Le Siècle (série 45p. 271-281).
Chapitre 2  ►

DEUXIÈME PARTIE.




I

REVUE RÉTROSPECTIVE.

Au sortir de la ville manufacturière de R…, sur la route départementale qui conduit à Lille, on rencontre une maison de campagne d’un style douteux, genre Louis XV ; les fenêtres sont surchargées de sculptures et d’ornements, les toits pointus sont bleus d’ardoises ; deux maigres pavillons flanquent un corps de logis étroit. Au-dessus de la porte principale se voit ou du moins se voyait alors, c’est-à-dire vers la fin de l’été de 1847, un large écusson portant, en guise de blason, le chiffre J.-B. B. entouré de cette devise : Fortunarum artifex mearum. En regardant par la grille en fer, ornée de fleurons dorés, qui ouvrait sur la cour sablée, les yeux étaient frappés tout d’abord par des stores d’un vert criard qui remplissaient les fenêtres d’oiseaux exotiques et de fantastiques feuillages ; puis au delà des caisses d’orangers, de lauriers, de grenadiers, de cactus, qui entouraient la maison, et, derrière un premier plant de massifs, on apercevait une tour à créneaux, toute neuve et symétriquement ébréchée. Enfin, en suivant la route, le long de la grille qui domine le mur d’appui, on pouvait reconnaître successivement, à différentes profondeurs dans les massifs, toutes les splendeurs du parc tantôt une pagode chinoise, près d’un châlet ; tantôt un pont rocailleux ; là-bas un lac trois fois aussi long que le bateau fixé sur les bords et habité par des cygnes. On voyait passer des paons, un chevreuil ; on entrevoyait volières, grottes, fontaines, cascades, statues, tout ce que peut renfermer Hyde-Park, et peut-être quelque chose de plus, condensé dans une étendue de cinq hectares à peu près.

À cinq heures sonnantes, un groom, qui se tient près de la grille, se hâte de l’ouvrir, en entendant un bruit de roues, et un léger tilbury, attelé d’un joli cheval, entre aussitôt, court sur le sable en traçant une double courbe, et s’arrête devant le perron. De ce tilbury descend un homme d’un comfortable embonpoint, dont la boutonnière est ornée de la rosette rouge, et que ces quinze ans écoulés n’ont pas changé au point qu’on ne puisse encore le reconnaître. C’est Brafort lui-même, notre ami Brafort, plus cossu, plus ample, et avec des airs de propriétaire si pleins, si carrés, si convaincus, qu’il n’y a pas à en douter, c’est bien lui qui est le possesseur de cette maison, le maître de ce serviteur bien appris, qui tient, casquette en main, la bride du cheval, et le père de cette jeune fille qui paraît souriante sur le perron.

— À la bonne heure ! petit père ne se fait pas attendre aujourd’hui.

— Est-ce que je me fais jamais attendre, moi ? riposte Brafort en embrassant la jeune fille. Heure militaire toujours ! Ce n’est pas comme toi, quand tu es à ta toilette, Maximilie.

— Oh ! voilà que mon père m’aborde avec des reproches.

— Des reproches ? non, ma fille. N’est-ce pas l’état des femmes de plaire et de se faire belle ? Je ne t’engage qu’à une chose, c’est de continuer. De quoi te plains-tu ?

Passant le bras autour de la jeune fille, il l’entraîne dans la maison : — elle, caressante et folâtre, lui, paterne et souriant, jusqu’à un petit salon où se trouve enfoncée, dans une ganache moelleuse, madame Brafort. Celle-ci, qui, sous les influences combinées de l’âge, de l’aisance, de l’oisiveté, a fort engraissé, conserve encore l’éclat de teint et, sauf un peu de lourdeur, toute la beauté qu’on peut avoir à trente-six ans. Toutefois cette fraîcheur aimable et cet embonpoint rassurant ne semblent point avoir dissipé la mélancolie aigre-douce qui autrefois, dans la rue Saint-Dominique et la rue des Ursulines, était le trait le plus accusé de la personnalité de madame Brafort ; elle a des airs langoureux, pleins d’arrière-pensées. À l’arrivée de son mari, qui semble l’arracher à une profonde rêverie, elle se soulève lentement et mime un sourire convenu, plein d’indifférence. Brafort, au contraire, semble plein de rondeur, de bonhomie. Il adore sa fille : il a même pour sa femme quelques mots de taquinerie, mais qui ne parviennent pas à tirer celle-ci d’une sorte de torpeur maussade où elle semble se complaire. Évidemment c’est un homme assez content de la vie que Brafort. Je le crois bien. Tout reluit autour de lui d’or et d’élégance meubles, tentures et tableaux ; les glaces qui encombrent le petit salon lui renvoient jusqu’à cinq fois et l’épanouissement de sa propre face, de son ventre et de son thorax, et l’opulente beauté de madame Brafort, dont le corsage de soie mordoré, bordé de dentelles, encadre une gorge éblouissante, et la forme gracieuse et pure de Maximilie, ses dix-sept ans vêtus de mousseline rose, ses cheveux dorés aux boucles charmantes, son sourire, où se fondent la grâce, l’innocence, et cette joie naïve d’être au monde qu’ont les enfants. De plus, à cette heure où s’achève la préparation du diner, des parfums délicieux remplissent le corridor, et, trouvant ouverte la porte du petit salon, viennent chatouiller le goût par l’odorat. Sous les fenêtres, s’épanouissent des corbeilles de fleurs, et l’œil se perd dans la profondeur des massifs.

— Où sont Johann et Georges ? demande Brafort.

— Au jardin, répond Maximilie.

Bien simple phrase, qu’elle semble pourtant ne pas prononcer sans émotion, car elle baisse légèrement ses paupières et le timbre de sa voix s’altère un peu. Entre un domestique en habit noir et en cravate blanche.

— Madame est servie !

Brafort se lève et offre le bras à sa femme. Quoi ! vraiment, tant de luxe et de cérémonie chez nos vieux amis Brafort ? L’ancien garde municipal et sa femme ne vont-ils pas rire en se regardant ? Ils n’ont garde ! Ces choses-là, qui pour d’autres sont par habitude à la fois nécessaires et indifférentes, leur sont à eux plus précieuses que nécessaires ; ils y attachent une grande importance et y prennent un plaisir de tous les jours. Et tenez, Brafort a déjà mis à la porte deux braves garçons, trop champêtres, qui ne pouvaient s’habituer ni à se tenir la tête nue en sa présence, ni à lui parler comme s’il s’agissait d’un autre : « Monsieur veut-il ? — Je me permets d’observer à monsieur… » Dame ! c’est la consigne du grand monde, et Brafort en est toujours pour la consigne. Il est vrai de dire que celle-là lui est un peu moins connue que l’autre, qu’il s’applique à l’apprendre avec moins de succès que d’ardeur, et que parfois on sourit secrètement autour de lui, aux diners de la préfecture ou chez la mairesse de R… Mais cela n’empêche pas qu’il ne soit des notables du département, qu’il ne dispose de toute la prépondérance que possèdent seuls, depuis la déchéance des boyards russes et celle des planteurs du Sud, les fabricants et chefs d’industrie de tous pays, qu’il ne soit revêtu de toute l’importance que possèdent, en dépit d’eux-mêmes, ceux qui tiennent entre leurs mains la vie, la volonté, l’état de plusieurs centaines de leurs semblables, et se trouvent, par cette influence ainsi que par leur richesse, un sujet de plaisir ou d’intérêt pour d’autres. Brafort possédait une des fabriques les plus importantes de R… C’est de là que viennent sa fortune, son surcroît d’importance et son bonheur.

Comme ils arrivaient dans le corridor, suivis de Maximilie, deux jeunes gens qui rentraient par la porte du jardin se pressèrent à leur rencontre, et l’un d’eux offrit son bras à mademoiselle Brafort. Les joues de la jeune fille prirent à ce moment une nuance de rose un peu plus vif, une de ces nuances si fugitives que les pères ne les voient jamais.

— Cousine, je suis volé, dit l’autre jeune homme d’un ton de belle humeur.

Brafort se retourna en clignant de l’œil et vit Maximilie lancer à son cousin, avec un sourire malin, un geste si provoquant que le jeune homme put saisir au vol la main mutine, dont il baisa le bout des doigts. Sur cela, Brafort eut un pincement des lèvres et prit l’air méditatif.

La table était servie avec un grand luxe de vaisselle, d’argenterie, de cristaux, et une abondance assez délicate. Brafort, envers de son maître d’hôtel, était superbe ; il représentait. Entre ces cinq personnes la conversation était inégale, comme le serait une partie de paume entre joueurs de différente force et de différente agilité. Vigoureusement lancée par les deux jeunes gens, elle rebondissait aux mains de Maximilie et, mollement reçue par sa mère, passait à Brafort, qui l’abattait d’un seul coup. Heureusement la verve de la jeunesse est inépuisable, et bientôt un regard, une saillie, le plus léger incident, relevaient l’entretien et souvent provoquaient le rire.

Ce n’est pas que les deux jeunes gens déjà nommés, Johann et Georges, eussent rien de frivole ; peut-être étaient-ils au contraire, à l’occasion, d’autant plus gais et plus jeunes qu’ils étaient plus sérieux d’esprit et de caractère. Ils étaient du même âge, à peu près de même taille, c’est-à-dire de beaux grands garçons de vingt-deux ans. Là s’arrêtait cependant la ressemblance. Georges avait des traits énergiques et passionnés, le regard vif, la parole vibrante, et semblait tirer d’une source inépuisable de foi, de jeunesse et de vigueur, des jugements appuyés par une instruction solide. Le visage de Johann, plus fin, plus régulier, plus doux que celui de son ami, avait une expression pensive et réfléchie, qui devait, sans beaucoup d’efforts, dégénérer en tristesse ; mais cette disposition, il semblait la secouer volontiers. Pour ceux qui avaient connu le père et la mère de ce jeune homme, il les rappelait, chose assez étonnante, presque également tous les deux, suivant les diverses expressions de son visage, comme s’ils s’étaient fondus en lui, sans cesser de rester distincts. C’est celui-ci qui appelait Maximilie ma cousine, car Johann n’était autre que Jean, le fils de Jacques et de Noelly.

Le soir du 6 juin 1832, Brafort faisait partie du poste de garde municipale qui donna dans l’attaque de la barricade Saint-Merri, il fut de ceux qui forcèrent la maison où s’étaient retranchés les insurgés et qui, exaspérés par l’âpreté du combat, les massacrèrent. Le hasard le porta sur un autre point que celui où combattait Jacques ; il n’entra que plus tard dans cette chambre funèbre, reconnut son frère et sa belle-sœur, et fut subitement dégrisé de sa fureur par une douleur profonde. Quand aucun préjugé n’y faisait obstacle, Brafort avait du cœur. Oubliant jusqu’à la crainte de se compromettre, il releva ces corps inanimés, se chargea du convoi, réunit leur tombe à celle de sa mère, et répondit aux récriminations d’Eugénie sur la charge nouvelle que leur imposait le petit Jean en déclarant qu’il n’abandonnerait point le fils de son frère.

Ce fut le premier élan. Vinrent ensuite les réflexions, et nous devons ajouter que les observations d’Eugénie bientôt après furent mieux comprises, et que Brafort essaya de se débarrasser de son neveu, ou du moins de se faire indemniser de ses soins, en écrivant au père de Noelly ; mais l’entêté bonhomme n’avait pas même répondu, et le petit ménage du maréchal des logis avait dû continuer, bon gré, mal gré, mais plutôt mal gré, à nourrir une bouche de plus.

Cependant, ce malheur même leur valut un avantage qui fut en même temps pour Brafort une joie immense : il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur pour sa belle conduite dans l’affaire de Saint-Merri. S’était-il conduit mieux qu’un autre ? Maxime reçut à bon droit les remercîments d’Eugénie. Elle eût pourtant préféré de l’avancement, c’est-à-dire plus que la modeste pension de légionnaire. Aux yeux de Brafort, au contraire, la fortune même eût à peine valu cette distinction, qu’il avait rêvée sans l’espérer, et qui le grandissait à ses propres yeux. Elle devint pour lui désormais une source constante de joie et de fierté. Il était né pour elle. Ses émotions d’enfant au sujet de la croix de mérite, lorsqu’il traversait jadis le village de Laforgue, en l’étalant sur sa poitrine gonflée d’orgueil, étaient comme un présage de cette prédestination. Et maintenant encore lorsqu’il sortit pour la première fois dans la rue avec sa croix, il eut peine à cacher l’excès de son émotion, et à garder ce calme modeste, et ces regards contenus qui siéent à un homme orné d’un enseigne, celle du mérite même.

À l’époque où il perdit ses parents, Jean avait huit ans. On ne le vit point pleurer, — peut-être se cachait-il pour cela, — mais une stupeur profonde, où l’enfance mêlait son naïf étonnement de la douleur, et un morne désespoir le saisirent. Il mangeait à peine, il ne jouait pas, et pendant plus d’un an la fièvre le pâlit et le dévora. Le changement si brusque de traitement et d’éducation qu’il subissait concourait à rendre cette impression plus cruelle et plus profonde. Eugénie n’était pas méchante, mais ne savait pas être juste ; elle s’emportait, punissait selon son caprice, imposait à tout propos le silence et l’immobilité, si funestes à l’enfance ; et gênée et surmenée comme elle l’était par les soins et les soucis matériels, elle se laissait aller à exiger de l’enfant plus d’aide que normalement à son âge il n’en devait donner. Nature profondément sensible, et dont toute l’énergie était concentrée au cœur, Jean aurait succombé sans Maximilie ; mais la petite fille, plus jeune que lui de cinq ans, et qui souffrait comme tout enfant d’être seule, s’attacha spontanément à lui, se fit protéger et gâter par ce frère aîné, le nourrit des caresses dont il manquait, enfin le sauva. Sans elle, ce pauvre enfant se serait senti de trop sur la terre et s’en serait allé ; les petits bras de sa cousine, si souvent tendus vers lui, le retinrent. Quand ils pouvaient passer ensemble deux heures au Luxembourg, tandis que madame Brafort, après les y avoir conduits, retournait à son ménage ou faisait des commissions, ils étaient heureux. Jean portait dans ses bras Maximilie, la défendait, l’amusait, et elle, l’appelant son bon petit Zan, lui donnait sur ses joues pâles, privées de baisers maternels, tantôt des tapes mignonnes et tantôt de gros baisers.

Charles de Labroie n’avait-il donc pas reçu le dernier billet de Noelly, qui lui recommandait son enfant ? Il ne l’avait reçu qu’au moment où on venait l’arrêter. Sa part dans l’émeute cependant avait été presque nulle : homme de paix et de pensée, il répugnait à verser le sang. Mais l’instruction prouva qu’il avait connu le complot, et il fut condamné à deux ans de prison. Il écrivit à Brafort pour lui déclarer l’intention de se charger de Jean aussitôt après sa libération. Cette proposition de la part d’un homme compromis avait été reçue dédaigneusement par Brafort, et il avait répondu de façon évasive, se réservant d’accepter ou de refuser plus tard, suivant ses convenances. En attendant, il se fit nommer tuteur de son neveu. Ajoutons tout de suite que lorsque la fortune lui eut souri, comme il le disait, il repoussa grossièrement les offres d’un homme presque ruiné, d’un homme à moitié fou, prétendait-il, ami du désordre, et qui eût poussé Jean dans la voie fatale où ses parents s’étaient égarés. Brafort se chargea donc entièrement de l’éducation de son neveu, se promettant d’en faire un homme sage et positif, car il ne doutait nullement, ce bon Brafort, que la pâte humaine ne fût chose pétrissable au gré du sculpteur, et que l’on ne pût faire des hommes vertueux comme on fait des dieux de marbre. Le tout est de savoir s’y prendre, disait-il, et d’employer les bons moyens. C’étaient les moyens antiques : le fouet, les verges, une rigoureuse discipline et une inflexible fermeté. Il fallait enfin rompre le caractère de l’enfant et, cette grande œuvre faite, lui inculquer de bonnes habitudes, lui enseigner de bons préceptes. Les principes religieux aussi étaient utiles dans l’enfance. Plus tard, à l’âge de raison, il ferait comme tout le monde et mettrait cela de côté. Ce système profond, qui régnait alors et qui règne encore, paraissait admirable à Brafort, et même, bien que le caractère de son élève et tous les résultats obtenus y donnassent un continuel démenti, il ne cessa point d’y avoir foi.

Sur un point cependant il céda, mais par cœur, non par conviction. La première fois qu’il voulut fouetter le petit Jean, l’enfant se réfugia derrière une chaise et, tout disposé à se défendre, pâle, nerveux, imposant dans sa faiblesse, il s’écria :

— Papa ne m’a jamais frappé !

Il ressemblait tant à son père en ce moment, que la verge tomba des mains de Brafort et qu’il se contenta de dire avec menace :

— Ah ! petit drôle ! si tu étais mon fils !…

Toutefois, il faut l’avouer, il regretta cette concession ; sa conscience en était inquiéte. Le petit Jean n’annonçait point, à vrai dire, de mauvais penchants ; mais ce qui effrayait Brafort et l’irritait, c’était précisément ce caractère qui ne se brisait point, certaines fiertés invincibles et des résistances que l’oncle et la tante, pénétrés de leurs bienfaits à l’égard de l’orphelin, n’hésitaient point à qualifier d’ingratitude et de perversité.

— Ce garçon-là se croit le droit d’avoir une volonté ! s’écriait Brafort avec indignation.

Il devenait chaque jour plus évident que le caractère de Jean n’était point rompu. Or, à qui veut rompre et briser, il faut des armes. Brafort méditait donc l’achat d’une cravache, et se proposait d’en venir aux grands moyens, quand la fortune vint changer le cours de ses préoccupations, et le décider à mettre Jean au collège.

Voici comment la chose arriva :

Un soir, par un incident imprévu, Brafort, qui devait ne rentrer qu’après minuit, se trouva relevé de son service et revint avant dix heures à la caserne, que sa famille habitait maintenant. Pensant que sa femme était couchée, il mit doucement la clef dans la serrure, entra de même avec précaution, franchit légèrement l’antichambre, qui servait de cuisine et où dormait le petit Jean, et arriva sur le seuil de la pièce principale…, où il resta pétrifié ; car voici le spectacle qui s’offrit à ses yeux et qui, l’on en conviendra, excuse bien la méprise, si inconvenante fût-elle, que Brafort commit pendant un instant :

Maxime se trouvait assis auprès d’Eugénie, fort près ; leurs mains étaient confondues, leurs genoux semblaient se toucher, et Eugénie, qui tournait le dos à la porte, levait la tête vers Maxime dans une attitude qui pouvait à bon droit passer pour celle d’une amante heureuse et ravie.

La demi-minute qui s’écoula fut terrible pour Brafort. Quand un fait bouleverse toutes nos croyances, le choc est si rude et si douloureux de la situation nouvelle à l’ancienne, la distance est si grande, l’abîme si profond, qu’il se produit comme un renversement de tout l’être, et dans ce désordre, la réflexion s’arrête, la volonté suffoquée se tait. Brafort était encore sous l’empire de cette commotion, et par conséquent muet, immobile, quant à son tour Maxime l’aperçut…

Il y eut un léger mouvement dans son regard, quelque chose…, puis il se pencha vers Eugénie en couvrant ses traits d’un sourire, et murmura une phrase que Brafort n’entendit point. La stupéfaction le cédant enfin à la rage, Brafort s’élançait contre les perfides, quand retentirent ces mots, prononcés par Maxime du ton le plus naturel et le plus calme :

— Voici ce cher ami ; vous n’aurez pas à attendre jusqu’à demain pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Et Maxime se leva et s’élança vers Brafort, la main tendue, grande ouverte, l’œil brillant, le sourire aux lèvres, masquant Eugénie, qui restait assise.

Brafort chancela, il était comme ivre. La tête égarée, mais subissant comme toujours l’ascendant de Maxime, il balbutia d’un ton rauque :

— Hein ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Quoi ?…

Puis il porta la main à sa gorge, étouffant.

— Ça veut dire, reprit Maxime, du même ton souriant et dégagé, que cette chère madame Brafort ne sait comment me remercier d’une offre que je viens te faire.

— Ah ! c’est cela ? murmura Brafort, qui se sentit subitement déchargé.

— Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? répliqua Maxime, d’un ton bon enfant.

Brafort baissa les yeux, il rougissait de lui-même.

— Oui, mon cher, reprit Maxime, qui, lui saisissant les deux bras, le tint à sa place, il s’agit d’une affaire excellente et dont j’ai obtenu la permission de charger qui je voudrais. Tu comprends si je me suis empressé… Un achat de harnais pour l’armée… Toi qui as fait du commerce, tu t’entendras à merveille… Trois pour cent de commission sur un crédit de sept cent mille francs. Tu pars pour l’Allemagne, les cuirs de… Tu sais… Oui, c’est là que tu trouveras le mieux. Tu te fais donner là-bas, bien entendu, un pot-de-vin soigné ; puis tu reviens, et, ma foi tu reprends les affaires, et je t’intéresse dans une société que je m’occupe de fonder en ce moment et qui promet des gains… fabuleux. Ça te va-t-il, hein ? Ah ! mon cher ! il y a longtemps que j’attendais cette occasion, va ! car je souffrais tant de te voir dans une condition !…

Il lui secoua les poignets à les rompre ; puis il s’essuya les yeux, ou le front, — et regarda Brafort.

Celui-ci était partagé entre le bonheur et la confusion. Brisé par tant d’émotions successives, il sentit ses jambes trembler et se jeta sur une chaise. Alors, seulement il vit Eugénie ; elle était toute pâle et semblait saisie.

— Eh quoi ! lui dit en riant Maxime, vous vous taisez maintenant ? Vous étiez si expansive tout à l’heure ! Ah ! mes amis, vraiment, en voyant votre bonheur, je suis trop payé !…

— À présent, balbutia-t-elle, que Brafort peut lui-même…

— Dieu que les femmes sont nerveuses ! reprit Maxime en riant toujours. Et pourtant, continua-t-il d’un ton pénétré, j’ai compris à la chaleur de vos remercîments, chère madame, combien vous aviez eu à souffrir de cette vie étroite où tout pèse sur vous. Tant de soins ; deux enfants, et un adopté encore Tenez, c’est sublime, votre conduite. Ah ! enfin tout est bien qui finit bien. Il faudra dès demain chercher un autre logement.

Ils causèrent alors de l’affaire. Brafort ne demandait qu’à s’en charger, et, tout confus d’un instant de soupçon, il ne savait comment témoigner sa reconnaissance à Maxime. Il trouva pourtant plus d’une objection : d’abord il s’effrayait d’avoir à donner sa démission, et s’étonnait d’autre part que le ministre n’exigeât aucune responsabilité financière.

— Ne suis-je pas ton répondant, mon cher ? dit Maxime. Du ministre à moi et de moi à toi, la chose se passe entre amis. Quant à ta démission, tu serais fou d’hésiter. Tout dépend, vois-tu, d’un capital en ce monde. Avec le capital, tout est possible ; sans lui, rien. Tu arriverais à être colonel, ce qui est bien difficile, pour ne pas dire impossible, à un simple maréchal des logis, que tu ne cesserais point de mener une vie misérable, parce que tes appointements seraient toujours au-dessous de tes besoins, et que tu n’aurais jamais la faculté d’économiser le moindre petit fonds à mettre en affaires, et ça n’empêcherait pas ma filleule de coiffer sainte Catherine. Ah mais ! je n’entends pas cela. Tandis que dans cette affaire tu gagnes vingt et un mille francs. de commission, tu te fais payer un pot-de-vin triple, voilà quatre-vingt mille francs qui en dix ans te font millionnaire. Je te le répète, le tout est d’avoir un capital en sa possession. Qui n’a rien n’aura jamais rien ; qui a quelque chose peut prétendre à tout.

— À tout ? répéta Brafort. Millionnaire ! murmura-t-il ensuite, et les mirages de la richesse passèrent sous ses yeux enivrés.

Toutefois sa conscience d’honnête homme intervint.

— Mais le pot-de-vin, Maxime, est-ce bien loyal ?

Maxime éclata de rire, et, posant ses deux mains sur les épaules de Brafort et le contemplant :

— Tu es magnifique ! sur ma parole, tu es antique ! Ah ! quel brave homme tu fais, va ! Mais, mon pauvre garçon, tu ne peux pourtant pas aller vivre en Arcadie. Il faut s’accommoder au temps où l’on est. Un pot-de-vin ! Eh ! mon cher, qui n’en reçoit ? Mais tout n’est que pot-de-vin à l’heure où nous sommes. Sais-tu ce que font les autres ? Ils prennent dix fois, vingt fois ce que tu prendras ! Voilà pourquoi nous cherchons d’honnêtes gens, et pourquoi la France sera trop heureuse d’avoir affaire à un agent tel que toi. Mais pourtant ne faut-il pas pousser le scrupule jusqu’à la niaiserie. Vingt et un mille francs seulement, tu comprends que ça ne vaudrait pas la peine de se déranger.

— Cependant, objecta Brafort, un peu ébranlé, prélever sa part sur un marché dont on se charge en conscience…

— Tu ne prélèves pas sur le marché, entendons-nous, mais sur le vendeur. Tu reçois une prime d’un industriel pour préférer sa maison à celle d’un autre, voilà tout.

— Mon cher Maxime, permettez, c’est vous qui ignorez. J’ai fait du commerce et je puis vous dire qu’en pareil cas, ce que donne le vendeur à l’intermédiaire est pris nécessairement sur la qualité de la marchandise ou sur son prix ; car, vous comprenez qu’on ne saurait…

Maxime prit les deux mains de son interlocuteur.

— Mon ami, il n’y a qu’une chose à dire à tout ça, car raisonner serait inutile : c’est reçu, ça se fait, ça s’est toujours fait, ça se fera toujours ; la chose est passée en usage et par conséquent… — Si c’est vraiment reçu, dit Brafort…

— Eh ! mon pauvre garçon, le ministre même aurait pitié de toi si tu agissais autrement. Tu ne comprends vraiment rien aux choses de ce monde. Est-ce qu’il n’y a pas en tout et pour tout l’officiel et le privé ? le dessus et le dessous ? ce qu’on dit et ce qu’on fait ? ce ce qui est avoué et ce qu’on tolère ? Quand tu étais quincaillier, ton prix ne variait-il pas selon le client que tu servais ? Est-ce que tu te serais permis de vendre. à une élégante comme à la fruitière du coin, à un étranger comme à un compatriote ? Est-ce qu’il n’y a pas en toute fonction, depuis la cuisinière, qui fait le marché, jusqu’au fournisseur d’armée, le chapitre des profits secrets ? le tour du bâton ? Une chose n’est dans la langue que lorsqu’elle est dans les mœurs ; donc acceptée, connue, convenue, pour ainsi dire, donc permise. Tout le monde sait cela, excepté toi. Un petit enfant qui joue au bouchon te le dirait : ce qui gagne, c’est partout l’habileté. L’habileté est un droit. Pourquoi pas ? le talent en est bien un. Si tu fais un bon marché, il est juste que tu en profites, et, tiens, dis-moi, je te prie, pourquoi, — sauf peut-être quelques benêts de républicains, tous les gens qui passent aux affaires, tous ceux qui ont manié les choses de l’État, sont-ils devenus riches, de pauvres qu’ils étaient devant ? — Qui songe à s’en étonner ? Personne. On s’étonnerait du contraire, ce serait choquant. Eh bien ! ce n’est pas toi pourtant qui prétendrais que des pairs, des ministres, des diplomates, des hommes officiels ne sont pas des gens estimables ? Hein ! qu’en dis-tu ?

— Non, assurément, dit Brafort.

Et nul n’était plus incapable que lui d’une pareille pensée, cela parut en effet le convaincre. Toutefois, au bout d’une minute, il ajouta :

— Cependant, la cuisinière…

— Oh ! reprit Maxime, la cuisinière, c’est bien différent. La cuisinière, qui est une personne inférieure, n’a pas le droit de voler ses maîtres, auxquels elle doit obéir ; mais des hommes distingués, maîtres et tuteurs de la société, ont le droit d’en agir à leur discrétion à l’égard d’elle. À chacun selon sa capacité. Tu ne rêves pas, je pense, la république ? Eh bien ! l’inégalité des conditions crée nécessairement, forcément, l’inégalité de la morale. Les philosophes, qui ne sont que de plats géomètres, ont appelé les conquérants des voleurs. Cependant qui les prend pour tels ? Le monde a-t-il cessé de les adorer ? Non, il a trop de bon sens pour ne pas comprendre que la morale change avec les conditions. La vol est puni, la conquête reste admirée. Il faut, pour que l’ordre règne dans la société, que l’on ne s’y arrache pas des mains les objets utiles. Mais ce serait décréter l’immobilité, ce serait éteindre le génie, que d’interdire aux gens habiles les moyens intelligents d’acquérir le rang et l’éclat nécessaires à l’emploi de leurs talents. Sans doute, dit Brafort, à condition bien entendu, qu’ils ne prennent pas ce qui est aux autres.

Maxime haussa les épaules.

— Et qu’est-ce qui n’est pas aux autres ? dit-il avec impatience. Puise-t-on aux cavernes des génies de la montagne quand on s’enrichit ? Va-t-on féconder des îles désertes ? Sur ma parole, le lieu commun est l’étoffe même de l’esprit humain ! Mon cher, il y a deux sortes de gens en ce monde : ceux qui produisent et ceux qui possèdent. Les premiers, consacrés au pénible enfantement de la richesse, vivent ou languissent à l’aide d’un certain nombre de sous par jour ; les autres jouissent de la somme des richesses acquises, en s’en disputant les parts. Le commerce, en majorité, et surtout la spéculation, qui ne produisent pas, que sont-ils en réalité, sinon des moyens plus ou moins autorisés, de faire passer dans sa poche ce qui est dans celle d’autrui ? Tu ne veux, n’est-ce pas, ni bêcher, ni pousser le rabot, ni tirer l’alène. Tu veux être riche ? Eh bien, mon bon, sauf deux ou trois professions libérales que tu ne peux pas remplir, il ne s’agit dés que de pots-de-vin, et, crois-moi, quand on en prend, on ne saurait trop prendre.

Là-dessus Maxime quitta le ménage Brafort, laissant l’honnête garde municipal si préoccupé de toutes les idées qu’on venait de faire miroiter à ses yeux, et du choix qu’il avait à faire, qu’il fut longtemps à se souvenir de la première impression, pourtant si vive, que lui avait causée le spectacle de sa femme et de son ami, si près l’un de l’autre. Tout s’expliquait maintenant d’ailleurs. Et puis il eut à soigner une violente attaque de nerfs d’Eugénie, à qui décidément la joie faisait mal. Elle craignait aussi, dit-elle, que son mari ne refusât une aussi bonne occasion. Brafort la rassura. Au fond, il n’hésitait guère. L’avis de Maxime, qu’il eût pris pour conseil d’honneur aussi bien que pour oracle dans les choses d’esprit ; l’ardent désir de sa femme et le sien propre, cette ambition de la richesse que tout enfant du siècle suce avec le lait, enfin l’assurance que les pots-de-vin étaient chose reçue… Maxime, en le quittant, lui avait donné rendez-vous chez lui deux jours après. Tout fut conclu dans cette entrevue. Brafort, qui se reprochait vivement les soupçons qu’il avait eus, dans un transport de reconnaissance, les avoua, tout confus. Maxime se mit à rire.

— Allons donc, mon cher, ces choses-là arrivent à tout le monde, mais à nous…

Le lendemain Brafort donna sa démission et, peu de jours après, partit pour l’Allemagne. Il y resta près d’un mois…

Au retour, il trouva Eugénie installée dans un joli petit appartement, rue de Lille. Elle en avait obtenu l’autorisation, à la prière de Maxime, qui voulait voir sa filleule heureuse et bien mise. Maximilie, en effet, portait maintenant de petites robes blanches qui lui séyaient à ravir, et la jeune mère ne déparait point sa fille. Mise avec grâce, le teint frais et reposé, ayant une bonne sous ses ordres, Eugénie déployait des grâces toutes nouvelles, et ce qui était encore plus nouveau, une charmante humeur, et cette gaieté qui est presque de l’esprit. Elle avait déjà fait des connaissances, et l’on eut de petites soirées où parut quelquefois Maxime. Toutefois, Brafort n’entendait pas manger son argent. Il avait bel et bien rapporté quatre-vingt mille francs, et maintenant regrettait presque de n’avoir pas eu davantage ; l’appétit vient en mangeant. Mais quatre-vingt mille francs, ce n’était pas assez pour rester oisif, et, comme Brafort, ainsi que l’avait remarqué Maxime, ne voulait ni bêcher la terre ni manier l’outil de l’artisan, il fallait donc ou qu’il prit un nouveau commerce ou qu’il fit, suivant l’expression vulgaire, travailler son argent. Maxime, consulté, jugea qu’il n’y avait pas à hésiter.

— Le commerce, dit-il, j’entends la boutiquerie, n’est que la petite spéculation ; la grande seule fait les fortunes rapides et considérables. Combien te faut-il ?

Brafort hésita et finit par répondre :

— Dame ! le plus possible.

— Je m’y attendais. Et quand cela ?

Mais le plus tôt.

Maxime, comme à l’ordinaire, se mit à rire :

— Excellents principes ! Eh bien ! j’ai une affaire en vue, que je ne puis faire seul, un achat de maisons un peu vieilles, mais situées près du Louvre, dans un beau quartier. C’est une affaire de trois cent cinquante mille francs. Nous payerons une part comptant. Tu donneras un tiers, je ferai le reste, et naturellement je serai propriétaire dans la mesure de cet apport ; mais ce sera entre nous une clause secrète et tu seras seul en nom. L’opinion publique est ridicule ; elle interdit aux hommes politiques de faire des affaires, comme s’ils devaient mourir de faim en servant l’État.

Brafort fut de cet avis, et s’irrita contre l’opinion publique. Il acheta les maisons, au nombre de trois. Quand il s’en vit propriétaire en règle, bien qu’il ne le fût en réalité que pour un tiers, il fut pris d’une joie qui l’enivra. Lui, propriétaire ! Bonheur inespéré orgueil et délices ! Il se regardait avec respect ; il marchait dans la rue, cambré, la tête haute. Il remplissait le trottoir !

Cependant tout a ses ombres. Les grandes passions, en même temps que leurs ivresses ont leurs douleurs. Les maisons n’étaient pas chères, les baux donnaient quinze pour cent du prix d’achat ; mais, comme l’avait remarqué Maxime, elles étaient vieilles, et cette propriété, mon Dieu ! cette propriété si chère avait quelque chose, hélas ! de précaire et de chancelant. Aux yeux de Brafort, la propriété a les attributs divins ; elle est ou devrait être éternelle.

Avant d’acheter, il avait tout visité, de la cave au grenier, soigneusement. Il savait ses maisons par cœur, et maintenant la moindre dégradation lui faisait mal. Comme il n’avait d’ailleurs rien à faire, il s’y rendait chaque jour, causait avec les concierges et faisait des visites aux locataires. Là, il recueillait toujours quelque sujet de colère et de désespoir. Le papier du troisième — du numéro 20 recevait constamment de nouvelles égratignures. C’étaient des gens négligents, que Brafort avait en horreur. Celle-ci avait des chats ; celui-là fumait, ce qui noircissait les plafonds. Ces autres avaient des enfants en nombre plus ou moins ridicule. Et enfin tous ses gens-là se permettaient d’agir à leur guise, comme s’ils avaient été chez eux. On consentait à les loger, moyennant un prix raisonnable ; mais s’il avaient le droit d’usage, avaient-ils celui d’usure ? Un de ces messieurs était si gros qu’il faisait gémir l’escalier, gémissements qui retentissaient dans l’âme de Brafort ; et vraiment, en voyant ces gens aller et venir ainsi du haut en bas, sans la moindre gêne, et fermer les portes quelquefois très-fort et parler haut, il trouvait qu’ils avaient bien peu de conscience, car c’était son pavé, son bois, ses rampes, ses plafonds et ses planchers, qu’ils usaient ainsi sans précaution. Les bonnes descendaient avec des paniers et frôlaient le mur. Un gravier, direz-vous, c’est peu de chose ; mais après tout, une maison ne se compose que de ça, et à la longue… Limer une maison, cela revient en somme à limer les pièces d’or. C’est donc un vol ; et cependant on ne pouvait rien contre ces gens-là, du moins en justice, car, pour les agacer et leur rendre la vie dure, il s’en acquittait consciencieusement.

D’un autre côté, Brafort, qui, nous le savons, avait des penchants dogmatiques, se disait que la fonction de propriétaire impliquait des devoirs sérieux, une responsabilité morale. Un peu plus, il se fût cru chargé d’âmes. Toujours est-il qu’il s’informait soigneusement des mœurs de ses locataires. Une dame qui vivait seule, et qui recevait chez elle plus de visiteurs que de visiteuses, reçut de lui son congé. Quelques locataires, chez lesquels il fit des scènes ou qu’il ennuya, le mirent à la porte et donnèrent congé. Pour d’autres dont les termes étaient en retard, il les rendait martyrs de ses exigences, tout en se croyant généreux. Ainsi était-il en train de dépeupler ses immeubles ; il rêvait une ligue de propriétaires qui ferait refleurir dans la société l’économie, l’ordre et les bonnes mœurs, quand un jour Maxime lui dit :

— Eh bien, mon cher, nos maisons vont sauter prochainement.

Brafort fit un bond.

— Que diable ! n’aie pas l’air si effaré. Il ne s’agit pas d’une mine de poudre ; mais simplement du tracé définitivement arrêté de cette belle rue qu’on veut mener en ligne droite de la Concorde à la Bastille, et qui s’appellera la rue de Rivoli. Eh bien, j’ai vu le plan ; nous serons expropriés.

— Expropriés !… Je n’entends pas ça, moi. Mais comment ? C’est une infamie, c’est une violation de la propriété ! Ces choses-là ne se passent pas en pleine civilisation. Je réclamerai, je…

— Pour Dieu, mon cher Brafort, ne crie pas de sorte. Nous serons indemnisés.

— Je ne veux pas d’indemnité, moi ! Je veux mon bien. Ma propriété est à moi, c’est une chose sacrée ! Ne suis-je pas libre ! C’est une indignité ! Le gouvernement n’a pas le droit.

— Brafort je ne te reconnais plus. Ton langage est tout à fait révolutionnaire.

— Est-il possible ? murmura le digne homme, s’apaisant un peu. Cependant, Maxime, nos maisons…

— Seront payées deux fois leur valeur, soupira monsieur de Renoux en se penchant vers son ami.

— Hein ! vous croyez ?… vraiment ?

— C’est à peu près certain, et pour ma part je m’en réjouis. Tu as pris trop tôt pour elles des entrailles de père. Tes affections, mon cher, ne sont pas assez abstraites. C’est à la valeur de l’objet qu’on doit s’attacher et non à l’objet lui-même. Sursum corda !

— Si nous sommes bien payés, reprit Brafort, et pourtant j’avoue que ça me fait quelque chose… Oui, et c’est ce qui prouve, ajouta-t-il d’un air profond, que le sentiment de la propriété…

— Garde ce saint respect, mais applique-le à d’autres immeubles ou plutôt au principe lui-même. L’homme, dit l’Écriture, ne doit pas s’attacher à ce qui passe, mais à ce qui est incorruptible et que les vers ne mangent point. Or, ce bien-là, mon cher, très-évidemment, c’est l’or.

Brafort se résigna, et bientôt porta toutes ses vues sur le chiffre de l’indemnité. On eut sans doute à cœur de le consoler, car ce chiffre fut magnifique. Les vieilles maisons, achetées trois cent cinquante mille francs, et que Brafort avait fait recrépir à neuf pour la circonstance, se trouvèrent estimées cinq cent mille francs.

— Mon cher, elles avaient beaucoup prospéré entre nos mains, dit sérieusement Maxime.

Dans cette opération, Brafort se trouva bénéficier pour son tiers de cinquante mille francs. Il resta persuadé que Maxime avait un flair excellent en affaires, et lui demanda bientôt ses conseils pour quelque autre transaction.

Maxime le fit quelque temps attendre, puis un jour l’envoya chercher,

— Mon cher, lui dit-il, il s’agit d’une société dont je vais être à peu près le fondateur. Tu pourrais prendre pour cinquante mille francs d’actions ; je t’en ferai donner pour soixante mille, et tu serais du conseil de surveillance.

— Du conseil de surveillance ! répéta Brafort, flatté de cet honneur, et qu’est-ce que cette société ?

Maxime eut un mouvement d’épaule d’une adorable négligence.

— Une société pour l’exploitation de carrières à Meung. Il y a beaucoup à faire.

— La pierre est belle ? demanda Brafort.

— Je n’en sais rien, répondit Maxime du même air insouciant.

— Comment ?

— Je n’ai pas eu le temps d’y aller voir.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez intéressé dans l’entreprise ?

— C’est-à-dire qu’on m’y intéresse. Je me suis engagé à obtenir une commande du ministère pour la construction d’une préfecture et de deux casernes, aux environs, et j’ai dans la tête un coup meilleur. Il n’y a pas là de route ; j’en ferai décider une, allant de la préfecture à une ville voisine, et passant, bien entendu, par notre carrière. Ça fera un crochet, mais bah !… Tiens, à ce propos, ajouta Maxime en posant sa main sur le genou de Brafort, j’ai une idée : tu devrais aller à ma place là-bas, tu verrais les terrains qui constituent la carrière, et tu achèterais, en mon et au tien, par tiers, si tu veux, une certaine étendue de terrains environnants, pouvant être soupçonnés de contenir de la pierre. Nous les revendons ensuite à la société.

— Pourquoi ne pas acheter ces terrains de suite en son nom ? demanda Brafort.

— Ah ça ! mon cher, s’écria Maxime, en jetant son bout de cigare, tu ne comprendras jamais rien aux affaires, ma parole d’honneur. Eh bien ! voici la situation : les propriétaires (ils sont deux) de la susdite carrière. et un sieur Brotin, agent d’affaires ou soi-disant tel, sont venus me trouver. Ils ont là des hectares par centaines à exploiter ; il faut des fonds pour cela. Moyen d’en avoir, le crédit. Ce crédit, moi je puis le donner et je le donne. J’aurai la commande de l’État, j’aurai la route, j’aurai le concours de la presse financière ; c’est-à-dire enfin que je représente dans l’affaire le principal apport, la vitalité de l’œuvre. Aussi ai-je reçu pour ma part deux mille actions sur cinquante mille émises à deux cent cinquante francs. Franchement ce n’est pas assez ; aussi ne serais-je pas fâché d’augmenter un peu mes bénéfices. Eh bien ! veux-tu faire ce petit voyage ?

Brafort partit pour les carrières, les examina, prit nombre d’informations, et finalement écrivit à Maxime que les carrières, évaluées, suivant l’emission des res, à douze millions cinq cent mille francs, n’en valaient pas le dixième ; qu’il n’y avait dans tout le pays d’autres terrains de même nature que quelques hectares, situés à une assez grande distance des premières carrières et au fond de chemins perdus ; qu’il pouvait les avoir au prix de trente mille francs, mais qu’il valait cent fois. mieux abandonner toute l’affaire. On les avait trompés, et il se désespérait ; car il avait pris avant son départ pour vingt-cinq mille francs d’actions.

Il reçut cette réponse de Maxime.

« Tu es à cent lieues, mon cher, de soupçonner l’importance que peut avoir une propriété industrielle bien exploitée. Achète les terrains et dépêche-toi ; nos actions priment de quinze francs. »

Brafort, abasourdi, mais à l’égard de Maxime toujours docile, acheta, revint à Paris, et constata le succès des actions. Il en acheta alors deux cents autres au pair, et entra dans ses fonctions de membre du conseil de surveillance. Ce fut en cette qualité qu’il ratifia l’acte d’achat par la société, au prix de trois cent mille francs, de nouveaux terrains appartenant à monsieur Maxime de Renoux, président, et à monsieur Jean-Baptiste Brafort, membre du conseil. Il n’y eut pas de contestations entre les parties. Ces mêmes terrains, achetés trois cent mille francs par monsieur Brafort, du conseil de surveillance, avaient coûté trente mille francs à monsieur Brafort, simple particulier. Si inféodé que fût Jean-Baptiste aux décisions de son ami, il eut pourtant des scrupules ; mais ils cédèrent devant l’affirmation de Maxime, — affirmation d’ailleurs appuyée de preuves, — que les grands financiers agissaient ainsi. Bientôt. après, toujours pour imiter les grands financiers, Maxime et Brafort vendirent leurs actions à vingt francs de prime et se retirèrent de la compagnie. Et ce qui prouve qu’en effet, suivant le dire de Brafort, Maxime avait en affaires un flair excellent, c’est que la compagnie fit faillite un an après. Les actionnaires furent ruinés, et ne surent jamais bien pourquoi. Brafort s’en doutait à peine ; mais ce qu’il savait très-bien et qui obscurcissait tout le reste, c’est qu’après ces diverses opérations, il se trouvait à la tête de deux cent cinquante mille francs. C’est alors qu’il prit le parti de se faire chef d’industrie, bien que Maxime, à qui il convenait comme agent, eût continué volontiers de le guider dans la grande spéculation. On n’a pas su les motifs de cette détermination de Brafort ; nous ne pouvons que les deviner par la connaissance intime que nous avons de son esprit et de son caractère.

Il était, nous l’avons vu par l’exemple de sa liquidation commerciale, d’une probité scrupuleuse ; seulement cette probité n’était susceptible de s’exercer que dans des limites convenues. En d’autres termes, il tenait à faire son devoir ; mais ce devoir ne lui était révélé que par l’opinion commune. Jusqu’alors ces deux termes : la conscience de Brafort et la morale régnante, avaient vécu, comme ils étaient nés, en parfaite intelligence. Mais il n’en fut pas tout à fait de même dans cette atmosphère tropicale de la haute finance, où le principe de l’exploitation, poussé à ses conséquences extrêmes, s’épanouit en fruits d’un tel éclat que l’on ne peut guère se méprendre sur leur nature. Il n’y eut pas divorce toutefois, mais seulement tiraillements, inquiétudes ; car, d’autre part, le patronage de Maxime et l’exemple illustre des P…, des M…, des Z…, et des R… étaient de ces prestiges devant lesquels l’intelligence de Brafort devait longtemps hésiter et se confondre.

Soupçonner que des hommes si riches, si considérés, des hommes dont le nom passe en proverbe et fait l’admiration des badauds : des hommes qui peuvent être comptés parmi les gloires nationales, puisque leur nom est sur toutes les lèvres ; des hommes qui vont à la cour et qui portent sur leur poitrine toutes les décorations de l’Europe… Ah ! allons donc ! Nier la lumière du soleil, possible encore ; mais le respect dû à de telles gens !…

Pour les croire coupables d’escroquerie, ces grands hommes, il eût fallu douter du principe hiérarchique lui-même et admettre que l’ordre social favorise le haut banditisme. Brafort pouvait-il même soupçonner cela ?

Au nombre de ces motifs d’aveuglement, n’oublions pas la joie de cet homme, si longtemps pauvre, en se voyant enfin déjà riche et en possession de l’instrument nécessaire à la conquête d’une grande fortune. Cependant ce fut, n’en doutons pas, un malaise secret et. persistant qui le chassa des autres régions financières ; il voulut être manufacturier, « préférant, dit-il, les choses palpables aux choses fictives. »

— Il me semble, objecta Maxime avec son ironique sourire, que les choses fictives deviennent assez palpables en nos mains ; toute la différence est que tu gagneras moins dans l’industrie. Mais prélever de l’argent ici ou là, c’est la même chose.

Maxime avait raison : en dehors de la production directe et du service nécessaire, le gain légitime n’existe pas. Mais, depuis que l’industrie règne, on est tellement habitué a voir le patron s’enrichir où l’ouvrier vit à peine, que c’est chose toute simple et où la conscience des Brafort se sent à l’aise. Au reste, loin d’appuyer sur les objections, Maxime, au contraire, se mit tout à coup à seconder l’idée de Brafort, mais secrètement, sans doute pour ne pas déplaire à Eugénie, qui ne voulait pas entendre parler de quitter Paris. Ce fut même Maxime qui, par un de ses amis, découvrit une affaire avantageuse à R… et la fit proposer à Brafort. C’était une filature fort négligée par suite de l’incurie et des embarras du propriétaire, établissement à refaire et que Brafort acquit à bon marché. Il y fit de grandes améliorations, se procura en Angleterre un contre-maître habile, visita les différents centres de cette industrie, et mit à s’instruire des pratiques du métier une ardeur patiente.

Ils s’établirent donc à R… malgré le désespoir d’Eugénie. Elle ne voulait pas quitter Paris, alléguant qu’elle y était née, que sa famille y vivait… L’amour de la famille n’avait jamais coûté si peu de visites et tant de larmes. Depuis le retour de fortune des Brafort, les Leblanc s’étaient rapprochés ; mais Eugénie, la veille encore, leur gardait rancune, et n’allait pas à Neuilly trois fois en six mois. Son chagrin alla pourtant jusqu’à la rendre malade, et Brafort resta convaincu plus que jamais que la femme est par nature un être déraisonnable, fantasque, incapable d’établir de justes rapports entre la valeur d’un objet et le sentiment qu’elle attache. Il usa donc avec une fermeté consciencieuse de ses droits, et entraîna à sa suite l’épouse éplorée. Pour lui, s’il donna quelques regrets à la capitale, son seul chagrin fut de quitter Maxime, cet ami qui lui avait toujours été si précieux, et que maintenant il regardait encore comme son bienfaiteur. Il n’avait pas manqué de lui faire promettre de venir souvent à R…, mais les affaires de l’État… Bref, Maxime n’y alla pas, et la triste Eugénie n’eut pas même la consolation de recevoir par lui les nouvelles orales de ce Paris tant aimé.

Déjà, plusieurs moins avant leur départ pour la province, ils avaient mis Jean au collège. C’est un malheur pour l’enfant qui a sa mère, ce fut pour l’orphelin un soulagement. L’humeur de sa Tante, ses caprices, ses injustices, le faisaient beaucoup souffrir. Eugénie n’était pas une méchante femme, elle s’attendrissait en parlant de l’orphelin et protestait qu’elle voulait lui servir de mère ; mais la générosité de cette adoption, elle n’était pas sans en sentir le prix et la portait en compte à son neveu. Celui-ci malheureusement ignorait encore l’arithmétique : il aurait eu pour ses parents adoptifs l’affection filiale, un peu égoïste, il va sans dire, de l’enfant, qui ne peut donner plus que ne le permet son âge ; mais avant de savoir ce qu’était la reconnaissance, il s’entendit appeler ingrat. Pendant longtemps, il n’avait pas deviné pourquoi le bruit que faisait Maximilie et le bruit qu’li faisait lui-même n’avaient pas le même son aux oreilles de madame Brafort ; il ne s’était pas douté qu’il n’eût point le droit d’avoir des défauts comme un autre enfant, et ce ne fut qu’à force d’entendre Eugénie assurer qu’elle ne faisait entre lui et sa fille aucune. différence, qu’il finit par comprendre combien il en existait.

Nous ne nous étendrons pas sur la générosité de cette adoption des époux Brafort ; elle a été célébrée sur tant de tons dans leur entourage, que c’est un des faits qui ont le moins besoin d’être remis en lumière. On ne parlait guère de Brafort sans ajouter ce beau trait de bienfaisance à sa figure d’homme honnête et considéré ; sous ce rapport, la dette de l’orphelin a été payée par l’estime publique. Elle eût pu l’être par la joie même d’élever un enfant aussi bien doué que Jean ; mais ce malheureux livre de doit et avoir, ouvert à l’article Reconnaissance, et que l’ancien quincaillier et sa femme ne manquèrent jamais de tenir en partie double, gâta l’affection heureuse et sincère qui sans cela eût pu s’établir entre l’enfant et ses parents adoptifs. Il y avait aussi, du côté de Jean, une amertume entretenue par des souvenirs bien chers et tout différents ; l’absolutisme de son oncle exaltait son imagination, irritait ses nerfs, l’exaspérait. Quand un lien d’amour mutuel, pris aux entrailles de l’être, n’adoucit pas les dissensions de famille, et n’en efface pas le souvenir, elles arrivent à l’état de crises terribles, souvent funestes.

Dans cette geôle de l’enfance appelée collége, malgré tout, Jean respira ; il avait au moins du calme. La règle le meurtrissait bien, mais elle n’avait pas l’air de le faire exprès ; elle n’avait ni la voix aigre de sa tante, ni le ton lourd et solennel de son oncle : elle était la même pour tous. Il regretta Maximilie ; mais il connut bientôt l’amitié plus complète d’un enfant de son âge, externe au même collége, et nommé Georges d’Eriblac. C’était un joli garçon aux cheveux bouclés, dont les yeux brillaient de malice et dont les joues fines et roses semblaient toutes parfumées de soins et de baisers maternels. Tandis que Jean respirait la mélancolie, Georges exhalait ce bonheur de l’enfance, qui est expansion, gaieté, pétulance. Toujours simplement vêtu, il l’était cependant avec un goût qui révélait des poëmes de tendresse intime.

Cet enfant, qui joignait à beaucoup d’étourderie un cœur d’une adorable générosité, fut attiré par la tristesse de Jean ; de lui-même, il alla trouver dans un coin ce petit camarade sombre et lui porter cette lumière dont lui, l’enfant heureux, rayonnait. Jean répondit passionnément à cet appel, et l’amitié commencée à neuf ans ne fit que s’accroître, avec l’âge et l’intelligence, par le charme d’une intimité de plus en plus profonde. Après le départ de la famille Brafort pour …, la mère de Georges devint la Providence de Jean. Elle obtint du proviseur de le faire sortir, de temps en temps, le jeudi ; l’orphelin eut sa part des gâteries de Georges. À R…, on l’oubliait toute l’année, sauf aux trimestres, qui le rappelaient assez peu agréablement ; seulement, aux grandes vacances, Brafort venait chercher son neveu. Grâce à de longues promenades dans la campagne, à la lecture, à l’étude, à Maximilie, qui protégeait son cousin, grâce encore aux soins que prenait Jean d’éviter les occasions de conflit, ces deux mois se passaient sans trop d’encombre. Occupé de ses affaires et de ses plaisirs et recevant fréquemment du monde, Brafort avait peu le temps de songer à son neveu ; cependant il était rare que leur contact fortuit n’aboutit à quelque dissentiment, ce qui faisait dire à Brafort :

— Cet enfant-là est une tête de fer et un ingrat, la discipline du collège ne l’a point rompu.

Il l’accusait encore d’être sournois. Contre cet homme, son parent et son tuteur, qui disposait de lui souverainement, Jean n’avait guère qu’un refuge : la résistance intime et silencieuse. Cela irritait Brafort. Voici un exemple entre autres de l’hostilité de leurs vues. On se rappelle que le jour où Jacques avait présenté son fils à Brafort, celui-ci avait trouvé le nom de Jean trop vulgaire. Quand Brafort eut des rentes et reçut du monde, ce nom devint tout à fait choquant. Le moyen âge alors était à la mode, et Brafort déjà rêvait sa tour à créneaux. Il imposa donc à son neveu le nom de Johann, sans s’arrêter à la répugnance marquée de l’enfant ; Jean tenait au nom choisi par son père, et que la voix chérie de sa mère autrefois rendait si beau. Il dut subir le changement décrété : mais, toutes les fois qu’il fut appelé lui-même à se nommer, il dit Jean, et ne signa jamais autrement ses lettres.

— C’est de l’entêtement et de l’insolence, déclarait Brafort.

Entre eux existait ce malentendu, si fréquent dans nos mœurs encore monarchiques, entre le bienfaiteur et l’oblige. Aux yeux de Brafort, la reconnaissance consistait en l’abdication pleine et entière de la personnalité. Jean, de son côté, souffrait de recevoir les secours de son oncle et ne lui en savait pas gré ; car il se regardait comme enlevé par lui à son tuteur véritable, Charles de Labroie.

Celui-ci, à sa sortie de prison, avait réclamé le fils de Jacques, Brafort avait répondu par un refus rogue, et n’avait pas même permis que monsieur de Labroie vit l’enfant ; car ce républicain dévoué à ses croyances jusqu’à la ruine, jusqu’à la prison, jusqu’à la mort, ne pouvait être qu’un loup dans la bergerie de l’éducation de Jean. Monsieur de Labroie insista, vint à R…, et montra le billet, testament de Noelly, écrit quelques heures avant sa mort, et par lequel elle léguait son fils à son ami. Brafort eut une magnifique réponse :

— Monsieur, ce billet n’est pas légal. Mon frère existait encore, et ma belle-sœur, qui n’a jamais été veuve, puisqu’elle est morte en même temps que son mari, n’a pas eu le droit de disposer de son fils.

Charles de Labroie sortit sans ajouter un seul mot. À partir de ce moment, loin d’éprouver aucun scrupule à nouer des relations secrètes avec Jean, il s’en fit un devoir. Il rêvait encore aux moyens, quand un jour il vit entrer le petit Georges, porteur d’une lettre de son ami.

Soit par les indiscrétions de Maximilie, soit par des paroles échappées à son oncle et à sa tante, qui, selon l’habitude de beaucoup de gens, vivaient persuadés que les enfants n’ont pas d’oreilles, Jean savait les circonstances de la mort de ses parents, la délégation de sa mère, et les démarches infructueuses de Charles de Labroie. Il se rappelait cet ami avec la tendresse passionnée qui lui inspiraient tous les souvenirs du foyer maternel. Il avait voulu le revoir, et avait mis en campagne pour cet objet l’activité et la perspicacité de Georges.

Dès lors, Charles de Labroie et Jean s’étaient vus de temps en temps, les jours de sortie, et une correspondance active s’était établie entre eux. Les croyances et les idées de monsieur de Labroie trouvèrent dans les aspirations de Jean un terrain tout préparé, et ce fut avec passion et religion tout ensemble que l’enfant se précipita dans cette voie, que lui avait tracée le martyre de ses parents.

Les premières années de collége de Jean n’avaient pas été brillantes. Rebuté par la sécheresse de l’enseignement, habitué déjà à se renfermer en lui-même et à remplacer la réalité par le rêve, il étudiait nonchalamment et n’obtint pas un succès. Mais un discours que lui fit son oncle à ce sujet changea tout de face. Le discours précité se résumait en trois points principaux, conforme sur ce point aux grands principes oratoires.

1° Tu es mon neveu, donc tu dois être intelligent, et tu as pour devoir d’être le premier ;

2º Tu es élevé par mes bienfaits ;

3° Donc, en n’étant pas le premier, tu fais acte de l’ingratitude la plus noire.

Jean sentit la justesse de ce raisonnement, et tout d’abord hésita entre deux partis : quitter la maison de son oncle pour celle de Charles de Labroie, ou bien partir pour un pays inconnu, où il gagnerait son pain à la sueur de son front. Cependant il n’avait que douze ans à peine ; il était maigre, fluet, et le premier mouvement de tout chef d’emploi devait être de le refuser sur sa mine. D’autre part, son ami, qui était pauvre, ne pouvait le recevoir, au mépris de la loi et de son tuteur. Jean courba sous la nécessité son front rougissant ; mais, à partir de ce jour, il se prit à lutter avec acharnement contre les aridités de l’étude, et, comme il était en effet très-intelligent, parce que ou quoique neveu de Brafort, il fit dès lors de grands progrès, et ce qui était l’essentiel pour ses parents, il eut des prix. On commença dés lors à l’estimer un peu ; sa tante fut moins sèche pour lui ; son oncle déclara qu’il ne regretterait ni ses soins ni son argent, si ce garçon-là voulait faire honneur à la famille, et Maximilie, qui avait quelque peu subi les préventions de son père et de sa mère à l’égard de son cousin, fut enchantée de ses succès.

Cette petite fille, quoique très-gâtée et pourvue d’abondants caprices, était aimante, et le montrait quelquefois par des élans de cœur très-intermittents, mais généreux, pour lesquels Jean lui voua une sincère tendresse. Malgré la différence d’âge qui les séparait, ils se lièrent de plus en plus d’une amitié fraternelle ; à cette époque de l’adolescence, où le sentiment s’éveille et s’épanche avec tant de naïveté, Maximilie fut très-expansive pour son cousin ; il est vrai que dans l’absence, elle ne lui écrivait guère, n’aimant point à écrire ; mais elle lui brodait des pantoufles, lui peignait des porte-monnaie ou lui tricotait des bourses, et, quand les vacances avaient ramené Jean à R…, on la voyait le chercher sans cesse, se pendre à son bras, le taquiner, le consulter en mille choses, le combler de naïves caresses et babiller avec lui.

Était-ce l’affection un peu curieuse d’une sœur pour le frère plus âgé qu’elle et différent d’éducation et d’habitudes, affection par laquelle la jeune fille semble préluder à une autre étude, à un autre amour ? ou bien était-ce l’amour lui-même ? Brafort ne s’arrêta qu’à cette dernière supposition et en fut très-effrayé. Quand il n’était encore que garde municipal, il avait dit à sa femme à l’égard de Jean :

— Nous lui donnerons un bon état, et il sera le protecteur, pourquoi pas le mari ? de Maximilie.

Mais les choses avaient bien changé ! Brafort maintenant rêvait pour sa fille un parti riche et brillant. Aussi ne recula-t-il pas devant la pensée de rompre le touchant accord de ces deux enfants, et d’étonner leur innocence par des précautions blessantes. Maximilie protesta bruyamment, mais vainement. Jean ressentit avec amertume l’affront fait à sa fierté.

cette époque cependant (il approchait de sa vingtième année), adouci par la philosophie indulgente et supérieure du vicomte de Labroie, il commençait à comprendre l’écrasante bonne foi de son oncle, et ne portait plus ses jugements à l’extrême comme autrefois. Il s’attacha donc à être prudent à l’égard de sa cousine, sans cesser d’être affectueux, et souvent c’était avec une douceur fraternelle, qui seyait étrangement à sa jeunesse, qu’il grondait lui-même et restreignait la vivacité mutine et provocante de Maximilie. Cela n’empêcha pas que Brafort ne continuât d’observer leurs rapports avec inquiétude.

Jean et son fidèle ami Georges, après avoir passé ensemble leur baccalauréat, étaient entrés ensemble à l’École centrale, d’où ils venaient de sortir l’un et l’autre, en cette année 1817, avec le diplôme d’ingénieur civil, Brafort informé des attentions que madame Dériblac avait eues pour Jean, et de l’étroite amitié des deux camarades, avait invité Georges à venir passer les vacances à R… On recevait, à cette époque de l’année, beaucoup de monde chez Brafort, et un jeune homme de plus ou de moins ne comptait pas. Nous n’oserions assurer que l’apostrophe du nom de d’Eriblac ne fût pour quelque chose dans l’invitation. D’ailleurs la gaieté, l’entrain, la belle tournure de Georges plurent à tout le monde. Madame Brafort elle-même eut pour lui des attentions marquées. Il était aimable ; doux autant que pétulant, poli et prévenant près des femmes, sans galanterie. Ce garçon-là était gâté par la nature. Il n’y eut que Maximilie qui sembla peu s’occuper de lui ; en revanche, elle se plut à combler son cousin plus que jamais d’agaceries.

— Heureusement, ils n’ont plus de tête-à-tête, se dit Brafort, que la présence de Georges rassurait, tant cette préoccupation dont il était saisi à l’égard de Jean écartait toutes les autres.

Il recommanda à sa femme de suivre partout Maximilie, et madame Brafort se conformant à cette recommandation avec une docilité exemplaire et rare, il en résulta que ces quatre personnages ne se quillèrent point, et que soit dans le pare, soit à la promenade, à cheval ou en voiture, du matin au soir, une intimité charmante s’établit ; cependant cette intimité resta toujours assez contenue entre Georges et Maximilie. Celle-ci jasait plutôt avec son cousin : tandis que la mère prenait volontiers le bras de Georges et entamait avec lui des conversations confidentielles et poétiques, où elle parlait à ce jeune homme de ses rêves de jeune fille, et même de son mariage, tout cela en soupirant.

Eugénie avait cessé depuis longtemps de pleurer la ville de Paris ; on ne saurait toujours verser des larmes. Une crise de chagrin seulement l’avait reprise, à l’occasion du mariage de Maxime, qui épousait la fille d’un pair, et la raison de ce chagrin, celle du moins que madame Brafort alléguait à son mari, c’est qu’elle n’avait point été invitée, et que c’était mal d’un ancien ami.

Peu à peu, madame Brafort avait contracté des liaisons assez étroites avec des dames de la ville ; elle avait fini par s’intéresser vivement aux nouvelles locales, elle s’était enfin habituée au séjour de R… Elle était loin d’être insensible aux jouissances du luxe et de la toilette. Elle était heureuse de voir sa fille assurée d’un bel avenir. Dans les premiers temps de sa fortune, en songeant aux fatigues et aux privations passées, elle éprouvait la joie du noyé qui s’éveille sur le rivage. Mais, s’il existe des biens négatifs, le premier de tous est la richesse, lorsqu’elle n’est pas jointe à l’indépendance. Quand le luxe qui l’entourait eut perdu pour elle ses premières saveurs, madame Brafort se trouva seule en face de jours longs et vides. Elle était incapable d’élever sa fille, qui bientôt lui fut enlevée pour le couvent. Elle ne savait pas s’occuper l’esprit. Petites ou grandes choses, tout se faisait par les ordres de Brafort dans la maison. Il ne restait donc à Eugénie qu’une existence purement végétative. Elle pouvait y joindre, il est vrai, la fonction officielle de toute épouse bien née, adorer son mari ; c’était l’idéal, mais… le moyen ?…

Était-ce pour ces motifs, — qu’elle s’en rendit compte ou les éprouvât seulement, que madame Brafort était retombée, depuis son départ de Paris, dans une langueur chagrine et mélancolique, aigre même parfois ? Cela nous paraît probable. Tout être, homme ou plante, qui souffre dans son développement, se couvre de rugosités ou de mousse, et se renfrogne. Brafort eût désiré chez sa femme un peu plus d’entrain et de gaieté ; car, bon homme et bon vivant, il trouvait le sourire agréable à voir.

— N’as-tu pas tout ce qu’il te faut ? disait-il quelquefois à Eugénie. Que te manque-t-il ? Je t’ai fait bâtir une maison superbe ; tu as les toilettes les plus éclatantes de R…, des serviteurs, une table excellente ; tout ce que tu demandes, je te l’accorde… pourvu que ce soit raisonnable !… Je ne suis pas méchant, moi ; je ne veux qu’une chose, c’est que tout aille pour le mieux et que tout le monde soit content.

Il le voulait au point que tout devait passer par ses ordres et sous ses yeux, qu’il réglait tout, surveillait tout, décidait de tout. En principe, il y avait bien certaines choses dont il ne s’occupait pas, le menu des repas, les détails de la toilette ; mais, comme il exerçait là-dessus un droit de critique rétropectif, cela revenait à peu près au même.

En somme, fraîche et replète à plaisir, comme ces volatiles qu’on prive de mouvement en les gorgeant de nourriture, Eugénie étouffait au-dedans ; ses soupirs avaient quelque chose de l’asthme. Dépourvue d’énergie pour lutter, elle en avait pour souffrir. Assez intelligente pour s’ennuyer, elle ne l’était pas assez pour se créer des ressources. Elle adorait sa fille et n’avait su lui inspirer aucune confiance ; elle était inutile enfin, et le sentait sans se l’avouer. Seule, elle pleurait quelquefois, que ce fût d’ennui ou de souvenir. Ne disposant de rien sans contrôle, elle aurait trouvé des difficultés à faire le bien ; mais il est juste de dire qu’elle n’y pensait pas. Quelques amis riaient de sa mélancolie, l’estimant heureuse. Mais la pire des souffrances ne serait-elle point de n’avoir ni joies ni malheurs ?

Maximilie avait alors dix-sept ans. Rose de figure, blonde de cheveux, des yeux noirs ; un peu maigrelette, mais jolie, et surtout charmante par un mélange de candeur et de hardiesse qui lui seyait à ravir. Comment l’éducation que lui avait donné son père n’avait-elle pas éteint cette spontanéité ? Car on pense bien que le programme de Brafort, tout tracé à angles droits, s’il se fût réalisé, eût fait de Maximilie une poupée modèle. Heureusement, — pour cette fois, — entre notre idéal et sa réalisation se produisent toujours de grandes différences. Maximilie fut donc un exemple de plus des malices de la nature à l’égard des programmes d’éducation. La tendresse de Brafort pour sa fille l’aveugla dans cette affaire et lui suggéra de grands compromis. Il n’en fit pas toutefois sur le chapitre des révérences et civilités puériles ; jamais ! Chaque année, au jour de sa fête, Maximilie lui récita un compliment en vers en lui offrant un ouvrage de ses mains, sorti pour la plus grande part de celles de sa mère. Elle eut, dès cinq ans, la mémoire ornée de fables et de tirades. Elle dut se tenir droite et silencieuse devant le monde. Sur tous ces points, Brafort était inflexible, et la petite savait bien qu’il n’y avait pas à plaisanter ; mais ensuite il ne demandait pas mieux que d’être bon prince et de se faire prier et câliner. Quand Maximilie grimpait sur ses genoux ou plus tard venait s’y asseoir en l’appelant petit père :

— Allons, disait-il, je parie que tu as quelque chose à me demander. Là ! tu es bien femme ! Allons ! sois câline et rusée, c’est ton métier.

De tels enseignements auraient pu fausser un autre caractère ; mais Maximilie tenait de son père une énergie native, un peu brutale, que l’éducation et la volonté ne purent qu’adoucir. Enfant, elle avait parfois des colères, pendant lesquelles elle se roulait à terre et mordait ceux qui l’approchaient. Son père, en la frappant dans ces moments, faillit la tuer. L’immobilité à laquelle on la condamnait souvent était une cause de ces crises. Vive, active, exubérante de vie, il lui eût fallu beaucoup d’exercice en plein air, un travail du corps, une gymnastique. Au lieu de satisfaire ce besoin, on lui mit sans cesse sous les yeux ce modèle de la jeune fille douce, modeste, passive, aux yeux baissés, vaporeuse et sensitive, qui était l’idéal de Brafort. Elle ne le réalisa pas, mais ce lui fût un frein souvent douloureux. Brafort vit bien plus tard que son but n’était pas atteint ; mais, comme sa fille ne lui en parut pas moins charmante, il s’en consola.

Dès que Maximilie avait eu dix ans, il l’avait mise au couvent, à Lille, chez les dames du sacré-cœur. Il avait un peu hésité en faveur d’une pension laïque ; mais tous les notables et les meilleures familles du pays mettaient leurs filles au Sacré-Cœur ; ce fut la raison déterminante. Et puis il s’était permis de consulter là-dessus madame la préfète de Lille, et elle lui avait dit

— Comment pouvez-vous, monsieur Brafort, méconnaître l’excellence d’une religion qui s’associe aux plus douces émotions de notre berceau et répand ses consolations sur notre tombe.

Brafort avait été fort touché de si belles paroles et avait trouvé cela concluant. Il disait :

— Je ne m’oppose pas à la religion, la religion est utile ; seulement je n’aime pas la béguinerie.

Mais, ayant causé avec ces dames, il les trouva très-bien, très-raisonnable ; ce qui ne l’empêchait pas de dire à sa fille, les jours de sortie !

— Eh bien ! tes béguines, te font-elles dire beaucoup de chapelets ?

Ou de lui faire une scène terrible un jour que le bulletin de Maximilie portait : Insoumission et manque de respect. Car elle devait considérer ces dames comme remplaçant son père et sa mère ; par conséquent les croire infaillibles, et les honorer et leur obéir aveuglément.

À l’époque de la première communion de sa fille, Brafort fut touchant et superbe. Il fallait le voir, se faisant bonhomme, écouter la petite lui dire tous ses exercices de dévotion, ayant soin toutefois qu’on le vit, à part lui, sourire. Il embrassait alors Maximilie en lui disant : Tu es un petit ange ! Et il s’en allait en fredonnant un refrain grivois ou antichrétien par compensation, Le jour de la cérémonie, il fut très-ému ? il l’avouait lui-même, il avait était empoigné. Les chants, la foule, un sermon très-littéraire et très-éloquent, l’orgue, l’encens, toutes ces blanches jeunes filles en mousseline et voilées… Maximilie avait sous sa robe un transparent de satin blanc ; son voile était garni de point d’Angleterre, et elle avait pour compagne la fille de monsieur de Lavireu, un noble de vieille roche, qui faisait de l’industrie et s’était établi fabricant à R… Les larmes en vinrent aux yeux de Brafort, ce dont Eugénie ne manqua pas d’instruire madame la préfète, dans le salon, après la cérémonie.

— Que voulez-vous ? dit Brafort, cela vous rappelle des souvenirs… Ah ! la religion est assurément une fort belle chose, très-puissante sur les âmes. Je n’en condamne que l’excès. Je ne sais pas si monsieur de Lavireu a demandé le nom de la compagne de sa fille, mais j’ai voulu le savoir. Je tiens à cela ; c’est un lien touchant. Ah ! l’égalité chrétienne, la fraternité !…

Malheureusement, M. de Lavireu, comme tant d’autres, n’usait de l’égalité chrétienne qu’à l’église, et malgré quelques avances assez maladroites, Maximilie ne devint pas l’amie de sa compagne de première communion. Brafort trouva cela ridicule et petit. Mais il interdit à sa fille toute intimité avec une de ses camarades qu’elle aimait beaucoup, fille d’une couturière de Lille.

— Car, dit-il, je ne nie pas qu’elle ne soit fort bien, mais tu ne peux pas te créer de ces liaisons. Quand nous recevons la fille du préfet et la petite-fille du général, tu ne pourrais pas inviter cette petite et cela lui serait une humiliation. C’est fâcheux ; mais il y a de ces délicatesses, de ces convenances, qu’il faut respecter.

Quand Maximilie sortit du couvent, à dix-sept ans ; elle savait broder en chenille ; elle pouvait peindre des fleurs avec l’aide d’un maître ; elle jouait quelques sonates et chantait la romance d’une voix juste et fraîche, mais sans méthode et sans goût. Elle connaissait entre autres les principes essentiels de la toilette et se piquait de suivre les modes nouvelles. Pour tout le reste, elle avait appris l’histoire de France de Le Ragois ; mais, à la vérité, elle ne la savait guère, excepté la chronologie poétique qui la résume élégamment et dont on ornait la mémoire de toutes les élèves :

    Les Francs pour premier roi choisirent Pharamond,
    Il règne sur ce prince un silence profond.

Maximilie avait encore étudié l’histoire ecclésiastique ; elle savait par cœur tous les miracles qui prouvent la vérité de la religion, les visions de Marie Alacoque, etc. ; beaucoup d’histoire sainte, un peu de calcul et très-peu de géographie. On lui avait enseigné que les hérétiques et les protestants étaient fils du diable ; elle en vit pourtant à la table de son père, et il ne parut pas qu’elle se fît effort pour les traiter avec considération. Elle avait pris au couvent le petit habit de la sainte Vierge, c’est-à-dire le scapulaire, talisman de pureté, qui doit sans intermédiaire entourer le sein ; mais, quand il fut nécessaire d’aller au bal et de montrer ses jolies épaules, elle dut se résigner à le quitter. Elle avait bien formé le projet d’avoir ses pauvres, mais elle n’eut pas le temps : la toilette, les visites, et des leçons de chant et de piano qu’elle prenait encore occupaient sa journée entière. Dans sa chambre, dont son père s’était plu à faire une merveille d’élégance pour le pays, Maximilie avait, à côté de sa psyché, un prie-Dieu garni de velours. Elle n’en abusa pas, bien qu’au couvent elle eût été saisie d’accès de dévotion, qui avaient fort effrayé son père.

— Plutôt que de voir ma fille religieuse, s’écriait-il, j’irais, le sabre à la main, l’arracher de cette jésuiterie. Je veux qu’elle ait de la religion, mais ni plus ni moins qu’il ne faut.

Ce sage désir s’accomplit. À partir du retour de Maximilie dans la maison paternelle, sa dévotion s’évapora doucement chaque jour, et il n’en resta bientôt plus que ce qu’il fallait à une demoiselle bien élevée, faite pour la vie du monde et non pour la vie claustrale. Elle remplissait exactement ses devoirs religieux et se rendait à la messe tous les dimanches avec sa mère, à moins pourtant qu’il ne fît mauvais temps ; et là, tout en suivant ses heures, elle trouvait moyen de voir en détail toutes les toilettes. Elle était enfin ce que sont, à peu d’exceptions près, tous ces jeunes esprits nourris de contradictions, qui, n’étant pas assez forts ni assez ardents pour élaborer eux-mêmes leurs croyances, vivent d’inconséquences avec assez de résignation. Elle était encore d’ailleurs à l’âge où l’être s’ignore lui-même et hésite, ébloui au seuil de la vie, comme un jeune oiseau sur le bord du nid. À défaut de certitudes, elle se nourrissait de rêves et flottait dans cette attente où se sent placée toute jeune fille pour qui l’avenir se résume dans un inconnu. Tour à tour capricieuse et raisonnable, égoïste et bonne, vive et rêveuse, douce et passionnée, elle semblait essayer ses ailes et interroger les horizons ; un peu inquiète, mais bien plus curieuse. Charmante ainsi d’ailleurs, elle attirait comme une énigme et retenait comme une âme où tout indécise qu’elle fût encore, on sentait des forces inconnues s’agiter.