Le Siècle (série 45p. 259-267).
◄  Chapitre 8

IX

DÉFENSEUR DE L’ORDRE.

Brafort et sa femme allèrent se loger à un quatrième, rue des Ursulines, dans un petit logement composé d’une seule chambre et d’un cabinet, et Brafort se mit à chercher un emploi. Il ne leur restait pour tout bien que cinq à six mille francs. Ce n’était pas assez pour entreprendre un nouveau commerce. Il fallait une place ; on chercha des protecteurs.

Il y avait bien Maxime ; mais, depuis la révolution de Juillet, Maxime était devenu un personnage très-important et très-occupé, chef de division au ministère de l’intérieur. Brafort essaya de le voir et, n’y pouvant réussir, lui écrivit. La réponse de Maxime se fit longtemps attendre ; quand elle arriva enfin, Jean-Baptiste, qui l’ouvrit avec émotion, après l’avoir lue, en cut froid au cœur. Maxime était fort touché de la situation de ce cher Jean-Baptiste et promettait d’y songer ; puis il parlait de ses travaux, de ses soucis, de ses embarras, des difficultés de toutes sortes qu’il avait à surmonter, et il n’y avait plus que cela dans toute la lettre, courte d’ailleurs, mais qui en débordait, si bien que l’on ne pouvait s’empêcher d’être oppressé du fardeau sous lequel pliait ce jeune homme, si occupé de servir la France, de rétablir l’ordre, de sauver l’État ; il n’existait plus, il ne se connaissait plus. Il tâcherait certainement d’aller voir ses amis et de causer avec eux de ce qu’il serait possible de faire en leur faveur ; mais quand ? il ne pouvait le savoir. En attendant, il embrassait sa filleule.

— Voilà un mot plein de cœur, dit Jean-Baptiste, réagissant contre la déception instinctive qu’il avait subie.

Et il attendit. Les jours, les semaines cependant s’écoulèrent ; Maxime ne vint pas. Ce fut ensuite le tour des mois. La petite réserve diminuait sans cesse, et Brafort se désespérait.

Ce n’était pas Jacques qui aurait pu leur venir en aide. Pendant la maladie causée par sa blessure, ils avaient vécu du travail de Noelly et des secours de leur ami de Labroie. Ensuite, les imprimeries, comme toutes les autres industries, n’occupant plus que peu d’ouvriers, Jacques n’avait pas trouvé d’ouvrage. Çà et là, il gagnait une journée de terrassier ou un salaire de commissionnaire. Son frère lui conseillait de faire une pétition au gouvernement pour être employé dans un service public, en qualité de combattant de Juillet ; mais Jacques avait haussé les épaules avec un sourire amer. Le train des choses politiques l’irritait profondément. Il disait le peuple joué, trahi. Moins que jamais, les deux frères pouvaient s’entendre et ils se voyaient rarement. Que de lettres et placets sur papier ministre, avec de belles majuscules moulées, pleines de longues phrases humbles, flatteuses et pathétiques, écrivit ce bon Brafort ! Mais, s’il ne répugnait pas à solliciter, il était trop timide pour y mettre de l’insistance, et se laissait éconduire où un autre, soit par faconde, soit par importunité, se fût imposé.

Ils épuisèrent, une à une, ainsi, beaucoup d’espérances, fondées tour à tour sur la protection de tel ou tel : tantôt certaine amie de pension d’Eugénie, mariée à un fonctionnaire ; tantôt un arrière-cousin en belle position, quelque vieille connaissance depuis longtemps abandonnée, ou même quelque important, rencontré par hasard, aux hâbleries duquel on croyait par besoin de croire. L’attente anxieuse, cruelle, haletante, et de moins en moins vivifiée par l’espoir, les épuisait. Souvent Eugenie pleurait en embrassant sa fille, la petite Maximilie, qui, elle, protégée par le robuste insouci de l’enfance, croissait, fraîche et gentille au sein de ces tristesses, et dont le sourire tour à tour consolait ou rendait plus poignantes les angoisses de ses parents.

De plus en plus, cet intérieur devint triste. Aussi longtemps qu’Eugénie avait espéré de meilleurs jours, elle avait eu du courage ; mais, perdant la patience avec l’espoir, elle devenait morose, acariâtre. Avant de le lui reprocher trop vivement, il faut considérer quelle était la vie de cette jeune femme, élevée jusque-là dans une oisiveté relative. Elle avait tout à faire : le soin du ménage, celui de l’enfant, et la cuisine, et les commissions, et le raccommodage des vêtements, et même une grande part du blanchissage et du repassage : tout cela se pressant, réclamant à la fois, s’entrecoupant ou se succédant sans trêve. Rien de plus fatigant pour le corps et pour l’esprit que ce travail de tous les instants, où des combinaisons savantes pour assurer à chaque chose son ordre et son rang ne sont pas moins nécessaires qu’en des administrations plus hautes. Dans celle-ci, au rebours des autres, la besogne se trouvait de beaucoup supérieure au nombre des employés, puisqu’il n’y en avait pas d’autre qu’Eugénie ; car Brafort, élevé dans cette idée que les travaux du ménage sont œuvres serviles, réservées aux femmes, se gardait bien de toucher à rien, et restait tranquillement assis, en face de sa femme, rouge, haletante, ahurie, qui allait, venait, sans repos, frottant ou rangeant d’un bras, portant l’enfant de l’autre, courant au dehors chercher les choses nécessaires, arrivant inquiète à l’odeur d’un plat brûlé, que la dignité de Brafort lui avait interdit de surveiller ; levée dès le jour et ne se couchant qu’à minuit, les yeux rougis par les raccommodages faits à une maigre lumière, et surtout aussi par des pleurs. Oui, car Eugénie se trouvait malheureuse et, malgré ses préjugés à elle-même, voyant que son mari la laissait succomber sous le fardeau, sans la vouloir secourir, elle ne pouvait s’empêcher d’en concevoir contre lui une irritation profonde.

Que voulez-vous ? Jean-Baptiste Brafort, qui savait son histoire, voulait pouvoir dire comme François Ier : « Tout est perdu, fors l’honneur. » Et c’était pour cela qu’il sacrifiait héroïquement la santé de sa femme, inflexible et superbe dans sa dignité d’homme. Depuis le commencement du monde, la femme, en sa qualité d’être faible, doit servir l’homme ; ce n’est pas Brafort qui eût imaginé de changer cela. Il avait donc de bons motifs, et Eugénie avait tort de lui en vouloir. Le monde est plein de malentendus, et les gens de bonnes intentions, bien plus qu’on ne pense. Il faut dire que Brafort s’occupait un peu de l’enfant, non pour la soigner, mais pour l’amuser ; car il s’était rappelé Henri IV jouant au cheval. Était-ce donc sa faute, si l’histoire ne nous donne que des rois à imiter.

C’est pour cette même raison qu’il ne fallait pas que le mécontentement d’Eugénie se traduisit en paroles trop vives, ou en marques d’humeur trop évidentes ; car Brafort, s’inspirant en ces moments-là de l’orgueil de la toute-puissance dont Louis XIV est l’expression la plus achevée, châtiait par des ordres nouveaux l’esclave révoltée :

— Apporte-moi mes pantoufles ! disait-il d’un ton bref et d’un front olympien. Ou encore : — Mes souliers ne sont pas assez luisants. Recommence !

Frémissante d’indignation, Eugénie était sur le point de résister ; mais, le sachant capable d’aller jusqu’à des brutalités plus grandes encore, elle obéissait en le détestant. Elle éprouvait même en de tels moments un désir ardent de se venger, sans imaginer pourtant aucun moyen. Elle sentait seulement, d’une manière instinctive et sans la formuler nettement, cette vérité, que tout esclave a le droit de tromper son maître.

Comme au fond cependant elle était bonne âme, assez oublieuse et facilement vacillante, elle se disait à d’autres heures qu’après tout, son mari ne s’enivrait point, dépensait peu au dehors, enfin qu’il y avait des femmes plus malheureuses qu’elle. Ces réflexions, l’amour commun de l’enfant et la nécessité, maintenaient leur communauté dans un état à peu près supportable d’hostilité contenue ou de paix armée. Plus que jamais cependant, ils sentaient l’insuffisance du lien qui les unissait, et les douleurs d’un divorce réel dans une apparente union. L’amour conjugal et le bonheur du foyer sont plus nécessaires aux pauvres qu’aux riches ceux-là n’ont pas même la consolation de pouvoir se fuir, et l’étroitesse de leur vie ne leur épargne aucune occasion d’ajouter à toutes leurs peines l’irritation d’incessants conflits.

À force de fatigues et d’ennuis, Eugénie tomba malade. Comme on ne pouvait prendre de domestique, il fallut bien pourtant que Brafort mit la main aux choses du ménage et s’occupât de l’enfant. Il le fit donc, mais avec quelle gaucherie ! si grande en vérité qu’on ne pouvait s’empêcher de la soupçonner d’être volontaire. Eugénie même, — ce n’est jamais de la part des siens qu’il faut attendre de l’indulgence, — Eugénie semblait n’avoir aucun doute à cet égard. Il ne savait rien, il ne voyait rien, pas même ce qui lui crevait les yeux, et il disait tout le temps :

— Est-ce que je fais attention à ces choses-là, moi ? Est-ce que je sais à quoi ça sert ? Ça ne me connait pas. Ce sont tes affaires.

En déshabillant Maximilie, noua-t-il exprès les galons ? Toujours est-il que pour les trancher, il alla chercher son sabre, ce qui fit pousser à la petite des hurlements de terreur. Aux plaintes et aux gémissements de la malade, il répondit :

— Suis-je fait pour déshabiller des marmots ?

Si nous ne cherchons pas, comme on voit, à dissimuler les imperfections de notre héros, nous rappellerons du moins à ce propos que les plus grands caractères ont leurs faiblesses, et que peut-être, en cherchant bien, en trouverait-on de pareilles chez de beaux esprits.

Malgré tout, pendant cette période d’inaction forcée, Brafort passant de longues heures dans son intérieur, grâce à l’exemple d’Henri IV, la nature agit sur Brafort ; et la petite Maximilie, si mal accueillie à sa naissance, eut bientôt pris le cœur de son père. Elle était, il est vrai, profondément ignorante de son crime lorsqu’elle adressait à son père son sourire naïf, ou sollicitait de monter sur ses genoux, ou prenait la main pour essayer des pas chancelants. Elle lui ressemblait, disait-on, et il ne pouvait s’empêcher d’être flatté de sa grâce et de son intelligence. Il en vint, sans vouloir l’avouer, à raffoler d’elle, et la petite Maximilie, formant déjà le dessin pervers de ne point se conformer à sa destinée de femme, prit le commandement de son père et de la maison. Il ne fallait pas toutefois que Brafort s’en aperçut, car alors, au nom des principes, il lui donnait le fouet sans miséricorde.

Pendant tout l’hiver de 1830 à 1831, la vie de Brafort se passa à chercher des protecteurs, à rédiger des suppliques et à les porter lui-même, à promener sa fille et à regarder par la fenêtre. Il n’en était pas plus heureux ; et tandis que l’excès de travail écrasait et désespérait Eugénie, son oisiveté, à lui, le rongeait. Il eut, pour le distraire un peu, une haine :

En face de sa fenêtre, de l’autre côté de la rue, se trouvait une autre fenêtre, de mansarde également, ornée, les jours où il faisait beau, d’un rosier et d’une tête blonde de petit garçon, auxquels venait se joindre, de temps en temps, une figure de femme, aux traits purs et agréables, mais empreints de mélancolie.

Il sembla tout de à Brafort que cette figure ne lui était pas inconnue, et, à force de chercher, il se rappela : c’était dans les réunions saint-simoniennes, aux dernières séances qu’il avait suivies, — les dernières, bien assurément, car il avait été vivement choqué de voir des femmes à ces réunions, et plus encore d’y entendre proclamer la doctrine insensée de leur émancipation. C’était à dater de ce moment qu’il n’avait plus douté que le saint-simonisme ne fût une utopie folle et méprisable, — Oui ! oui ! c’était elle ! c’était bien elle ! Ah ! ah ! elle n’était pas fortunée, paraissait-il, bien qu’une femme de cette sorte dût avoir des ressources… Hum… L’enfant, on le voyait bien, mais le mari ?

Ses préventions ainsi éveillées, Brafort se livra aux suppositions les plus désobligeantes à l’égard de ses voisins, dont il observait les faits et gestes avec la curiosité d’un désœuvré. Ces suppositions naturellement, ou il les gardait dans sa barbe ou elles n’allaient qu’à l’oreille d’Eugénie, et la fenêtre d’en face n’en entendait rien ; cependant, à côté du langage qui frappe l’oreille, il en est un autre moins précis, mais plus subtil, qui frappe le regard ; en sorte que l’enfant ne fut pas longtemps à sentir que cet homme qu’il voyait là journellement l’observer d’une mine renfrognée, d’une moue dédaigneuse et d’un regard méprisant, lui était ennemi. La bienveillance n’attire pas toujours la bienveillance ; mais il est sans exemple dans l’humaine espèce, que l’hostilité ne se soit point empressée de répondre à l’hostilité. Un jour donc le blondin, se trouvant à sa fenêtre en face de Brafort, d’un mouvement spontané, en le regardant, lui tira la longue.

Il est difficile de peindre l’indignation que ressentit Brafort d’un pareil outrage. Un bambin ! oser se permettre ! à son égard, à lui, Jean-Baptiste Brafort, ancien négociant, garde national et père de famille ! Il montra le poing à l’enfant d’un air furibond et avec des yeux flamboyants de colère. Si c’eût été dans la rue, le petit bonhomme eût assurément détalé ; mais à cinquante pieds du pavé, à travers l’espace, la colère impuissante de son voisin lui parut grotesque et le fit éclater de rire. Bien plus, il fit les cornes à Brafort. Celui-ci n’y put tenir, ferma la fenêtre avec violence, et descendit quatre à quatre les escaliers.

Où allait ? Se plaindre à la mère, au concierge, au commissaire ? que sais-je ? Il était furieux et par conséquent insensé. Il ne se plaignit toutefois qu’à la concierge et apprit d’elle le nom des objets de sa haine : Madame Dériblac et son fils Georges.

— Une dame bien comme il faut, quoiqu’elle ne soit pas riche, dit la bonne femme qui, en matière de consolation pour Brafort, ajouta :

— Voyez-vous, les enfants, ça aime à rire. Faut pas y faire attention.

Peut-être les lecteurs d’aujourd’hui s’étonneront-il de rencontrer dans une loge une telle douceur de principes ; il faut dire, qu’en 1831 régnaient encore, dans la rue des Ursulines, certaines mœurs patriarcales, et que l’on pouvait y élever des enfants et même y avoir un chien.

Un peu déconcerté, Brafort remonta chez lui et se contenta, comme il va de soi, de faire peser sur les siens la colère qui l’étouffait. Mais ce fut le point de départ d’une guerre furieuse, acharnée, quoique sourde, entre lui et le petit Georges. Elle tourna tout au désavantage de Brafort et à la distraction de l’enfant qui, avec la légèreté de son âge, y mettait bien plus de gaieté que de malice, et dont la dignité resta neutre, tandis que celle de Brafort indignée, exaspérée, lui fit ressentir toutes les fureurs et toutes les tortures de l’amour-propre blessé,

Le voisinage de Georges lui devint un supplice. Il en vint à ne plus se mettre à la fenêtre sans un battement de cœur, de crainte d’une grimace ou d’un pied de nez, ne pouvant prendre son parti de n’avoir pas le plus haut et le dernier mot avec ce misérable petit drôle, comme il disait. Dédain affecté, car Brafort avait bien réellement accepté ce petit drôle pour adversaire, par conséquent pour et tous les coups de son ennemi lui portaient au cœur. Pour pouvoir humer l’air en paix, il épia les sorties de Georges. Bien volontiers, serait-il descendu à sa suite pour le « calotter, » mais il craignait de se compromettre.

Ne pouvant « calotter » l’enfant, Brafort imagina d’insulter la mère. Il affecta de la regarder insolemment, fit sa toilette à la fenêtre, plaça, en regard du joli rosier, des vases qui n’étaient rien moins que des vases de fleurs. Madame Dériblac vit cela sans doute, mais elle ne le vit qu’une fois ; son regard, fixé. — toujours avec la même expression mélancolique, tantôt en bas dans la rue, tantôt sur le ciel ou les arbres d’un jardin voisin, — ne rencontra plus Brafort ni l’inconvenante fenêtre. Un jour qu’elle surprit Georges clouant au volet la caricature gigantesque de Brafort, ornée d’oreilles d’âne, elle gronda l’enfant et lui fit retirer le fusain. Cela n’empêchait pas Brafort de déclarer qu’on pareil enfant, élevé par une pareille femme, ne pouvait être qu’un petit serpent qu’il eût fallu écraser dans l’œuf.

Un jour que Brafort se promenait dans la grande allée de l’Observatoire, sous les marronniers dont la majesté tranquille était loin, — alors que l’éclat de rire de Strasbourg n’avait pas encore retenti, — de prévoir les dévastations impériales, il s’aperçut que la tête d’un des petits marronniers plantés le long de la pépinière s’agitait d’une façon insolite, comme si, dans un accès de générosité, le jeune arbre avait voulu se dépouiller de ses fruits, pour en gratifier cinq ou six petites têtes blondes ou brunettes qui, rangées autour de l’arbre, fondaient, avec des cris de joie, sur chaque beau marron tombant sur le sol.

Brafort, connaissant l’axiome : Pas d’effet sans cause, devina aisément, au milieu de l’arbre, un perturbateur de l’ordre public, et s’approcha. Effectivement, dès qu’il fut au pied du marronnier, deux jambes minces, vêtues de bas chinés, et surmontées d’un pantalon court, lui apparurent. C’était évidemment un de ces bandits qui vivent dans l’ignorance préméditée du code, des règlements, des clôtures et des actes notariés, et s’imaginent volontiers que les marrons, tous les marrons de la terre, sont en ce monde pour le seul bonheur des enfants. Prétention impertinente et que Brafort ne pouvait souffrir, lui qui estimait qu’un enfant ne doit avoir absolument aucun avis personnel, et que son rôle unique est d’accepter et mettre en pratique les sages leçons que lui inculquent les auteurs de ses jours. Il leva donc la tête vers le délinquant et, d’une voix terrible :

— Veux-tu te dépêcher de descendre, petit polisson !

— Est-ce que ça vous regarde, vous ? répondit une petite voix au timbre clair et railleur. Allons, vous autres, dépêchez-vous, il est temps !

Et l’arbre reçut une secousse nouvelle qui donna lieu à une pluie nouvelle de marrons ; après quoi, l’auteur de cette infraction pendable à la police des jardins entoura de ses jambes le tronc du marronnier, et serait arrivé par terre en moins d’une demi-minute, si une rude et large main ne l’eût retenu au milieu de cette descente. Brafort et son prisonnier s’envisagèrent. Dieux justes ! c’était le bandit, l’ennemi de la fenêtre, Georges Dériblac ? Brafort en eut un tel saisissement à la fois de joie et de rage, qu’il faillit le lâcher.

— Tiens ! c’est lui ! s’écria l’enfant, conservant dans cette position critique son audace et son ton railleur. C’t’aventure ! Mon bon, j’n’avais jamais ta balle de si près. Tu n’es pas beau ! Ah ça ! tu vas me lâcher, dis donc, ajouta-t-il d’un air menaçant et en lançant à Brafort un coup de poing qui, pour être donné par un bras de sept ou huit ans, n’en eut pas moins été rude.

Mais Brafort l’esquiva et, maintenant d’une seule main les deux jambes de son captif, il lui saisit de l’autre une oreille. Son cœur bondissait de joie, il triomphait enfin.

L’humanité, tout le prouve, en général du moins, ne naît pas héroïque. En face de ce conflit, la petite troupe amie des marrons avait fui, laissant son brave chef aux mains d’un géant. Une ou deux petites filles seulement, bien avisées, avaient couru avertir la mère de Georges du péril où était son fils, et juste au moment où Brafort saisissait l’oreille du petit garçon qui, se voyant hors d’état de résister, appelait à l’aide une femme vêtue de noir, imposante, et pâle d’indignation, se dressait en tiers dans ce débat et s’écriait :

— Laissez mon enfant, ne le touchez pas !

Ces mots étaient prononcés d’une intonation puissante, si puissante qu’elle détendit les muscles de Brafort, comme eut pu le faire la main d’un hercule ; Georges sentant la serre de son ennemi se relâcher, se dégagea entièrement et sauta par terre. Ils se trouvérent donc tous trois en présence : le petit garçon irrité de sa défaite, la mère indignée, et Brafort déconcerté un instant, mais qui venait de reprendre toute sa morgue et tout son aplomb. Aussi, quand madame Dériblac lui demanda de quel droit il portait la main sur son fils, répondit-il d’un ton superbe :

— Du droit, madame, de tout ami de l’ordre public, et qui entend le défendre contre les polissons et dévastateurs ! Votre fils est un garçon fort mal élevé…

— Serait-ce pour cela, monsieur, que vous croiriez devoir lui donner des leçons de brutalité et d’impertinence ? Ni l’éducation que reçoit mon fils, ni les escapades qu’il peut commettre, ne vous concernent en quoi que ce soit. Vous n’êtes pas gardien du Luxembourg.

Les promeneurs s’amassaient autour d’eux. Cette femme, l’insolente créature ! ne semblait-elle pas avoir sur Brafort l’avantage des manières, du raisonnement et de la parole ? Il en devint cramoisi, jusqu’aux cheveux, et s’écria qu’il était citoyen, que l’ordre le concernait, et qu’il saurait mettre à la raison les femmes effrontées aussi bien que les gamins. Quelques voix murmurèrent. Madame Dériblac reprit :

— Comme vous n’êtes pas le gardien, vous n’avez à jouer ici d’autre rôle que celui d’insulteur et de dénonciateur. À votre aise ! ajouta-t-elle avec un geste de mépris, et, emmenant son enfant, elle tourna le dos à Brafort.

Quelques assistants dirent qu’elle avait tort, qu’elle aurait dû gronder son enfant ; d’autres blâmèrent Brafort, et lui, furieux, outré de se voir tenir tête par une femme, et quelle femme ! une rêveuse d’émancipation, oublieuse de la modestie de son sexe, s’emporta jusqu’à la suivre en continuant de déblatérer contre elle, et en assurant qu’elle ne ferait jamais de son fils qu’un mauvais sujet. Madame Dériblac ne retourna point la tête ; mais Georges, moins patient, ou plutôt moins dédaigneux, d’un air de conviction profonde et l’insulte amère, lança l’épithète vieux sot !

Brafort avait une canne à la main. Il la leva et faillit courir sur l’enfant ; mais une voix se fit entendre près de lui :

— Modérez-vous ! monsieur, modérez-vous ! Le bon droit ne suffit plus au temps où nous sommes. Ah ! si c’était encore sous le grand Napoléon ! Les pékins n’avaient pas alors la parole si haut, et surtout pareille espèce. Je vous aurais envoyé ça coucher en prison.

Celui qui parlait ainsi était un vieillard mince et raide, enveloppé d’une longue redingote, cravaté d’un haut col, et portant le ruban rouge à la boutonnière.

— Oui, reprit-il, voici les mœurs de la jeunesse actuelle ! Ah ! ah ! ah !…

— Monsieur, répliqua Brafort en le saluant, c’est une véritable honte. Si j’étais le gouvernement, j’ôterais à cette femme l’éducation de son fils dans les vingt-quatre heures. Est-ce qu’une femme d’ailleurs peut élever un garçon ? Ah ! monsieur, il y a bien des lois à faire pour que tout soit à sa place dans la société.

— Monsieur, j’ai eu l’honneur de servir sous le grand Napoléon. Je suis colonel. (Brafort salua de nouveau). Ah ! j’en ai taloché dans le temps de la marmaille, et il n’eut pas fallu que les mères vinssent me chanter la moindre raison là-dessus. La jeunesse doit être menée militairement, oui, monsieur ; et il n’y a pas d’autre moyen d’avoir des citoyens bien disciplines.

— Monsieur, c’est précisément ce que j’ai toujours pensé. Vous me comblez de joie d’entrer ainsi dans mes sentiments. Oui, la jeunesse doit être élevé dans le respect de tout et surtout de l’âge. Un enfant qui se permet de répliquer à un homme, devrait être fouetté en pleine rue ; et une femme, capable comme celle-ci de tenir tête à un homme en public, je vous l’enverrais à Saint-Lazare sans hésiter. Quand j’étais petit, et bien que je fusse raisonnable, mon père, qui m’aimait beaucoup, me donnait le fouet pour un oui ou pour un non. Je lui on sais gré ; car c’est ainsi qu’on forme les enfants à l’obéissance, tandis que maintenant un morveux croit avoir des droits et se mêle de raisonner. Où allons-nous ?

— Nous allons à l’abîme ! dit le vieillard d’une voix caverneuse. Du temps de l’antiquité, c’étaient les vieillards qui régnaient dans les conseils. À présent, l’on peut être député à trente ans, et ce sont les avocats qui nous mènent.

Ils continuèrent ainsi pendant une grande heure et se quittèrent enchantés l’un de l’autre : Le lendemain, ils se retrouvèrent et prirent l’habitude de se rencontrer. De communs souvenirs militaires et la conformité de leurs idées : les lièrent d’une amitié quelque peu hautaine et protectrice de la part du vieux colonel, respectueuse du côté de Brafort. Celui-ci trouvait bien que le colonel allait un peu loin en considérant les hommes de trente ans comme des échappés de nourrice ; il ne partageait pas non plus le mépris du vieux militaire pour le monarchie bourgeoise ; mais le rang et l’âge de son interlocuteur lui inspiraient trop de déférence pour qu’il osât le contredire. Cette déférence gagna promptement le cœur du colonel, qui avait besoin d’un auditeur bénévole ; il fut bientôt au courant des affaires de Brafort, et, désireux tout ensemble de lui être utile et de lui prouver ses hautes relations, il obtint pour lui près du ministre de la guerre une chaude recommandation.

Le récit de cette entrevue de Brafort avec le ministre nous a été fait vingt fois.

Son Excellence était un homme de petite taille (Brafort, qui n’avait jamais vu le ministre, en fut étonné) ; mais il avait un grand air assurément. Il était enveloppé d’une robe de chambre à ramages, chaussé de pantoufles brodées… Il se balançait dans son fauteuil et tournait entre ses doigts un couteau à papier. Son front était chauve, ses cheveux grisonnants, etc, etc. Se tournant vers Brafort, qui le saluait jusqu’à terre, il se prit à sourire et dit :

— Eh bien, monsieur, que me voulez-vous ?

Brafort était fort ému de se trouver en présence d’un si grand homme ; il avouait s’être embrouillé dans une phrase, qu’il avait pourtant soigneusement préparée, où il parlait des rigueurs de la fortune, de tout bien perdu fors l’honneur, et du désir qu’il éprouvait de se vouer désormais au service d’un gouvernement tutélaire qui…

Le ministre, heureusement, dut s’apercevoir assez peu de cet embarras ; car, ayant pris les lettres et certificats que Brafort lui apportait, il se mit à les parcourir sans écouter. Ensuite il arrêta sur le solliciteur un regard… perçant, le regard enfin d’un homme supérieur, et dit :

— C’est bien, monsieur ; vous êtes un ancien soldat, un homme d’ordre, Que désirez-vous ?

— Être utile au gouvernement dont vous êtes, monseigneur, une des lumières et…

Brafort s’arrêta interdit en voyant le ministre hausser les épaules.

— Je demande de quoi vous êtes capable ?

Brafort mit en avant ses études classiques ; mais le ministre l’interrompit de nouveau :

— Nous regorgeons d’employés. Vous avez fait la guerre d’Espagne ?

— Oui, monseigneur.

— Une des erreurs du gouvernement déchu.

— Ah ! monseigneur ! Ce n’est pas moi… J’en avais le pressentiment.

Le ministre sourit :

— J’en suis persuadé mais votre devoir était d’obéir. Eh bien, monsieur, l’on verra à vous employer. Le roi a besoin de serviteurs énergiques et dévoués. Déjà de nouvelles factions s’agitent, Or, vous le savez, l’ordre est la condition suprême de l’existence des sociétés. Le devoir du gouvernement est donc de réprimer les mouvements subversifs et les aspirations insensées. Il compte pour l’aider dans cette noble entreprise sur le concours de tous les hommes sérieux et honnêtes, qui sentent les dangers de la licence et qui veulent la prospérité de l’État et des affaires dans la paix.

Ce petit discours débité, Son Excellence fit un geste qui indiquait la fin de l’audience. Profondément, ému de la confiance que lui témoignait un aussi grand personnage, Brafort protesta de son dévouement et de sa reconnaissance. Puis il sortit à reculons, butta contre la porte, et se perdit dans les corridors. Enfin il trouva la cour, la traversa presque sans toucher terre, et arriva chez lui encore tout étourdi.

— Eh bien ? demanda Eugénie, saisie d’espérance, en le voyant se jeter sur une chaise, de l’air d’un homme à qui il vient d’arriver de grandes choses.

— Il y a que… je vais être nommé… je ne sais quoi…

— Comment ?

— Non, je ne sais le ministre ne m’a pas dit, mais certainement à un poste honorable, et peut-être important. Le gouvernement a besoin de moi ! Son Excellence a daigné me faire des confidences… Suffit ! cela ne regarde que lui et moi. Il a vu qui j’étais. Je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi. J’étais chaudement recommandé, tout va bien !

Il exaltait de joie, et pendant huit jours se creusa la tête pour deviner à quel poste la confiance du ministre l’appellerait. Brafort fit comme nous faisons tous en pareil cas : de suppositions en suppositions, il extravagua. Pourquoi pas surveillant de quelque fort, de quelque place d’armes, où comptable de quelque administration, où intendant d’un château royal ? Après avoir bâti nombre de châteaux en Espagne, les deux époux firent plus réellement des emplettes dont ils s’étaient privés jusque-là, Maximilie eut une belle poupée, apportée par son père, et à propos de laquelle Eugénie ne gronda que pour la forme. Enfin arriva une lettre au cachet ministériel, Brafort l’ouvrit en tremblant, lut, pâlit, se frotta les yeux et laissa tomber ses mains sur ses genoux, tandis que la lettre glissait par terre. Eugénie la ramassa, mais il la lui arracha des mains ; la mit dans sa poche, et se mit à se promener de long en large, les moins derrière le dos, abîmé dans de majestueuses réflexions, observé d’un œil inquiet par sa femme. Elle sut enfin la vérité ; ni administration, ni château royal ; Brafort était nommé maréchal des logis : dans la garde municipale, aux appointements de mille quatre cents francs pur an.

Quelques jours auparavant, saisis de craintes en présence de la faible somme qui leur restait, ils eussent accepté cela comme un secours ; mais après le rêve qu’ils avaient fait, le réveil fut dur. Toutefois Brafort, que le colonel d’ailleurs sermonna, prit le parti d’accepter.

— Après tout, dit-il à Eugénie, c’est une pluss fonction que tu ne crois. On défend la société ; on assure l’ordre. Le ministre me connaît, je suis instruit ; j’aurai de l’avancement.

— C’est bien la peine d’avoir appris le latin, dit Eugénie.

— Sois tranquille. Le latin, il est vrai, ne sert à rien par lui-même ; mais il sert à montrer qu’on a fait ses classes, et ça ne me nuira pas. Et pourquoi ne pourrais-je pas arriver à être colonel, moi aussi ? Je ne demande qu’à me distinguer ; le gouvernement saura bien vite qu’il peut compter sur moi. Enfin, le ministre désir que j’accepte, je l’ai bien vu, et c’est ce qui, me décide.

Au nombre des obligations de Brafort, était celle d’habiter la caserne, rue Mouffetard. Et malheureusement comme il n’y avait, en ce moment aucun logement de famille vacant, il devait rester séparé, pendant quelque temps, de sa femme et de sa fille. Ce fut ce qui le chagrina davantage. Ses idées sur les femmes et le mariage lui faisaient craindre vivement les conséquences d’une telle séparation. Il était bien entendu que madame Brafort ne pouvait être que la vertu même ; mais… quand on a lu tous les contes grivois dont la littérature française est enrichie, et qu’on a trompé soi-même un ou deux maris, il est difficile en pareil cas de ne point connaître l’inquiétude, surtout quand l’amour conjugal ne s’affirme guère que par la contradiction. Que faire cependant quand l’avenir prochain se montre sous la forme d’une bourse vide et de besoins nombreux ?

Malgré tout cela, quand Brafort eut pris son parti, il ne laissa pas de trouver de grands charmes dans sa fonction. Un bel uniforme ! un grand sabre ! et gardien de l’ordre ! et quelques hommes à commander ! Au fond, sauf la modicité des appointements, c’était tout à fait sa vocation, et il se sentit relevé de cent coudées. Maintenant il pouvait tirer impunément l’oreille du petit Georges s’il le rencontrait, et traiter de haut les gens : il représentait l’autorité !

Il devint superbe de majesté, magnifique, immense. Partout où son service le plaça, que ce fût au théâtre, dans la rue, dans les bals officiels, ou bien dans le plus haut exercice de ses fonctions, c’est-à-dire empoignant un coupable, il ajouta, par sa belle tenue, soit à la solennité de la fête ou du monument, soit au prestige de la justice. Il trouva dans l’accomplissement de ses devoirs des joies profondes. Le commandement et l’obéissance étant pour lui les deux faces corrélatives de l’ordre social, entre ses supérieurs qu’il servait aveuglément, dont il méritait la faveur et obtenait les éloges, et le troupeau vulgaire des individualités sans mandat qu’il régentait, ses satisfactions étaient complètes, sa vie était pleine. En toute occasion où il avait à déployer son autorité, il en savourait le plaisir au fond et à la surface, d’ensemble et jusque dans les plus minces détails. Toujours solennel, parfois terrible, il savait cependant être bon, à la manière des grands, avec générosité, de haut, daignant se courber ; il permettait débonnairement à Maximilie de toucher la poignée de son grand sabre, et lui disait d’une grosse voix, en Bouriant dans sa barbe :

— C’est pour punir les méchants !

Implacable en effet envers les malfaiteurs (tout prévenu en était un à ses yeux), le front de Brafort, son air, toute son attitude, reproduisait pour eux, en caractères différents, l’inscription que met Dante à la porte de l’enfer. C’est qu’il sentait toute l’importance de son rôle. Ne procédait-il pas dans l’ordre céleste, de Némésis et de Jehovah, comme, dans l’ordre terrestre, du pouvoir royal ? Comme il n’y a point deux natures dans l’humanité, pour que des hommes soient investis du droit d’en conduire d’autres, il leur faut en effet une grâce surnaturelle, cette délégation divine dont les lettres et patentes se retrouvent à l’origine de toutes les sociétés. Or, à quelque degré que cette délégation soit transmise, elle sépare toujours profondément l’être élu de celui qu’il est appelé à conduire ; et c’est ce qui explique bien naturellement ces façons hautaines et ces procédés sommaires dont nous avons en ce siècle assez peu de bon sens pour nous fâcher, Brafort se respectait donc profondément. À l’égard de toute personne du vulgaire, il était rogue jusque dans ses politesses, et, lorsqu’il voulait être tout à fait aimable, il se montrait paternel. En revanche, auprès de ses chefs et de tout membre de l’autorité, il était humble, respectueux, obséquieux même, et cependant sans bassesse, parce qu’il agissait ainsi par conviction, non par intérêt.

Son zèle n’était point affecté, mais ardent et infatigable ; il était vraiment propre à de grandes choses, et il eût pu tout aussi bien occuper de hauts emplois, qui n’eussent exigé que les saines traditions et de l’énergie. Surveillant, empoignant, soutenant partout de son mieux l’ordre et le gouvernement, il lui arriva même, si on doit l’en croire, de dépister un complot, découverte qui eût dû faire sa fortune, mais dont tout l’honneur et les bénéfices, jusqu’à son dernier jour, il s’en plaignit amèrement, — lui furent arrachés par ses supérieurs.

Ses satisfactions restèrent donc purement morales, toutes de conscience, et, bien qu’elles le rendissent heureux, il n’en éprouvait pas moins le vif regret de penser que Maximilie n’aurait pas de dot, le traitement de garde municipal ne se prêtant nullement aux économies. Eugénie ne s’en tourmentait pas moins, et d’ailleurs ne pouvait se résigner à cette vie de travail sans trêve et de privations. Elle prit un grand parti, qu’elle roulait en elle-même depuis longtemps : c’était d’aller voir Maxime.

L’abandon de celui-ci avait été pour Brafort une vive douleur, et il avait toujours refusé de s’adresser à lui de nouveau, malgré les incitations de sa femme ; car il ne pouvait consentir à arracher par importunité ce qu’il eût voulu ne devoir qu’à l’affection. S’il est une âme humaine qui n’eût jamais une délicatesse, c’est que jamais elle n’aime.

Pour Eugénie, elle n’avait pas les mêmes motifs, et elle en avait d’autres pour conserver de Maxime un très-agréable souvenir. Ce beau jeune homme, si élégant, si séduisant et si distingué, avait bien voulu s’apercevoir qu’elle avait vingt ans, un jolie figure et de la tristesse ; et il l’avait témoigné par des attentions, des regards, des riens… mais qui avaient profondément touché la jeune femme, si peu habituée à des égards délicats. Aussi ne pouvait-elle se résoudre à condamner Maxime, ni renoncer à ce rêve qu’elle avait fait de lui devoir leur salut et l’avenir de Maximilie.

Un jour donc du printemps de 1832, elle mit une robe de soie et un châle de crêpe de Chine, restes de ses anciens atours, se coiffa d’un chapeau frais et coquet, économisé depuis deux mois sur les achats du ménage, confia sa fille à une voisine, prit l’omnibus, descendit aux abords de la rue Saint-Honoré, où habitait Maxime, et se dirigea d’un pas fébrile vers la demeure du jeune chef de division, qu’elle s’était fait indiquer exactement.

Il était environ midi ; mais madame Brafort pensait bien que c’était l’heure la plus favorable pour trouver chez lui un homme du monde. Elle avait tout prévu, et portait dans sa bourse le reste de ses économies secrètes, une pièce de dix francs, qu’elle remit au valet de chambre, en le priant d’une voix tremblante d’annoncer à son maître qu’une dame désirait beaucoup lui parler.

Ce que femme veut, Dieu le veut, proverbe assez vrai, parce que la volonté d’une femme, ayant à renverser plus d’obstacles, n’arrive au grand jour de l’acte, que déjà fortement trempée par la résistance ou naturellement pourvue d’une robuste constitution.

— Une jeune femme, monsieur, dit le valet ; elle est jolie et paraît émue. Ce n’est aucune des femmes que voit monsieur.

— Bon, une solliciteuse, dit Maxime en haussant les épaules. Cependant, comme les solliciteuses excitaient son intérêt ou sa curiosité beaucoup plus que les solliciteurs, il fit prier l’inconnue de l’attendre et acheva de s’habiller.

Pendant ce temps, Eugénie cherchait à se remettre et cherchait les phrases qu’elle allait dire. C’était la première fois qu’elle osait agir par elle-même et se présenter seule, et puis Maxime l’avait toujours fort intimidée. Les élégances du petit parloir où elle se trouvait étaient loin de la rassurer, et la pénétrait d’une crainte respectueuse ; son éducation et son caractère la rendait très-propre à subir ce prestige qu’a le luxe des grands pour la multitude, et elle s’avouait avec découragement qu’il était bien simple qu’un homme de tant de valeur et qui possédait de si belles choses, eût oublié les humble Brafort.

En voyant entrer Maxime, plus majestueux qu’auparavant, et aussi beau garçon que jamais, Eugénie se leva, toute rougissante, et ne put trouver un mot. Au premier abord, Maxime ne l’avait pas reconnue ; mais, au second coup d’œil, il fit une exclamation :

— Et quoi ! c’est vous, chère madame !

Et il lui prit les mains et les serra dans les siennes.

— Et ce cher Brafort ? et ma filleule ? Ah ! quel coupable je suis ! si vous saviez !…

Cependant, tout en s’avouant coupable avec autant d’aisance que s’il ne l’eût pas été, il s’assit près d’Eugénie, sur la causeuse, et, en lui parlant un peu du bout des lèvres, il attachait sur elle un regard qui, pour être investigateur, n’en était pas moins caressant. Toutes les femmes lui inspirait tant d’intérêt ! Et puis il trouvait madame Brafort considérablement embellie. En effet, bien qu’elle eût conservé l’éclat de vie et l’admirable fraîcheur de ses vingt ans, le chagrin l’avait idéalisée et palie ; sa taille, assouplie par le travail, s’était à la fois dégagée des lourdeurs de la maternité et des empâtements. de l’oisiveté bourgeoise. Enfin la petite pensionnaire, mal déniaisée par le mariage, avait acquis ce charme indéfinissable que donne l’épreuve, et qui fait l’être complet, parce qu’il a compris et souffert ; une sensitivité vibrante, une grâce rêveuse, donnaient aux lignes de son corps je ne sais quelle volupté, à ses yeux plus de feux, en même temps que plus de langueur, à son teint plus de transparences et des colorations plus changeantes. Dans la jeunesse, la souffrance même a sa floraison.

Les hommes qui aiment les femmes ont pour elles un grand prestige : c’est l’impression même qu’ils éprouvent et qu’elles sentent sincère, — qui l’est en effet tant qu’elle dure. Sous le regard de Maxime, après en avoir saisi le sens, Eugénie baissait les yeux, plus troublée que jamais, confuse, mais par-dessus tout heureuse ; car elle ne désirait rien aussi vivement que de paraître aimable aux yeux d’un tel juge. Elle n’avait encore pu lui répondre que par des paroles entrecoupées.

— Que vous êtes bonne, chère madame, de ne pas m’avoir oublié ! Comment puis-je vous expliquer… Hélas ! je ne m’appartiens plus… les affaires publiques… Et pourtant je songeais souvent à vous. Mais vous ne me croirez pas… me croirez-vous ?…

Il reprit sa main et attacha sur elle son regard fascinateur. Elle balbutia qu’elle serait heureuse de le croire, que son mari…

— Ah ! ce cher Brafort. Eh bien, qu’est-il devenu ? Que fait-il ? Je ne le vois plus. Il a sans doute une occupation ?

— Depuis cinq mois, il est garde municipal, répondit Eugénie.

Maxime fit un soubressaut.

— Garde municipal ! quelle idée ! Mais c’est impossible ! Quoi vous en étiez réduits à… Ah ! mais il fallait venir me trouver plus tôt, mais cela n’a pas le sens commun !

— Mon mari vous avait écrit…

— Sans doute, mais qu’est-ce qu’une lettre ? On revient à la charge, on parle soi-même, on dit ce qui en est. Moi, ne le voyant pas, j’ai dû croire qu’il était casé. Ainsi vous pensiez… Mais, en vérité, on ne se conduit pas ainsi avec ses amis. C’est tout bonnement absurde !

Évidemment, ce sont eux qui avaient eu tort. Eugénie le sentit et baissa la tête.

— Non, vraiment Brafort… je ne lui pardonnerai jamais cela ; car vous avez souffert de sa susceptibilité, de sa folie, chère madame. Vous avez pâli, vous êtes devenue… cent fois plus charmante ! vrai ! Mais on voit en vous non pas les traces, oh ! non, l’impression de la fatigue ; ces doux yeux ont versé des larmes ! Oh ! mais je suis indigné !…

Il se pencha sur la main de madame Brafort et la baisa, puis il releva sur elle des regards si doux !…

C’est à elle qu’il parlait ainsi, lui, ce charmeur, ce héros d’élégance et d’esprit, monsieur Maxime, à elle comme à une femme aimée, en vérité ! Eugénie se vit incapable de cacher son trouble ; elle balbutia, rougit en s’entendant balbutier, pâlit en se sentant rougir, et se tut, presque suffoquée.

— Vous du moins, reprit-il, vous avez eu confiance en moi ; vous êtes venue ! Oh ! merci, merci ! chère… madame !

De nouveau, il couvrit de ses baisers la main de la jeune femme. Celle-ci, folle d’un tel rêve, éperdue tout à la fois de joie, d’orgueil, de remords, voulut se lever et, doucement retenue par lui, fondit en larmes en s’écriant :

— C’est pour Maximilie que je suis venue !

Maxime se retira d’un pouce.

— Ah ! oui, dit-il en passant la main dans ses cheveux et d’un air rêveur, Maximilie ! Elle doit être fort intéressante à présent ?

— Elle marche, elle court, elle babille ; c’est un petit ange ! Ah ! si vous la voyiez !… Mais, hélas ! quel avenir ! sans fortune ! ma pauvre enfant !

Et les larmes d’Eugénie recommencèrent.

— Ne vous désolez pas ainsi. Voyons, je suis là, moi ! Je vous promets que nous changerons votre sort. Voyons, ne pleurez pas ! enfant que vous êtes… Oh ! pleurer ainsi. Je ne puis pas souffrir de voir pleurer une femme, moi. Calmez-vous. Je ferai pour vous tout ce qu’il faudra. Voyons, ne pleurez plus, chère amie.

Il passa le bras autour de la taille de la jeune femme et, comme on console un enfant, il posa les lèvres sur son front. Si Eugénie eût été capable de dominer la situation, d’un mot railleur et digne, accompagné d’un sourire, elle eût remis à sa place l’ami de son mari, et donné à cette scène une interprétation acceptable ; son trouble et sa frayeur lui donnèrent au contraire le pire caractère qu’elle pût avoir. Elle se leva, comme pour fuir, en murmurant :

— Ah ! monsieur Maxime !

Maxime lui-même eut pitié de l’émoi de la jeune femme ; se levant aussi, du geste, il la retint à sa place et fit quelques tours dans la chambre. En tournant le dos à Eugénie, il eut un sourire railleur pour son propre entraînement, et haussa les épaules.

Maxime se livrait parfois à des combinaisons ardentes ; à de longs débats de conscience, jamais. Ces angoisses, ces scrupules, ces inquiétudes que connaissent les esprits timorés, lui étaient complétement étrangers. Dans une situation morale difficile, il se tirait d’affaire à l’égard de lui-même, soit par une banalité philosophique, soit par un bon mot humoristique, suivant son secret désir. Au fond, la secrète mesure de sa conduite, c’était l’opinion ; non pas qu’il la respectât ; il en tenait compte, voilà tout. Sa conduite à l’égard de madame Brafort n’avait eu rien de prémédité ; elle était le résultat de son humeur du matin, de ce tête-à-tête imprévu, de la petite surprise agréable qu’il avait eue en trouvant madame Brafort plus jolie, partant plus intéressante qu’auparavant.

Ces deux pensées se choquérent en lui : — Ah bah ! vais-je donc trahir ce bon Brafort ? — Et puis : — Pauvre petite femme ! elle mérite bien d’être un peu désennuyée ! — Et d’autres idées corollaires de ces deux-là, qui amenèrent le sourire sur ses lèvres. Mais, tout compte fait, il avait bien autre chose à faire. Il jeta du coin de l’œil un regard sur la jeune femme, qui, ployée sur la causeuse, frémissante, rêveuse, était vraiment charmante ainsi. — Allons ! il l’obligerait certainement sans retour ; il faut être vertueux, quand on n’a pas le temps de ne pas l’être.

Il revint souriant vers madame Brafort.

Elle, tremblante encore et toute confuse, en le voyant se rapprocher d’elle, se leva. Elle voulait partir ; elle le voulait fermement, bien vite ; ce boudoir l’étouffait, et Maxime lui faisait peur. Mais auparavant, il lui fallait dire un dernier mot, s’expliquer un peu. D’un ton précipité, d’une voix altérée :

— Vous trouvez sans doute ma démarche bien hardie, monsieur Maxime, d’autant mieux que je suis venue sans en parler à mon mari ; mais notre position est si précaire et si dure… et quand je songe à ma fille… vous comprenez.

Maxime regardait Eugénie en souriant doucement :

— Certainement, dit-il, je vous comprends ; vous avez bien fait, chère madame, et je vais beaucoup songer à vous.

Cette phrase à double entente, de l’air et du ton dont elle fut prononcée, évidemment signifiait : À vous seule.

Elle reprit en rougissant :

— Oui, si vous pouviez procurer à mon mari une place un peu plus lucrative…

— Je le ferai dès la première occasion, croyez-le bien ; et puis j’irai voir Brafort, lui faire reproches. Qu’il vienne aussi me voir. On n’abandonne pas ainsi ses amis.

— Que vous êtes bon ! dit Eugénie. Merci mille fois. Et elle se retira en lui faisant une révérence un peu gauche, mais qui accusa sous son châle une cambrure : parfaite. Il la suivit des yeux en disant :

— Et quand vous aurez des ordres à me donner, chère madame, à cette heure, j’y suis toujours.

Il l’accompagna jusqu’à la porte du second, salua, et lui baisa encore la main en protestant de son dévouement, et en la chargeant d’embrasser pour lui sa filleule.

Eugénie se trouva dans la rue, la tête étourdie, le cœur agité, confuse, étonnée, indécise.

Il est bon, très-bon, se dit-elle enfin ; nous avons eu tort de douter de lui.

Ce fut comme une déclaration officielle qu’elle se fit à elle-même, et sous laquelle elle abrita les souvenirs de cette entrevue, et mille pensées plus furtives qu’elle écartait, mais qui revenaient malgré elle l’obséder et l’émouvoir. Il était bon, soit ; mais il était aussi bien séduisant, on ne saurait le nier, et à quoi bon ? Il ferait un jour le bonheur d’une femme. Peut-être avait-il une maîtresse ! Assurément l’amour d’un tel homme devait offrir des délices incomparables. Comme lui avait parlé ! Comme il l’avait regardée ! Oh ! ce n’est pas que… mais…

À Dieu ne plaise qu’on puisse croire que la vertu de madame Brafort ait le moins du monde fléchi dans cette affaire. Non, certes. Pour de simples pensées, il ne faut pas être rigoureux. Celui qui a dit que la société serait impossible si les cœurs des hommes étaient transparents, a dit une vérité sûre. Entre la pensée qui se parle et celle qui s’agite au for intérieur, il y a un abime ; l’appareil vocal est un alambic. Un chroniqueur qui userait complètement du pouvoir qu’il possède de connaître et de raconter les secrètes pensées serait déclaré choquant. Nous ne relevons ici des pensées de madame Brafort que les plus inévitables ; on le reconnaîtra, si l’on veut bien n’y pas mettre de pruderie. Les rêves d’amour, naturels à l’être humain, à la femme surtout, dans l’état actuel des choses, pour être interrompus par le mariage, n’en sont pas supprimés ; et tant que le mariage, au lieu de les satisfaire, ne fera que les décevoir, il n’en existeront qu’avec plus de force en dehors de lui, contre lui ; ils seront ses ennemis, au lieu d’être ses auxiliaires.

Eugénie était une si honnête femme qu’elle eut même un instant la pensée de parler à son mari de son entrevue avec Maxime ; mais ensuite elle pensa qu’il ne pourrait lui pardonner cette audace, d’avoir fait pareille démarche sans le consulter. Ce fut donc la faute de Brafort lui-même s’il ne fut pas du secret.

De même, et malgré son ardent désir d’activer les bonnes dispositions de Maxime, elle ne retourna point chez lui, comme il l’y avait invitée. Ce fut Maxime lui-même qui vint quelques jours après. Il apportait l’offre d’une place et des bonbons à Maximilie. Il fut amical, charmant. Il exprima le regret de ne pas trouver Brafort, qui naturellement était de service. L’étroitesse et la pauvreté du logement l’affligèrent ; son regard le dit, ce regard si éloquent et si doux ! Bien heureusement, il se trouvait qu’on allait sortir et que la petite avait de la toilette, la mère aussi ; — Maxime resta près d’une heure. Une heure ! un tel homme, dont le temps était si précieux ! Et il n’eut pas l’air de s’ennuyer. Il amusa la petite et la trouva charmante, et il fit causer Eugénie comme jamais elle n’avait causé de sa vie, car elle-même ignorait qu’elle pût s’exprimer si facilement, et elle ne le pouvait ainsi réellement qu’avec lui, car il s’intéressait à des choses dont les autres n’avaient nul souci. Elle était le soir toute heureuse. Brafort vint, et elle se mit à lui raconter la visite de Maxime, à peu près dans tous ses détails, et avec une intarissable abondance. Il écoutait, regrettant de n’avoir pas été là, faisant encore le bourru à la surface, mais profondément touché du retour de son idole.

— Enfin, dit-elle, il croit pouvoir l’assurer une place. Il faut que tu dises si elle te convient, et il fera les démarches ; mais elle te convient, j’en suis sûre, puisque ce serait une place de trois mille francs.

— Laquelle ? demanda Brafort.

— Quelque chose comme caissier, administrateur, que sais-je ? d’un nouveau chemin de fer très-curieux, qu’ils vont faire à Saint-Germain.

Brafort se leva d’un bond qui faillit défoncer le plafond de la mansarde.

— Le chemin de fer de Saint-Germain ! cria-t-il. Est-ce Dieu possible ? Serait-il venu se moquer de nous ?

— Quelle idée ! s’écria Eugénie indignée. Et pourquoi pas le chemin de fer de Saint-Germain ?

— Une chose fantastique ! une idée creuse ! une billevesée ! Faire marcher des voitures sans chevaux ! Cela s’est-il jamais vu ? ça se comprend-il ? Un conte à dormir debout, enfin des bêtises, une chose qui n’a pas le sens commun et dont tout le monde fait des gorges chaudes. Et c’est cela que Maxime vient me proposer ? Voilà qui est dur !

Il était rouge et désespéré. Eugénie se de dire :

— Eh bien, tout le monde a peut-être tort, car monsieur Maxime, il n’est pas capable de nous faire une mauvaise plaisanterie ; ce serait bien mal à toi de le croire, monsieur Maxime a mis là-dedans de l’argent, beaucoup d’argent ; il est, m’a-t-il dit, actionnaire, et il assure que ce sera une belle chose, une très-belle chose !

— Je serais trop malheureux de croire qu’il y a mis de la mauvaise volonté ; mais j’avoue qu’avec tout son esprit, je ne puis comprendre qu’il ait pu donné là-dedans. Mets-toi bien dans l’idée, Eugénie, que ce chemin de fer est une chose jugée par tous les gens de bon sens, et encore mieux par des savants, des hommes célèbres, qui ont déclaré que c’était une vraie folie, quoi ! Va parler de ça à monsieur Thiers. Ça ne peut pas marcher, on l’a prouvé par des chiffres. Si ça pouvait marcher, ça serait un casse-cou, et le gouvernement serait responsable des malheurs… Mais ça ne peut pas marcher, c’est prouvé. Les voyageurs seront obligés de s’atteler pour aider à monter les pentes, et ces chaudières qui coûtent un prix fou, elles ne pourront servir peut-être qu’à faire de la soupe aux armées.

— Monsieur Maxime dit que ça va très-bien en Angleterre.

— En Angleterre, ce n’est pas une raison. La France et l’Angleterre ont un génie tout différent. Ah ! ça vient d’Angleterre ? Eh bien, c’est pour cela que je m’en défie encore plus. Ça serait joli, si j’allais donner ma gardien de l’ordre ; c’est un sacerdoce, et Maxime devrait démission pour une chose pareille. Non, non ; je suis s’imaginer que je ne vais pas quitter une fonction aussi honorable pour son misérable casse-cou. Il y aura toujours des gendarmes, tandis qu’il n’y aura jamais de chemins de fer.

Après avoir lancé cette prophétie, Brafort appuya la tête sur ses mains et resta silencieux quelques instants ; car il avait besoin de se remettre de son émotion et de sa surprise, et il ne pouvait comprendre comment un homme aussi intelligent que Maxime avait pu donner là-dedans, comme il disait. C’était la première fois que Brafort s’avisait de croire que Maxime pouvait se tromper, que dis-je ? qu’il en était sûr. Et pourtant, après l’étonnement et la déception que tout d’abord il éprouva, d’où vient qu’il prit un air triomphant et sembla tout joyeux de l’aventure ? C’est que la personnalité reprend volontiers ses droits et que pour la première fois de sa vie, Brafort venait de se découvrir une supériorité sur Maxime.

— Ah ! ah ! vois-tu, dit-il à sa femme, ce n’est pas tout que d’être homme d’esprit ; le bon sens vaut bien aussi quelque chose. Ce pauvre garçon (c’était Maxime qu’il osait appeler ainsi) ! ce pauvre garçon ! qui va mettre son argent à de pareilles niaiseries. Que ne m’a-t-il demandé conseil. Voilà ce que valent en affaires les esprits brillants.

Mais il n’eut pas le plaisir de faire partager son triomphe à Eugénie ; elle répondit d’une façon maussade, et comme si, en attaquant les esprits brillants, on l’eût elle-même attaquée. Il n’en était rien pourtant : c’est qu’elle ne pouvait admettre que Maxime eût tort, et que Brafort eût raison, et elle regrettait amèrement la place manquée et les trois mille francs d’appointements. Elle fut obligée d’aller porter à Maxime la réponse de Brafort. Maxime eut la bonté de ne point se fâcher, et promit de chercher meilleure occasion ; il vint même deux ou trois fois communiquer à madame Brafort quelques espérances… Mais trouver une bonne place était chose si difficile ! De tous les points de la France, des milliers de pétitionnaires accablaient le gouvernement de Juillet de leur enthousiasme intéressé. C’était un grand embarras pour une royauté qui ne voulait se brouiller avec personne. À voir l’abondance des solliciteurs et des placets, il semblait que tous les habitants du royaume aspirassent à être fonctionnaires. C’eût été une garantie de stabilité, mais un danger de famine. Brafort en attendant, continua donc de porter ses buffleteries. Il s’y résigna facilement, il les aimait.