Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Une partie de piquet interrompue

C. Darveau (IIp. 134-145).

XIII

UNE PARTIE DE PIQUET INTERROMPUE.


Il pouvait être neuf heures du soir. Monsieur Lepage avait fait une grosse serrée, et, fatigué du labeur de la journée, il se disposait à se mettre au lit après avoir réveillonné copieusement, quand il entendit frapper à la porte. Madame Lepage et Geneviève, assises à une table, jouaient au piquet. La petite Marie Louise tenait les comptes, et marquait les points avec des cartes taillées à cette fin. Madame Lepage était en mains, et commençait à annoncer son jeu quand on frappa. Elle fut contrariée car elle comptait six de cartes, une quinte au roi et trois as. Elle espérait faire le pic, ou soixanter, comme on dit chez nous.

— Qui est-ce qui nous dérange ? murmura-t-elle.

Elle n’avait pas fini que la porte s’était ouverte. Tous les yeux se fixèrent sur l’individu qui se permettait de troubler une partie de piquet. Un sentiment d’effroi glaça les deux joueuses qui laissèrent tomber leurs cartes en poussant une exclamation étouffée :

— Le voleur !

Celui qui entrait n’avait point de souliers dans les pieds ; il n’avait point, non plus, de chapeau sur la tête. Il était trempé jusqu’aux os. Il salua sans rien dire les gens de la maison, et montra ses vêtements et le feu qui flambait dans la cheminée. Madame Lepage, voyant la surprise de son mari, s’avança vers le nouveau venu et lui dit avec fermeté :

— Chauffez-vous si vous le voulez, faites sécher vos hardes, mais vous ne coucherez pas ici.

— Pourquoi parles-tu donc comme cela, Marguerite ? demande M. Lepage.

— Pourquoi ?… Elle hésite un moment, s’approche de son mari et lui répond à voix basse : C’est un voleur !… c’est le garçon muet que des gens de la police ont arrêté ici il y a quelques semaines.

— Tu ne me le diras plus ?

— Il faut qu’il se soit échappé de la prison, continue la femme de plus en plus épouvantée.

Geneviève avait attiré l’enfant à elle et surveillait tous les mouvements du muet. Elle avait peur, et pourtant ce garçon ne lui avait jamais fait de mal, non plus qu’à la petite Marie-Louise ; mais c’était peut-être un pressentiment qui la troublait. Par une inexplicable fatalité, l’infâme maître d’école semblait suivre de près le muet. Elle tremblait de voir apparaître le monstre.

Le muet avait repris, avec une humilité touchante et une foi profonde, son pèlerinage de la bonne Sainte Anne. Il devait de grandes actions de grâces à Dieu qui le protégeait d’une manière évidente. Dieu l’avait sauvé d’une mort affreuse dans les eaux du fleuve ; il l’avait délivré des mains des hommes iniques qui cherchaient à le perdre ; et il allait faire resplendir son innocence aux yeux des hommes de bonne volonté. Quelques familles, il est vrai, et celle de M. Lepage était de ce nombre, quelques familles n’avaient pas encore appris les nouvelles de son innocence et de sa délivrance ; mais la rumeur, qui se répand avec vitesse, fera bientôt connaître l’une et l’autre jusque dans les villages les plus éloignés.

Le pèlerin cheminait en priant dans son cœur pour ses ennemis. Il ne savait pas les complots qu’ils avaient tramés contre lui. Pendant que les brigands, réunis chez mademoiselle Paméla Racette, décrétaient sa mort, lui, à genoux sous la nef simple mais admirable de la vieille cathédrale, il épanchait son âme dans le sein de Dieu. Par une coïncidence singulière, où l’on peut reconnaître le doigt de la Providence, il s’acheminait vers le sanctuaire de Sainte Anne, le jour même que le maître d’école avait choisi pour descendre au Château Richer se venger de Geneviève, et ravir l’enfant à ses parents adoptifs. C’est lui qui s’est arrêté sur le rivage pour voir la chaloupe imprudente tendre sa voile au souffle de la tempête ; c’est lui qui a risqué sa vie pour sauver les misérables cramponnés à la quille de l’embarcation chavirée ; c’est lui qui a surpris les paroles compromettantes des brigands sur l’ilet. Et il s’est hâté de revenir pour déjouer les projets de ces hommes pervers.

Il s’approche du feu. L’eau de ses habits coule sur le plancher autour de lui, et, par moment, il frissonne comme un malade qui a la fièvre.

— Cela fait de la peine, dit M. Lepage, de le voir grelotter ainsi : j’ai envie de lui donner des vêtements en attendant que les siens puissent sécher.

— Fais comme tu voudras, répond Madame Lepage, mais il pourrait bien oublier de te les rendre.

— Il ne peut pas s’en aller sans qu’on le voie.

M. Lepage s’avançant alors vers le pèlerin lui offre des habits, et à sa grande surprise le pèlerin refuse.

— Il faut au moins que vous vous chauffiez comme il faut, dit M. Lepage, en jetant dans le feu plusieurs morceaux de bois sec qui s’enflamment et pétillent gaîment. Dans tous les cas si vous ne voulez point changer d’habits, vous allez prendre une ponce à la jamaïque, cela vous fera du bien, continue le brave cultivateur.

Le pèlerin fait signe qu’il ne prendra rien, si ce n’est un peu de pain. M. Lepage insiste : c’est inutile.

— Singulier voleur, pense-t-il, qui ne prend pas un verre de rum, pas même une ponce quand il en a besoin. 

— Qui sait si ce n’est pas à dessein et pour mieux nous tromper ? pense Madame Lepage.

On servit du pain et du lait au pèlerin, et pour ne pas l’éloigner du foyer bienfaisant, on mit près de lui la petite table qui servait à faire le cent de piquet. Le pèlerin mangea peu. Avant et après son modeste repas, il fit un grand signe de croix. Les gens de la maison pensaient : C’est un fameux hypocrite ! car ils le croyaient véritablement voleur et puis échappé de la prison. Ils avaient su — et Racette lui-même, dans sa prévoyance de scélérat, avait pris soin de le leur faire savoir — qu’il avait été trouvé coupable et condamné à cinq ans de pénitencier.

Cependant le muet va de temps en temps à la fenêtre qui donne sur le fleuve, et ses yeux semblent chercher quelque chose dans les ténèbres. On suit ses gestes avec inquiétude.

— Il a peur d’être arrêté de nouveau, pense-t-on. Il se tient prêt à se sauver.

Ses vêtements, presque secs, sont devenus chauds, et pour peu qu’il demeure assis, la chaleur le porte au sommeil. Fatigué d’une longue marche, plus fatigué encore d’avoir ramé dans son canot secoué par l’orage, il s’endort enfin sur sa chaise.

— Va-t-il coucher ici ? demande Madame Lepage à son mari.

— On ne peut pas mettre un chrétien dehors, en cette saison, les nuits sont trop fraîches, reprend M. Lepage ; on le fera monter dans la petite chambre du grenier et je barrerai la porte.

— Oui, dit Geneviève à voix basse, il faudra le renfermer.

M. Lepage alla toucher le muet sur l’épaule pour l’éveiller. Le muet fit un bond et se dressa tout surpris. Il rêvait aux brigands et voyait leurs mains s’avancer toutes ensemble, pour l’étrangler.

— Voulez-vous vous reposer ? dit Lepage, nous avons un bon lit à vous offrir.

— Le pèlerin fit signe que non.

— Vous ne passerez pas la nuit debout ou assis près du feu.

— Acceptez la chambre que l’on vous offre, ou vous irez coucher ailleurs, dit madame Lepage…

Le muet se lève, regarde à la fenêtre, compte le nombre cinq sur ses doigts, montre la petite fille et Geneviève, et fait des gestes singuliers que personne ne comprend mais qui effraient tout le monde.

— Il est fou ! pense Lepage.

— J’ai peur dit Geneviève : je ne veux pas qu’il couche ici…

Le muet gesticule toujours, et de plus en plus il jette l’émoi dans la maison. Il s’en aperçoit et se prend à réfléchir. Il a une idée : se taire, accepter le lit qu’on lui offre et veiller pour donner l’alarme. C’est simple et raisonnable. Il fait comprendre qu’il veut dormir.

— Voulez-vous un lit ? lui demande-t-on.

Sur un signe affirmatif, on lui montre le grenier. Il incline la tête pour dire que cela lui est indifférent. Alors il est conduit à une chambre propre et blanchie, dont l’unique fenêtre découpée dans le pignon rouge, se trouve à quinze pieds du sol. La porte n’a point de serrure. M. Lepage passe, dans la poignée de fer battu, une aune dont les bouts s’arrêtent sur le cadre, de chaque côté. Le muet est bien enfermé.

C’était l’heure du repos, chacun se retira dans sa chambre. Geneviève et Marie Louise partageaient la même couche. La fille repentante ne voulait pas se séparer de sa petite protégée. Personne n’avait encore pu goûter le sommeil, car l’incident de la soirée avait troublé les esprits, quand de nouveaux coups se firent entendre dans la porte. M. Lepage alla ouvrir. Un homme entra ; il était comme le muet, trempé jusqu’aux os ; il demanda l’hospitalité pour la nuit.

— J’ai failli me noyer, dit-il, dans la tempête que nous avons eue vers le soir. Vous avez peut-être vu une chaloupe de pêcheur faire voile pour l’un des ilets où elle espérait arriver sans accident ?

— Oui, répondit Lepage, nous avons vu chavirer cette chaloupe. Vous étiez à bord ?

— Oui, Monsieur, continua le brigand, nous étions cinq, et Dieu, dans sa bonté infinie, nous a tous sauvés.

— C’est une faveur évidente du Ciel.

— Je le crois aussi, et je veux me rendre demain à Sainte Anne, pour y remercier la Providence, dans cette église privilégiée.

— Vous faites bien, monsieur ; il faut être reconnaissants envers Dieu des grâces dont il nous comble. Mais où sont vos compagnons ?

— Nous n’avons pas voulu entrer tous cinq dans la même maison : il ne faut pas abuser de la bonté des gens ; chacun est allé de son côté.

— J’aurais été heureux de vous donner un gîte, et de vous réconforter un peu ; mais je sais bien que mes voisins ne feront pas moins que moi. Cependant je crois qu’il y en a un des vôtres ici.

— Le brigand le regarda avec surprise.

— Je ne crois pas, répondit-il.

— Lepage reprit : J’ai tort de dire cela, car celui qui est couché au grenier est un voleur, paraît-il : c’est le muet pris ici même il y a quelques semaines, et condamné à cinq ans de pénitencier.

— Le muet est ici ?

— Couché au grenier.

Le brigand fut un moment tout décontenancé, mais il se remit quand Lepage ajouta : Il faut qu’il se soit échappé de la prison, car c’est bien lui, n’est-ce pas, que l’on a trouvé coupable de vol, et condamné à cinq ans.

— Oui, c’est lui ! Il est ici ?… La police le cherche partout… enfermez-le ! Ne le laissez pas sortir et vous aurez une bonne récompense.

— La porte de sa chambre est barrée. Il ne peut sortir que par la fenêtre du grenier, mais il court risque de se casser une jambe s’il saute de là. Il faut aider la justice à triompher. La religion nous le dit… Vous allez changer d’habits, vous chauffer, manger, prendre un petit verre de bonne jamaïque. Il faut que vous puissiez dire qu’Athanase Lepage n’est pas tout à fait un mauvais chrétien.

Le brigand était dans la jubilation. Il fut traité avec une bienveillance et une charité vraiment évangéliques. Comme il allait se mettre au lit, un violent coup de pied ébranla la porte de la chambre du muet.

— Laissons-le se débattre, dit Lepage.

Cependant le muet faisait un vacarme d’enfer.

M. Lepage monta.

— Tenez-vous tranquille, dit-il, je vous connais, vous êtes bien enfermé et vous ne sortirez point.