps les légitimistes réclament le vote populaire ? C’est qu’il n’est autre chose que le gouvernement des grandes influences territoriales et sacerdotales, et que par le moyen d’une sorte de légitimité matérielle et populaire, il arrive infailliblement à la vraie légitimité, celle des élus de la naissance, du talent et de la fortune.

Eh bien ! messieurs, devant des événements de cette gravité, ces trois aristocraties, jusqu’ici trop souvent divisées entres elles, n’ont qu’une chose à faire, s’unir. Et voyez comme cette alliance répond à tous les besoins, à son harmonie ! Tandis que l’aristocratie de naissance, représente l’élément conservateur, le passé ; tandis que l’aristocratie d’argent représente l’élément matériel, solide, le présent, l’aristocratie d’intelligence est l’avenir, le progrès. Divisées, elles périssent sous les coups de l’égalité populaire ; unies, elles deviennent invincibles. Car toutes les forces vivantes, actives, sont entre leurs mains ; car il n’y a plus hors d’elles qu’imbécillité, misère, abjection. Oh ! messieurs, cette alliance est si nécessaire qu’elle se produira ; on verra, sous le même étendard, marcher ensemble, à l’encontre de la canaille, les Montmorency et les Turcaret, aidés des parvenus de la science et du génie ; on les verra voter unanimement contre ce néant, contre cet abîme égalitaire, qui engloutirait tout privilége, toute supériorité légitime ; mais il ne faut pas que ce soit trop tard ! Il faut dès aujourd’hui, comme un vaisseau en péril, jeter quelques ballots à la mer, sacrifier chacun quelque chose. Vous, marquis, le fils de saint Louis, qui d’ailleurs doit remonter au ciel avec toute sa race ; vous, orléanistes, vos regrets ; vous, bonapartistes, vos aigles et vos légendes ; vous surtout, libéraux, votre irréligion. L’Église, en ce siècle, ne peut plus espérer son antique souveraineté ; elle ne peut plus être qu’une utile alliée, et ses intérêts, conformes aux nôtres, nous garantissent l’exécution du traité. La France vaut bien une messe.

De vifs applaudissements suivirent ces paroles.

Brafort seul s’écria :

— Le fantôme du socialisme…

— N’est qu’un fantôme, réplique Maxime en riant. Avec le suffrage universel, appuyés d’un côté sur l’Église et de l’autre sur l’armée, ayant au centre cette formidable. puissance du capital, nous sommes invincibles.

Je vous le répète, messieurs, vos terreurs sont vaines. La monarchie n’est rien, l’aristocratie est tout, et il y en a pour longtemps encore dans le monde. Nos mœurs, nos idées, nos usages, sont hiérarchiques. La famille, premier moule de l’état social, qu’est-elle autre chose qu’une monarchie, dont chaque homme adulte est le chef et le soldat ? Et l’on proclame des républiques ! Soit, laissons au peuple, grand enfant, ce mot qui l’enchante. Est-il plus difficile de gouverner au nom d’un peuple qu’au nom d’un roi ? Non, au contraire. Tout le monde, en France, aime à commander et croit à la nécessité d’obéir. Louis-Philippe est tombé, mais nos pouvoirs sont restés debout. Nous avons toujours les clefs des usines et des greniers, et le sol et l’industrie, la justice, l’administration, demain la législature. La France, comme hier, est entre nos mains. Nous sommes les mêmes qu’auparavant.

Toutefois, si nous devons être sans crainte, il n’est pas dit que nous ne devions pas nous servir de certaines accusations, de certaines peurs, afin de confondre nos ennemis sous la réprobation publique. Ce n’est jusqu’ici que parmi le peuple des villes, et encore en fort petit nombre, que les idées destructives de l’ordre social se sont répandues. Les millions de paysans qui forment le gros de la nation, crétins, laborieux et misérables, ne vivent au monde que d’une ambition, celle d’acquérir la chaumière, le jardinet, le lopin de terre, qui les fait citoyens du sol, les enracine, et les empêche d’errer sous le vent de la misère, comme la feuille morte, à la bise d’hiver.

Allez dire à ces gens-là qu’on menace la propriété, que les paresseux de la ville prétendent partager leurs récoltes et leurs biens : immédiatement le socialisme succombe sous d’épouvantables huées, et vous tenez les. villes exigeantes sous le coup d’une jacquerie toujours prête à les écraser.

Je me résume en quelques mots, qui, selon moi, doivent être notre mot d’ordre, le socialisme comme épouvantail, et le triage des capacités comme moyen, union à tout prix, religion quand même.

Maxime avait débité ce discours debout, au coin de la cheminée, sur laquelle il s’appuyait dans une attitude pleine d’élégance, la tête légèrement rejetée en arrière, le geste rare mais incisif, la bouche mordante et fine, l’œil brillant. Puis il s’établit mollement dans son fauteuil, sans émotion, sans fatigue, avec la désinvolture d’un homme sûr de lui-même, et il promena les yeux sur son auditoire. Plusieurs se levèrent et vinrent lui serrer la main en lui adressant de vives félicitations. Quelques hommes d’État ne révélèrent leur admiration que par des murmures jaloux ; mais le gros de l’assistance était charmé, ceux mêmes qui s’étaient montrés d’abord les plus effrayés paraissaient les plus contents.

Tout ce plan, dit l’un d’eux, est admirable. Déjà les instincts du parti conservateur ont commencé de l’exécuter ; mais il est bon de l’approfondir.

— Mon cher, s’écria Brafort en secouant vigoureusement la main de Maxime, vous êtes un homme de génie ; vous êtes l’homme de la situation, et c’est à vous. d’entrer des premiers à l’assemblée nationale.

— Ce n’est pas ce discours-là que j’y prononcerais, dit Maxime en riant.

— Non, dit un ancien député ; c’est un discours ministre au conseil privé.

— Messieurs, reprit Maxime, à partir de demain, nous tous ici présents, nous devons solliciter le mandat de représentant du peuple : il s’agit du salut de l’État.

— Le peuple a des préjugés contre nous, dit un vieux général connu par ses victoires à l’intérieur.

— Le peuple, mon cher général, quelque illustre que vous soyez, ne vous connaît pas ; le peuple des campagnes ne sait pas plus votre histoire qu’il ne sait le sienne.

— Mais les mauvais journaux…

— Il ne sait pas lire ou ne lit pas ; et puis le mot est trouvé, il fera fortune : républicain du lendemain. Vous l’êtes, nous le sommes tous. Donnez un peu, promettez beaucoup, faites des cadeaux aux églises, arrosez de libations l’autel populaire. Toute la bourgeoisie fonctionnaire et propriétaire sera pour vous. C’est une franc-maçonnerie instinctive ; on sent les barbares aux portes, et tout le monde courra au scrutin comme on court aux armes.

— Messieurs, dit quelqu’un, je sais de bonne source que trois membres de la famille Bonaparte vont se présenter aux élections.

Maxime fit entendre un hum ! plein de réticences et devint rêveur.

Un premier président prit la parole :

— N’oublions pas, messieurs, dit-il, un allié considérable et éminemment utile : les femmes sont aristocrates par éducation, et dévotes par habitude. Elles sont à nous, mais encore faudra-t-il rendre leur concours plus actif en le demandant.

— Messieurs, s’écria Maxime en sortant de sa rêverie, à la croisade ! à la croisade du savoir contre l’ignorance, de l’élégance contre la grossièreté, du beau contre le laid, du raffiné contre le vulgaire, des nobles loisirs contre le travail abrutissant de la civilisation ; en un mot contre la barbarie. Mais dans cette navigation nouvelle que nous allons entreprendre sur une mer nouvelle, voulez-vous me permettre de vous signaler un écueil que j’entrevois ?

On l’écouta…

— C’est celui qu’ont rencontré toutes les républiques fondées sur la souveraineté fictive d’un peuple imbécile et misérable : la dictature !

Il y eut un court silence.

— Ce serait une monarchie nouvelle, voilà tout, dit le général.

— Absolue ! reprit Maxime. Or, la glorieuse tradition de la bourgeoisie, depuis les parlements et 89, est d’abaisser la monarchie au profit de son propre règne. Ai-je besoin, messieurs, de vous rappeler cette adoration de la liberté.

— Bravo ! bravo ! murmura-t-on.

— Oui, oui, certainement !

— Pas de monarchie autre que constitutionnelle ! dirent quelques-uns.

— Ma foi ! dit le général avec un geste expressif, un commandement ferme…

Omnia serviliter pro dominatione et gratificatione, murmura Maxime de manière à n’être entendu que de son voisin. Il rencontra le regard et le sourire du marquis de Saint-Aufide.

— Non, reprit-il, la capacité de commander doit éloigner de nous la honte d’obéir ; nous pourrions de nouveau prendre un monarque pour allié, mais non pour maître. Ceux mêmes d’entre nous qui acceptent la monarchie absolue la veulent légitime, et repousseraient avec horreur celle d’un parvenu par la grâce populaire, qui, pouvant se passer de nous, forcé de paraître s’appuyer sur les intérêts du peuple, serait non-seulement fatal à notre domination, mais menaçant pour notre sécurité.

— Allons donc, dit un magistrat ; la souveraineté du peuple ne peut pas faire un roi, c’est abdiquer.

— Eh monsieur, s’écria Maxime, est-il question de logique avec des gens qui ne savent pas lire ? qui pour idées morales et politiques, n’ont pas le catéchisme et la tradition ; pour tout horizon, leur clocher ? des gens qui vivent en dehors du monde pensant et que rien ne groupe et ne relie ? Un tel peuple, songez-y bien, n’est comme peuple qu’une fiction ; c’est un être de raison qui n’existe pas encore, s’il doit exister jamais ; c’est un Dieu nouveau qui, pour rendre les oracles, a besoin de prêtres comme tout autre dieu. Eh bien ! soyons ces prêtres et gardons-nous des messies.

— Un dictateur élu par le peuple, reprit le magistrat, ne pourrait accomplir les volontés du peuple qu’en détruisant son premier pouvoir.

— Et le nôtre, ajouta Maxime. Mais vous raisonnez toujours logiquement, et nous sommes dans un gâchis où nous seuls pouvons mettre un peu d’ordre et de clarté ; mais, si nous n’y parvenons, le danger d’une dictature est imminent, un nom, une légende suffisent. Et alors ce serait une chose terrible ; car le gouvernement, toujours si fort en France, était du moins jusqu’ici responsable devant l’opinion. Cette fois, il serait irresponsable.

— Irresponsable et pourquoi ? demanda-t-on.

— Pourquoi ? vous le demandez ? Mais, messieurs, qui constitue l’opinion publique, celle qui voit, sait, apprécie ? Le petit nombre. Et qui désormais décide ! Le grand. Voilà en deux mots la situation.

Un silence pénible suivit ces paroles. Ces hommes se sentaient sous le coup d’une force inconnue.

— Eh bien ! messieurs, je vous le répète, prenons garde. Demain il se pourrait qu’il n’existât plus en France ni honneur, ni justice, ni sécurité, ni droit des gens, rien qu’une volonté sans frein et sans foi, capable de tout et pouvant tout. Confiscation, exil, transportation, égorgements, avec ou sans tribunaux, tout cela deviendrait possible et facile. Qui donc entendrait nos cris ? Le peuple ? Il est sourd. L’opinion ? Elle est désormais réduite à l’impuissance. Ah ! ce pays légal qui fit notre force et notre gloire n’existe plus. Que le premier grec sans fortune et sans préjugés trouve moyen de voler le trône, il pourra dès lors, à son gré, retourner nos poches, piller la Banque, biseauter les cartes… et se faire sacrer à Notre-Dame. La révolution du mépris n’est plus possible. On pourrait aller, ce qui du moins ne s’est pas encore vu, jusqu’à se passer de formes. On pourrait désormais impunément rire au nez de tous les civilisés, mentir à l’Europe, insulter en face le bon sens et la vérité. Qu’importe ? Ce bon peuple qui bêche, laboure e vote, ne le saurait pas. Et s’il le savait, il rirait plutôt de voir vexer son bourgeois. Messieurs, prenons garde !

— Serions-nous donc intéressés à éclairer le peuple ? demanda quelqu’un d’un ton demi-plaisant.

— Non, messieurs, s’écria Brafort ; nous devons seulement prêcher au peuple le respect de l’ordre et l’amour du travail. Il faut que le peuple travaille, et c’est pourquoi il ne devrait pas voter. À Athènes et à Sparte…

— Brafort, dit Maxime, je vous le répète, le suffrage restreint, éclairé, eût promptement amené de terribles inventaires et tout mis en question ; le suffrage du paysan nous sauve, mais c’est à condition que nous saurons nous entendre pour le diriger. Donc, encore une fois, pas de divisions ! De l’activité, de l’audace et du sang-froid ! Nous voici, comme aux temps antiques, à la merci de l’aveugle Destin ; mais aujourd’hui ce dieu réside moins haut, et nous pouvons nous-mêmes nous charger de remplir son urne.

On rit, on applaudit ; puis des conversations particulières s’établirent, et enfin la réunion se dissipa.

— Monsieur de Renoux vise au rôle de chef de parti, dit un ancien membre du centre gauche.

— Il a de grands talents et est fort ambitieux, répondit-on.

— Messieurs, dit le général, on aura beau faire, il faut toujours un chef ; seulement, ce n’est pas un habit noir…

Brafort, le dernier, prit congé de Maxime avec un enthousiasme pieux. Il retournait à R… dès le lendemain pour y préparer son élection.

— À merveille ! lui dit Maxime. Beaucoup de représentants comme toi, mon cher, et la France est sauvée !

Avant de quitter Paris, toutefois, Brafort ne put s’empêcher de passer au greffe pour avoir des nouvelles du jeune voleur Jean-Baptiste Varol.

— Dix ans de réclusion, dit le greffier.

Un léger frémissement parcourut les nerfs de Brafort. Alléguant la jeunesse du coupable et le regret d’être cause… il déposa une somme pour le condamné.

— Oh ! vous êtes trop bon, monsieur, de le plaindre, dit le greffier ; c’est un franc vaurien. Ce n’est pas sa première sottise, et dans dix ans il sortira complétement gangrené. Ces enfants-là, ça naît pour le bagne.

Brafort baissa les yeux et prit congé du greffier, qui le reconduisit jusqu’à la dernière porte en le saluant profondément avec tout le respect dû à tant de philanthropie.

  1. Renan, Revue des Deux-Mondes du 1er  novembre 1869. Anachronisme de mots seulement.