Le Siècle (série 45p. 267-271).
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X

SAINT-MERRI.

Il y avait deux ans moins un mois que la nouvelle monarchie gouvernait l’État, et ce frein qu’avait mis la bourgeoisie à l’élan révolutionnaire de juillet l’avait en effet modéré si bien, que déjà la France, abdiquant tout pouvoir moral, comme tout avantage matériel, se traînait à la remorque des vieux cabinets absolutistes, et, pour fléchir leurs dédains et conjurer leurs soupçons, leur avait livré successivement tous ses alliés naturels en Europe : l’Italie, la Belgique, la Pologne. Celle-ci venait de tomber sanglante sous le fer des Césars, et sur son tombeau, le ministre de S. M. française Louis-Philippe Ier, célébrait la victoire de l’ordre.

En revanche, hautaine et violente à l’intérieur, l’autorité sacrée, sur les barricades, prenait de plus en plus des poses de droit divin, à tel point qu’enfin la partie éclairée de la bourgeoisie protestait hautement contre le système. La question sociale venait de se poser à Lyon dans le sang, et son drapeau, bien qu’abattu, restait avec sa formule profonde et terrible : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Grenoble s’était soulevée contre la brutalité soldatesque ; le choléra avait décimé Paris, et la duchesse de Berri avait décimé la Vendée. La monarchie travaillait à refaire en France des républicains, et ceux-ci, braves, actifs, indignés, frustrés en juillet de leurs espérances, ne rêvaient qu’une lutte nouvelle, dans laquelle cette fois ils comptaient bien ne plus se laisser escamoter la victoire. L’ébranlement révolutionnaire enfin existait encore dans Paris. La tribune législative retentissait de débats irritants, parfois d’une violence extrême. Les sociétés populaires tenaient encore leurs tumultueuses séances et travaillaient l’opinion des masses.

Brafort avait accordé sa confiance avec trop d’enthousiasme au roi nouveau, pour consentir facilement à la reprendre. N’ayant ni les soupçons ni les rancunes des républicains, mais tout au contraire imbu de cette merveilleuse croyance que la parole des rois et des gens en places contient plus de sagesse et de vérité que celle des simples et honnêtes gens, il goûtait à merveille les excellentes raisons, — toujours excellentes, — des ministres de Sa Majesté. La seule chose qui le troublât, c’était d’entendre les orateurs de l’opposition émettre aussi d’excellents arguments tous contraires, et qui même parfois le remuaient malgré lui ; car enfin il n’avait pas tout à fait oublié que sous Louis XVIII et Charles X, l’aspect de la colonne et les souvenirs de l’empire faisaient palpiter son cœur, et qu’il avait alors lancé plus d’un défi à cette sainte-alliance dont Louis-Philippe exécutait les ordres encore plus que Charles X. Aussi prit-il le parti de ne lire jamais que le Moniteur, et seulement les discours des ministres. De cette manière, il n’était point ébranlé dans ses convictions. N’y allait-il pas de son devoir, puisqu’il était désormais un des soutiens officiels de la monarchie.

Peut-être, au premier abord, est-il difficile de comprendre les motifs de l’attachement de Brafort pour la dynastie nouvelle, dont l’avénement l’avait ruiné. Il aimait d’autant plus les d’Orléans qu’il avait eu plus de peur de la République ; et ce n’était pas à eux qu’il attribuait son malheur, mais à la Révolution, qui les avait instaurés. Distinction sage, qu’en d’autres cas cependant il n’eût pas faite ; car, si c’eût été la République qui eût remplacé les Bourbons, c’était bien à elle qu’il eût imputé sa ruine. Mais, comme c’était un prince qui régnait, Brafort ne pouvait s’en prendre qu’à la révolution des trois jours.

Le général Lamarque venait de mourir, et le 5 juin était fixé pour ses funérailles. Depuis cette mort, dans Paris inquiet, d’étranges préparatifs avaient lieu. Il s’agissait d’un convoi, et l’on disposait tout comme pour une bataille. Une sourde agitation régnait parmi la population ; du côté du gouvernement, allées et venues conseils mystérieux, ordres donnés aux troupes et à la garde municipale de se tenir prêtes. À l’attitude seule de Brafort qui, après avoir reçu les instructions de son capitaine, traversa fout Paris la veille au soir, comment les Parisiens ne comprirent-ils pas la folie de leurs criminels desseins et la répression vigoureuse qu’ils devaient attendre d’une autorité suprême et tutélaire ?

Dès le matin du 5 juin, des Champs-Élysées à la Bastille, Paris fut couvert de soldats. La garde municipale occupait le quartier du Panthéon et celui du Jardin des Plantes. C’est à ce dernier qu’était Brafort, majestueux sous les armes, sévère, immuable, au dedans cependant, rempli d’inquiétude, pour l’ordre, pour la sécurité de sa famille, et pénétré de colère contre ces esprits incorrigibles que possède la triste passion du bouleversement de la société. N’ayant rien de mieux à faire, il réfléchissait, et l’objet de ses réflexions était précisément cette passion subversive qu’il ne pouvait comprendre. Car enfin, se disait-il, avec assez de raison, chaque passion humaine a son but particulier, saisissable, et poursuit une satisfaction précise ; tandis que le désordre, en tant que désordre, en quoi peut-il satisfaire les gens au point qu’ils risquent leur sécurité, leurs biens et leur vie, seulement en vue de l’obtenir ? Plus il y pensait, moins il pouvait se rendre compte d’une telle singularité ; mais il ne doutait point pour cela de son existence ; car le commandant la leur avait affirmée le matin même, dans une entraînante allocution.

L’heure fixée pour le départ de la maison mortuaire était passée, et déjà sans doute le cortège devait approcher de la Bastille ; autour du Jardin des Plantes, régnait un silence profond, que troublait à peine une vague et sourde rumeur venant de l’autre côté du fleuve, quand les gardes municipaux virent s’avancer une troupe d’une dizaine d’ouvriers, dont la figure éclairée des mêmes lueurs, le pas emporté d’un même élan, témoignaient l’un même but et d’une même pensée. Où se rendaient-ils avec cette flamme dans les yeux, si allègres et si forts qu’à peine ils touchaient la terre ? D’instinct, les gardes reconnaissent l’ennemi et se portent à sa rencontre.

— Laissez-nous passer ! De quel droit nous barrez-vous ainsi le passage ? s’écrient impétueusement les ouvriers. La rue n’appartient-elle plus aux citoyens ? Qui vous a vendu Paris ?

Au premier rang de ceux qui parlaient ainsi, Brafort avait reconnu Jacques.

Toujours lui, dans tout désordre ! Allaient-ils donc se trouver l’un en face de l’autre, dans la mêlée ? D’un geste, Brafort attira son frère à quelques pas :

— Malheureux ! où vas-tu ? Quelle rage te possède ? Que t’a fait la France ? Que t’a fait le roi ?

Jacques haussa les épaules, croisa les bras et un grand rire se répandit de ses lèvres sur toute sa figure, en l’illuminant à la manière sinistre d’un coup de soleil sur un ciel d’orage.

— Et toi, que l’a fait le bon sens pour que tu te sois voué à la cause de nos exploiteurs, pour nier la misère du peuple qui te crève les yeux ? Que fais-tu de toi-même pour te laisser ainsi confisquer par d’autres de ton plein gré ? Ton roi, je ne l’attaque pas, je me défends. Je me défends contre lui, bandit qui me vole chaque jour mon argent, ma volonté, mon intelligence et mon honneur. Tout ce qu’il a de plus que sa part, ce roi qui tient tant de place, il me le prend. Il a vingt-cinq millions, et je n’ai pas toujours vingt-cinq sous. Il a cent bibliothèques, et nous n’avons pas un livre. Si je veux marcher, le voilà qui dit : On ne passe pas ! Si je veux parler, il ose dire à ma pensée : Tu n’iras pas plus loin ! Si je veux aimer, il m’ôte le bonheur de ceux que j’aime ; non-seulement, grâce à lui, ma femme et mon fils partagent ma misère, mais, si je veux au dehors me réchauffer à quelque rayon d’espoir, de liberté, de haute envie, il est là qui souffle dessus et l’éteint. Non, non, cela dure depuis trop longtemps ! Il faut que cela finisse, par moi ou par lui. Laisse-moi, ou cherche à gagner les récompenses de ton maître, en égorgeant aujourd’hui quelqu’un de tes frères, un autre ou moi, peu importe.

— Jacques, tu es fou ! s’écria Brafort.

— Parce que je suis arrivé à voir les choses autrement qu’avec l’œil de l’habitude et que votre aveuglement me fait pitié. Mais voyons qu’est-elle donc cette idole humaine à qui vous sacrifiiez la sainte république, la chose de tous ? Ne vois-tu pas qu’il n’est, cet oisif, que le premier mendiant du royaume ? Qui fait sa richesse ? Vos aumônes. Qui fait sa puissance ? Votre abdication. Et c’est pourtant sur ce neutre que vous comptez, imbéciles, pour vous sauver. Vous sauver ! de quoi ? Quel danger social peut-il exister autre que celui d’être privé de sa liberté, de ses biens, de son honneur ? Et vous lui donnez tout cela ! C’est vous qui êtes fous ! De peur d’être égorgés, vous ouvrez au loup ! Par crainte de je ne sais quels périls imaginaires, vous vous jetez dans l’abîme ! Pour n’être pas mouillés, vous allez dans l’eau ! Croyez-vous donc l’investir, cet homme, de toute l’intelligence et de toute la volonté que vous déposez à ses pieds ? Hélas ! elles y restent. Les lobes de son cerveau n’en contiennent pas un atome de plus de matière grise. Vous vous êtes amoindris sans l’augmenter. L’unité que vous poursuivez, la force que vous rêvez consiste à réduire la capacité d’une nation à la capacité d’un seul homme, et, tout le reste, des millions décapités ! Ah ! jamais aucun instrument de mort, ni l’épée des Césars, ni les bûchers de l’Église, ni la peste et l’inondation, ni rien de tout ce qui désola l’humanité, ne saurait se comparer à la monarchie, ce fléau exterminateur des âmes, qui réduit le genre humain tout entier à quelques cerveaux sans équilibre. Ahuri par cette véhémente apostrophe et presque aveuglé par les éclairs qui partaient des yeux de Jacques, Brafort cherchait une réponse, quand, du côté du pont d’Austerlitz, des coups de fusil retentirent. Jacques bondit vers ses camarades :

— Voici l’heure ! cria-t-il d’une voix de clairon. Vive la République !

Et tous ensemble, repoussant avec une impétuosité irrésistible les gardes municipaux, s’élancèrent dans la direction de l’émeute, aux cris frénétiques de Vive la République ! Deux ou trois gardes municipaux tirèrent après eux des coups de fusil mal dirigés. La plupart, après cette apparition, restèrent sombres et pensifs.

Ce n’était pas Brafort qui l’était le moins. Les paroles de son frère et l’enthousiasme qui le transfigurait l’avaient malgré lui vivement ému, au point qu’il se sentait assailli de doutes étranges, et ne voyait plus son devoir si clairement qu’il l’avait fait jusque-là. Un instant, les hiérarchies sociales, si bien rangées dans sa tête, s’enchevêtrèrent et, quittant leur ordre habituel, lui parurent pouvoir se fondre sous une loi commune, dans une heureuse harmonie, et il se demanda si vraiment, en effet, le roi… Mais un regard jeté sur ses buffleteries et celles de ses compagnons, le ramena bien vite au sentiment des sages réalités. Il se redressa, mit la main sur la poignée de son sabre, et ressaisit l’air crâne et convaincu de tout bon militaire pénétré de sa consigne. Cependant un malaise, une inquiétude lui resta jusqu’au moment où le lieutenant passa devant eux.

— Allons, mes enfants, leur dit ce brave officier, il paraît que ces brigands de républicains veulent encore essayer de tout mettre sans dessus dessous. Mais nous apprendrons à ces furieux quel cas fait la France de leurs misérables utopies.

Des utopies ! c’étaient des utopies ! Brafort l’avait presque deviné. Et maintenant qu’il avait le mot de la chose, il respirait plus à l’aise, il était content. Des utopies ! Parbleu ! n’est-il pas odieux, en effet, de mettre tout sans dessus dessous pour des utopies ? Brafort, de ce moment repris son assiette ; il retroussa ses moustaches, et, jugeant, d’après l’usage, que le meilleur moyen de confondre les utopies était de sabrer les utopistes, il se sentit saisi de cette colère sacrée qui fait les héros.

Elle fut à son comble, quand on apprit dans les rangs qu’un homme vêtu de noir[1], à figure sinistre, avait arboré le drapeau rouge, surmonté d’un bonnet phrygien.

— À bas 93 ! cria. Nous ne voulons pas de la guillotine ! À bas la République ! Vive le roi !

Cette première évocation du spectre rouge, l’intervention, on le voit, ne date pas de 1852, mais de vingt ans plus tôt, il n’y a rien de nouveau sous le soleil des monarchies, eut, dit-on, sur le sort de cette journée une grande influence. La conscience des peuples est encore faite d’habitudes, et vingt siècles d’orgies impériales et monarchiques, vingt siècles d’exactions, de pillages, d’empoisonnements, de massacres, de débauches, de roue, de gibet, d’écartèlements, d’échafauds, se trouvent plus légers dans la balance que trois ans de représailles révolutionnaires. On juge le droit sur sa propre mesure, bien. Mais encore faut-il reconnaître que nous sommes forcément de notre temps, même quand nous protestons contre lui : la jeune révolution avait été si mal élevée par sa marâtre, la monarchie ! Et puis, quatre-vingts ans d’expiation, n’est-ce point assez ?

Ce n’est rien toutefois pour qui décrète l’éternité des supplices. Aussi l’exploitation de la légende révolutionnaire durera-t-elle tant que l’éducation publique n’échappera aux mains du clergé que pour tomber dans celle de la royauté. Brafort, comme tous ses contemporains, l’avait entendu raconter par sa mère avec des soupirs et des signes de croix. Il avait vu son père, ancien terroriste, courbant la tête sous les souvenirs de son passé, se rendre à la messe dévotement ; et dans tous les livres d’histoire mis entre ses mains à l’école et au collége, n’avait-il pas vu que les hommes de cette époque avaient pour habitude journalière de se baigner dans le sang ? Marat ne lui avait-il pas été présenté sous forme de bête apocalyptique ? Robespierre, avec la queue et les griffes de Satan, et de tous les autres sans-culottes, aux bras nus et rouges par état, les avait-il jamais vus faire autre chose que brandir des sabres et vociférer ? Tout cela mêlé à l’apothéose du vertueux Louis XVI et du martyre des prêtres fidèles. Car c’étaient l’Empire et l’Église qui s’étaient chargés d’élever les fils des républicains. Voilà pourquoi, dans sa conscience d’honnête homme, Brafort ne voulait pas de la République et pourquoi ce jour-là, 5 juin 1832, les fils des vainqueurs de la Bastille juraient de se faire tuer pour la royauté. Tandis que, d’autre part, des hommes humains, généreux, assumant bravement la responsabilité d’une tradition qu’ils n’eussent à aucun prix continuée, ne voyaient autre chose à faire qu’à tirer au sort des balles les destinées de leur foi.

La fusillade augmentait et à chaque instant éclatait sur des points nouveaux ; Paris s’embrasait. L’oreille tendue, le cœur serré, Brafort et ses compagnons en étaient arrivés à ce degré d’inquiétude où l’on brûle d’affronter le danger pour ne plus l’attendre, quand ils virent s’avancer vers eux une troupe nombreuse et confuse entourant le catafalque arraché aux soldats de l’escorte, et conduisant au Panthéon. Au milieu de ces cris, de ce tumulte, de ces chants guerriers, de ces espoirs, de ces haines, de tant de passion, de tels flots de vie, cette chose de mort, ainsi disputée et ballottée, gardait son silence énigmatique et sa morne passivité. Lamarque, dans un tel jour, ne saisissait point son épée, il ne faisait plus entendre ces éloquentes, ces vibrantes paroles qui coulaient de ses lèvres aux grands jours, il se taisait ; au fond de son catafalque que pénétraient des cris révolutionnaires et le chant de la Marseillaise, rien ne s’agitait ; rien n’est donc capable de ressusciter les morts.

Les deux troupes s’attaquèrent avec fureur. En dépit de leur courage, les gardes municipaux furent contraints de reculer, et ils auraient dû céder le passage, sans deux escadrons de cuirassiers qui arrivèrent au galop, chargèrent la foule, la dispersèrent, et restèrent maîtres du convoi. Mais l’émeute éclatait avec un ensemble qui dès l’abord présagea une révolution. Une partie de la garde nationale en était, et aussi, disait-on, le général Lafayette, qu’on portait en triomphe, et de l’École polytechnique, ceux du moins qui avaient pu forcer la porte franchir les murs, On désarmait les postes, on construisait des barricades, on attaquait les casernes, on s’emparait d’une poudrière et d’une fabrique de fusils ; enfin la troupe, vivement abjurée de se joindre aux insurgés, hésitait.

Le soir, les deux tiers de Paris étaient au pouvoir de l’insurrection et la terreur régnait aux Tuileries. Mais, d’une part, un grand nombre de gens du peuple, se rappelant les souffrances qu’avait entraînées pour eux le mouvement de 1830, et ne pouvant se rappeler aucun avantage qu’ils en eussent reçu, restaient neutres ; tandis que les chefs parlementaires, dont la décision eût entraîné celle des troupes et d’une partie considérable de la bourgeoisie, spéculant sur les probabilités, au lieu de consulter leur conscience, hésitaient et tremblaient de se prononcer contre le futur vainqueur. L’instant de la décision passa. Des environs de Paris, de nouvelles troupes et des gardes nationales affluèrent ; les peureux se rallièrent, et dès lors tout ce qui était indécis, lâche ou neutre ; se trouva par le fait contre la Révolution, pour le pouvoir. Les courages fléchirent.

Quant à Jacques, sans se livrer à d’autres calculs, puisqu’on se battait pour la République, il se battait, sûr, ainsi qu’il l’avait dit à son frère en 1830, de réafficher, du moins en lettres de sang, l’Évangile nouveau, trahi des rois, incompris des peuples. Il était de ceux qui se fortifiaient au cloître Saint-Merri, mais déjà la partie était perdue ; les héroïques seuls la soutinrent, et le combat désormais inégal mais acharné, se prolongea dans la nuit.

Le lendemain, comme la ville au matin s’éveillait de ce cauchemar, madame Brafort entendit frapper à sa porte ; elle croyait ouvrir à son mari, mais c’était Noelly, qui tenait son fils dans ses bras.

La jeune femme était d’une pâleur livide ; mais dans son regard brûlait une flamme qui semblait l’expression d’une force indomptable.

— Ma sœur, dit-elle en entrant, voulez-vous me garder Jean aujourd’hui ? Je n’ose emporter cet enfant avec moi, au milieu des balles, et ne puis le laisser seul.

— Des balles ! répéta Eugénie avec terreur. Est-ce qu’on se bat près d’ici ?

— Non, pas ici, bien loin, là-bas, rue Saint-Martin. Voulez-vous me garder Jean ?

Sans doute. Mettez-le sur mon lit, car il dort encore, ce pauvre petit. Et pourquoi l’avez-vous levé si matin ? Où allez-vous ?

— Je vais trouver Jacques.

— Vous savez où il est ?

— Oui, rue Saint-Martin.

— Est-ce qu’il se bat ? grand Dieu ! Ah ! que les hommes sont fous ! Je vous plains, ma chère. Mais comment pouvez-vous aller où on bat ? C’est très-imprudent ; songez donc une balle pourrait vous atteindre et…

— Oh ! je n’ai pas peur, dit doucement Noelly. Ne vous inquiétez pas ; Jacques y est, je vous l’ai dit. Je vais le chercher, et je tâcherai… de revenir avec lui.

Elle avait posé sur le lit son fils endormi et l’enveloppait d’un regard profond, avide, comme pour l’emporter dans son âme. Elle se pencha sur lui, l’embrassa convulsivement, et sortit si vite, qu’Eugénie, désirant de nouvelles explications et voulant essayer de la retenir, courut inutilement sur le palier, et ne put en se penchant sur la rampe, qu’apercevoir un pan flottant de sa robe, tout en bas, dans le corridor.

Eugénie rentra chez elle très-déconcertée. Elle trouvait sa belle-sœur toujours extraordinaire et vraiment trop prompte. Y pensait-elle de s’aller fourrer en pareille bagarre ? brrr !… quand on était si heureux de se trouver à l’abri dans sa maison ! Certes, elle était elle-même, Eugénie, inquiète de son mari, mais ce n’était pas une raison… Ce serait bien triste s’il venait à leur manquer. Seule, avec sa petite fille, que deviendrait-elle ?… Heureusement Maximilie avait un protecteur… Pensée bien douce !… Mais qu’allait-elle faire, grand Dieu ! de ce petit garçon, et on le lui laissait tout le jour, car elle avait déjà bien assez de peine ?… Et s’il arrivait malheur aux parents ! C’est cela !… grand Dieu ! quelle affaires !

Pendant ce monologue de madame Brafort, Noelly filait sur les trottoirs à la manière d’une flèche qui saurait son chemin. De là, des Ursulines au pont Saint-Michel, les rues qu’elle traversa avaient à peu de choses près, leur physionomie accoutumée. Sauf quelques gardes nationaux fatigués et blêmes, qui rentraient chez eux ; sauf de mornes figures qui glissaient le long des murs, portant sur leurs visages les signes de la douleur et de la défaite, sauf quelque traînée de sang sur le pavé, le son lointain du tocsin et, dans le regard des plus indifférents, une vague inquiétude ; sauf ces témoignages épars et peu accusés, les gens s’occupaient, comme à l’ordinaire, de la satisfaction de leurs besoins journaliers et se hâtaient de reprendre leurs affaires interrompues. L’homme jusqu’ici vit surtout de pain.

Mais, sur le bord de la Seine, à mesure qu’avançait Noelly, les traces du combat devenaient plus flagrantes ou plutôt la lutte durait encore. Non loin de la Grève, Noelly rencontra une troupe de gardes nationaux et de soldats qui accablaient de coups et d’insultes de malheureux prisonniers. Il semblait que tout sentiment de crainte personnelle eût abandonné la jeune femme ; elle osa se mêler à ces lâches vainqueurs pour envisager les prisonniers, mais bientôt, se dégageant, poursuivie d’insultes qu’elle n’entendit pas elle reprit du même pas son chemin.

Elle arriva ainsi, en tournant les points occupés par les troupes, dans la rue Aubry-le-Boucher, qu’elle descendit jusqu’au bout, évitant çà et là des flaques de sang où son pied se fût trempé. À l’entrée de la rue Saint-Martin, elle s’arrêta et se mit à regarder avec angoisse le spectacle saisissant et inusité qui s’offrait à elle.

À droite et à gauche, deux hauts remparts, solidement construits de meubles, de voitures et de pavés fermaient la rue ; derrière chacun d’eux, on voyait à différentes hauteurs, des hommes armés, les uns assis dans des attitudes diverses, d’autres sur le qui-vive, l’oreille au guet, l’œil ardent, l’arme prête à faire feu, et qui observaient cette arrivante inconnue avec un mélange de défiance, de surprise et de curiosité. Aux fenêtres d’une maison, numéro 50, qui fait face à la rue Aubry-le-Boucher, se montraient des combattants au visage noirci ; puis à droite, la rue Saint-Merri s’allongeait silencieuse, les maisons fermées, le pavé désert. Quelques bruits sourds passaient dans un silence épais et sinistre. La vieille église, étrange témoin, dominait le tableau de sa masse noire et mélancolique, au-dessus de laquelle des nuages blancs passaient lentement sur le ciel bleu, tout lumineux de soleil levant.

Une minute s’écoula, pendant laquelle Noelly chercha du regard parmi ces hommes, Jacques, dont elle avait un message et qu’elle savait trouver là. Un des insurgés s’approchait d’elle pour lui demander le motif de sa présence, quand, à une exclamation partie d’une des fenêtres, elle répondit par un cri. Jacques, un moment après, la serrait dans ses bras.

C’est sa femme ou sa maîtresse, dit un des insurgés.

Et ils s’éloignèrent.

C’était son amante, et Jacques, suffoqué de joie, ne pouvait parler ; car il croyait ne plus la revoir. Après un long embrassement, il releva la tête, et tout pâle, sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’an son rauque, il repoussa Noelly du côté de la rue Aubry-le-Boucher. Elle résista, ils se regardèrent, et alors ce fut elle qui le conduisit, à pas lents, résistant encore, mais vaincu, vers la maison d’où ils venaient de sortir. Au bas de l’escalier toutefois, par un violent effort, Jacques retrouva la parole et son énergie :

— Non ! non ! s’écria-t-il ; non ! c’est assez de moi seul. Va rejoindre notre enfant.

— Ce n’est pas en moi que sera sa vie, dit-elle en secouant la tête doucement, tandis que moi, tu le sais, la mienne est en toi.

— Hélas ! Noelly, tu veux donc mourir ? L’espoir s’écoule avec les heures. Au lieu de se soulever, Paris s’apaise ; nous restons seuls.

— Eh bien ! dit la jeune femme, qui posa le pied sur la première marche.

— Noelly ! et Jean ?…

— Ne me brise pas ! Si tu meurs, que puis-je pour lui ? J’ai écrit à Charles… Non, Jacques, ne pense pas que maintenant je puisse te quitter. Seulement pourquoi, si vous n’espérez plus vaincre, si le peuple vous abandonne, pourquoi restez-vous ici ? Viens, nous pourrons peut-être échapper… S’ils te prennent, eh bien ! ce sera la prison, sans doute… pour nous deux. Viens !…

— Je ne suis pas seul ici, dit-il gravement, et je n’agirai pas seul ; d’ailleurs

Une décharge lui coupa la parole. Il monta précipitamment, suivi de Noelly, et trouva ses compagnons occupés à riposter à l’attaque d’un bataillon venu du bas de la rue. Dans la chambre où ils étaient entrés, se trouvaient seulement une dizaine d’hommes qui n’étaient pas tous armés ; ceux-ci chargeait les armes ou préparaient des moellons pour jeter par les fenêtres, au cas où l’ennemi franchirait le premier rempart. Au milieu d’eux il vit un enfant de douze ans, ont la tête était entourée de linges sanglants. Blessé depuis la veille, on n’avait pu le décider à se retirer[2].

Après une fusillade très-vive de la part des troupes, mesurée du côté des assiégés, qui, pour épargner leurs munitions, ne tiraient qu’à coup sûr, les soldats montèrent à l’assaut de la barricade et la franchirent en la jonchant de morts. Déjà les combattants de la rue s’étaient retranchés dans les maisons d’où leur feu continuait de cribler les assaillants et d’où pleuvaient par les fenêtres des pavés qui renversaient et écrasaient les soldats. Ne pouvant se maintenir dans ce dangereux espace, la troupe ne fit que passer, franchit l’autre barricade et disparut.

Alors les insurgés reprirent possession de la rue, relevèrent les blessés, soldats ou républicains, et les transportèrent au rez-de-chaussée de la maison du numéro 50, où ils avaient établi leur ambulance. Là, joignant ses soins à ceux de Noelly, se trouvait une autre femme quel l’amour aussi avait attirée dans ce lieu terrible. Plus loin, dans une maison voisine, la femme d’un armurier dont les insurgés avaient enlevé le magasin, mue par let seul élan de l’humanité, consacrait également ses soins aux blessés.

Les heures de la journée s’écoulèrent dans ces alternatives de chaudes attaques et de lugubres repos. Les uns morts, les autres hors de combat, le nombre de ces héros diminuait sans cesse. Les munitions aussi devenaient rares ; le papier manquant, ils firent des bourres de leurs chemises déchirées, et, demi-nus, affamées, sanglants, tous attendaient la mort sans vouloir se rendre.

Ils avaient tenu conseil. Il était devenu évident que partout ailleurs l’insurrection était étouffée, que le peuple les abandonnait, que la partie enfin était perdue. Il ne s’agissait donc plus que de se livrer ou de mourir. Mais quelle humanité, quels égards pouvaient-ils attendre d’un pouvoir égoïste et sans foi, qui avait à se venger sur eux de sa peur ? Affirmer hautement leur foi par un dévouement suprême, n’était-ce pas grand ? Et n’était-ce pas mille fois préférable aux outrages des geôliers et du bourreau ? Tous, d’un élan, acclamèrent leur mort dans le cri de : « Vive la République ! » puis ils reprirent tranquillement leurs armes, souriants, allègres, ne laissant percer sur leur visage aucune émotion nouvelle, si ce n’est dans l’œil, parfois une vague rêverie de l’inconnu. Ceux qui étaient pères, seuls, et cette jeune mère, qui se trouvait là, souffraient dans les liens vivants qui les attachaient à ce monde. Une fois encore, Jacques adjura sa femme de partir. Elle fut quelque temps sans répondre, pâle et torturée ; puis elle dit :

— Je resterai !

Il n’insista plus. D’ailleurs la retraite avait mille périls, si grands qu’elle y eût succombé sans doute. Des troupes furieuses, soldats, gardes municipaux et gardes nationationaux, cernaient de toutes parts ce dernier asile de révolte. Ne pouvant le réduire avec des hommes, on recourut au canon ; la barricade nord fut éboulée et dispersée. De la rue Aubry-le-Boucher, une autre pièce de canon braquée foudroya la maison d’en face, dont les insurgés avaient fait leur quartier général ; en même temps, de tous les côtés à la fois, des bataillons s’avançaient contre cette poignée de héros.

Ce fut alors que le brave Jeanne et quelques autres percèrent, par une sortie audacieuse, les rangs des soldats et s’échappèrent, mais pour être saisis plus tard ; tandis que le reste des insurgés, réfugiés dans la maison, numéro 50, se préparaient à s’y défendre en désespérés. Dès lors, plus que jamais, ce fut un combat acharné, où l’exaltation de la lutte mêla aux inspirations de l’héroïsme les rages de la défaite. Portes, escaliers, corridors, tout fut disputé, conquis pas à pas. Noelly n’avait pas quitté son mari. Debout, derrière lui, pâle, mais impassible, elle chargeait un fusil, tandis qu’il déchargeait l’autre ; car maintenant, vu le petit nombre de combattants, les armes ne manquaient plus.

La lutte arrivait à son terme ; le terrain se resserrait sous les pas des républicains. Le rez-de-chaussée, le premier étage, étaient au pouvoir des assaillants ; l’escalier du second est conquis marche à marche. Dans une chambre située au bout d’un long corridor, et dont ils avaient fortifié la porte par un rempart de pavés, Jacques et deux ou trois autres avec Noelly tenaient encore. Bientôt les coups de feu des assaillants pratiquèrent dans cette porte des jours nombreux. Ce devinrent alors pour les insurgés des sortes de meurtrières par où leurs coups, presqu’à bout portant, jonchèrent de cadavres l’étroit corridor ; longtemps ainsi, trois ou quatre hommes, une femme et quelques mourants tinrent en échec une troupe entière. Cette lutte héroïque et folle, soutenue contre toute espérance, une tension de forces aussi prolongée, presque surhumaine, tout cela en vint à une sorte d’ivresse, de délire. Un de ceux qui gisaient dans cette chambre, au milieu d’une mare de sang, ouvrant les yeux et voyant ces ouvertures béantes de la porte, se souleva, ramassa le pistolet tombé près de lui, en vérifia l’amorce, et se traînant sur le ventre avec une expression de fureur que seule animait sa figure livide et cadavéreuse, alla décharger son coup sur les assaillants, puis expira. Noelly vit cela et frémit. Les vapeurs de sang qui couvraient ses yeux se dissipèrent, et elle s’arrêta de charger.

— Hé bien ? dit Jacques, tendant la main,

— Jacques ! dit-elle.

Il la regarda et fut effrayé de l’expression de son visage.

Elle reprit :

— Nous avons affirmé le droit ; nous avons fourni aux hommes un exemple de plus du dévouement à l’idée ; mais à présent, Jacques, nous ne faisons plus que tuer. Arrêtons-nous.

— Jamais ! s’écria-t-il en chargeant lui-même son fusil, tandis que les autres tiraient sans relâche.

— Oh ! Jacques, dit-elle, je suis sûre que je vois bien. Notre héroïsme devient de la fureur, nous mourons pour l’humanité et nous nous plaisons à tuer des hommes !… À présent, notre tâche est accomplie ; nous n’avons plus qu’à mourir. Et moi, je veux mourir en ayant au cœur l’amour de l’humanité ! Je veux mourir en t’aimant, ô mon Jacques ! Encore une minute, encore un regard de cet amour qui a fait ma vie ! Oh ! Jacques, je suis heureuse de ne pas vivre sans toi !

Jacques avait jeté son fusil ; il entoura Noelly de ses bras leurs regards se pénétrèrent, et leurs visages resplendirent d’un sublime éclat. La porte cédait.

— Jacques, dit-elle, en ce moment je revois les grands hêtres sous lesquels nous nous sommes aimés. Que c’était beau ! Que c’est bon de mourir ensemble ! Enveloppe-la moi bien de tes bras, et que le souffle de nos âmes aille vers notre enfant !

Un flot d’hommes teints de sang, ivres de fureur, fit irruption dans la chambre. Jacques et Noelly, renversés, furent criblés de coups, et vingt baïonnettes s’acharnèrent sur leurs cadavres. Du rez-de-chaussée jusqu’aux combles de l’héroïque maison, le carnage régna, et le soir on célébra aux Tuileries le triomphe de l’ordre.

  1. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.
  2. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.