Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/L’orage

C. Darveau (IIp. 124-133).

XII

L’ORAGE.


Le lendemain une chaloupe, montée par six hommes, sortait de la rivière Saint-Charles. Une légère brise enflait la voile ; la mer commençait à baisser et les navires à l’ancre évitaient. La chaloupe passa sur la batture de Beauport, et découvrit bientôt la nappe du Montmorency qui tombe d’une hauteur de deux cent quarante pieds, dans un bassin limpide, entre des rochers abrupts qui s’avancent comme deux bras pour la protéger ou la saisir. La blanche écume de l’onde qui se déchire et se brise sur les angles de la pierre, est comme un immense drapeau blanc que le vent secoue avec fureur. Et, comme une éclatante fumée, la vapeur tourbillonne au pied et monte jusqu’au faîte de cette cataracte magnifique. On croirait que la rivière se précipite dans un brasier qu’elle éteint. On croirait que le brasier mugit de colère et veut étouffer sa rivale dans les brillantes spirales de sa fumée. La chaloupe passa devant la chute, et les brigands, pas plus que les autres mortels, ne purent demeurer insensibles aux attraits de ce spectacle merveilleux. La brise se calma tout à fait vers le soir, la voile fut roulée autour du mât, et le mât, couché sur la chaloupe. Alors deux des brigands se mirent à ramer. Les rames de frêne faisaient rendre aux tollets un cri plaintif et monotone. Le sillon léger de l’embarcation mourait avant d’atteindre le rivage, comme meurt dans l’espace une voix lointaine. Les arbres des bords paraissaient remonter le fleuve. Les plus rapprochés fuyaient plus vite. La chaloupe passa devant l’église de l’Ange Gardien, l’une des plus humbles de la côte pittoresque de Beaupré, puis devant l’église de Saint Pierre d’Orléans, juchée haut sur les bords escarpés de la plus belle des îles. Deux autres rameurs remplacèrent les premiers. Le chef tenait le gouvernail.

Racette se délecte dans l’espoir d’une belle vengeance, et sa passion pour Geneviève se réveille plus violente que jamais. Il cherche des yeux la grande maison à pignon rouge, car déjà la flèche du Château Richer paraît en arrière de la chaloupe, et cette maison doit être à une vingtaine d’arpents plus loin que l’église.

— Voyez-vous, dit-il, là-bas, entre ces deux grands ormes, une cheminée blanche ? et il montre de la main.

— Oui, répondent les voleurs.

— Bien ! ce n’est point là !

On se met à rire.

— Mais c’est tout à côté, continue-t-il, et l’on verra le pignon rouge dans une minute.

En effet, une minute ne s’est pas écoulée que la grande maison blanche à pignons rouges de Lepage se dessine nettement sur le fond noir des arbres, au pied de ce rocher qui court le long du fleuve avec sa chevelure d’arbres magnifiques sur le côté, et, sur la tête, comme une corbeille de fruits, ses champs féconds.

— Arrêtons-ici ; mouillons ! ordonne le chef.

Pendant que les bandits, assis ou demi-couchés sur les bancs de leur chaloupe, s’amusent à boire et à fumer, jetant de temps à autre une ligne sans appât aux poissons indifférents, pour tromper les curieux qui voudraient les espionner, plutôt que les inoffensives carpes rondes, un nuage sombre monte sur la chaîne bleue des Laurentides. Une brise fraîche s’élève tout à coup, et fait courir un frisson sur le sein du fleuve. Un léger clapotement commence sous les flancs de la chaloupe.

— Tant mieux si l’on a du vent cette nuit ! dit le maître d’école : il nous sera plus facile de retourner à Québec.

Le nuage monte vite et s’étend sur le ciel, au-dessus du fleuve, comme un immense couvercle noir qui serait tombé du faîte des montagnes. La brise a des accès de fureur, et alors elle soulève l’eau comme une poussière. Bientôt les vagues se creusent et le fleuve devient semblable à un champ labouré. Comme les blanches fleurs du sarrasin s’agitent au vent sur les sillons, ainsi s’agitent les panaches des flots en courroux. Le tonnerre gronde, et son murmure solennel ressemble au bruit des chars sur un pont élevé ; et, comme d’autres tonnerres non moins terribles, les échos du cap Tourmente répètent tour à tour ses sonores grondements. Des éclairs déchirent les nues en se tordant comme des serpents de feu.

— Allons à terre, dit le chef.

— Ou bien sur un des ilets, reprend Charlot.

Les autres sont d’avis qu’il vaut mieux chercher un refuge sur un ilet, que de s’exposer à être vus sur le rivage, et peut-être reconnus.

— Mettons-nous à la voile ? demande le charlatan.

— Pourquoi pas ? la chaloupe est sûre.

La chaloupe dansait comme une bacchante prise de vin. Il ne fut pas facile de planter le mât et de dérouler la voile. Cependant après quelques minutes, l’embarcation s’élance rapide et penchée vers l’ilet. La pluie tombe par torrents, et la clameur du fleuve redouble.

— Tonnerre ! dit le chef, raidis l’écoute, Robert, il faut arriver.

Robert tire de toutes ses forces sur la drisse qu’il attache à l’un des taquets. La voile s’élève, se tend et reçoit le vent de plus près. La chaloupe se précipite comme un coursier sous un coup de fouet. Une bourrasque mugit au même instant.

— Lâche l’écoute ! hurle le chef.

Il était trop tard. La voile tendue vient frapper les ondes : la chaloupe demeure quelques instants sur le flanc, puis peu à peu le mât s’enfonce avec la toile appesantie par l’eau ; elle chavire tout-à-fait. Les brigands poussent un cri de rage en se cramponnant à la frêle embarcation.

Sur le bord du rivage, un jeune homme s’était arrêté regardant la chaloupe audacieuse qui ouvrait son aile dans le vent d’orage. Un canot se trouvait près de lui, à sec sur les galets, et, tout près du canot, un bouquet d’aunes dont les rameaux serrés offraient une légère protection contre la pluie et le vent. Le jeune homme ne voulait pas s’éloigner du canot avant que les imprudents pêcheurs ne fussent en sûreté, car il prenait pour des pêcheurs attardés les cinq brigands. Il se blottit sous la tale d’aunes. Il était là, grelottant depuis quelques minutes, quand la chaloupe tournoya comme un oiseau que le plomb a blessé dans les ailes. N’écoutant que son courage, et confiant dans son habileté à manier l’aviron, il pousse le canot sur la vague écumeuse et saute dedans. La mer montait et le vent soufflait du nord. Il n’éprouve pas de difficultés à s’éloigner de la rive. Il rame avec force, tenant toujours le canot vent arrière. Cependant les vagues secouent leurs aigrettes d’écume dans le frêle esquif, et deviennent de plus en plus terribles à mesure que le fleuve est plus profond. Le dévoué garçon regarde les cinq malheureux cramponnés à la quille de la chaloupe, et se dirige sur eux. Il se recommande à Dieu et à Sainte Anne, comprenant bien le danger sérieux auquel il s’expose volontiers. Il est consolant de savoir que l’amour de Dieu compte encore plus de dévouements que l’amour de l’or, et que la charité fait plus de martyrs que l’égoïsme.

Le vent jeta les naufragés sur l’ilet qu’ils désiraient atteindre. Alors le jeune homme fut tenté de virer ; mais il craignit de verser en présentant au vent et aux flots le côté de son canot sans défense. Il continua de fuir devant la tempête : Ce fut son salut. Il atterrit à l’autre extrémité de l’ilet. L’orage commençait à perdre de sa fureur. Une barre lumineuse ceignit, comme une auréole, le front des montagnes ; la pluie cessa peu à peu, et le tonnerre lointain laissa dormir les échos du Cap Tourmente.

Le soir est venu, le jeune homme est tout trempé. Il tire son canot à sec, et se met à marcher pour ne pas refroidir, car l’air est froid. Il se dirige vers l’autre bout de l’ilet, curieux de connaître les malheureux pour lesquels il a risqué sa vie. Il marche pendant une vingtaine de minutes, tantôt sur les bords rocailleux, tantôt sous les broussailles humides. Les ombres descendent vite sur le fleuve. Il est tenté de rebrousser chemin, afin de repasser la rivière avant la nuit. Il s’arrête. Le fleuve, encore tourmenté, se plaint et brise sur les récifs et les rivages. Il croit distinguer un rire d’homme au milieu de ces plaintes immenses. Il avance davantage. Le même rire infernal jaillit comme un éclair dans le nuage. Il marche encore. Alors des voix distinctes arrivent à ses oreilles. Il écoute.

— Par tous les diables ! disait une voix, nous l’avons échappé belle ! Où serions-nous maintenant ?…

— Avec les poissons !

— Chez le diable !

— Un peu plus tôt ou un peu plus tard, cela importe peu, répondait une autre voix.

La chaloupe allait si vite, reprit la première voix, que je n’ai pas eu le temps de penser à la bonne Sainte Anne !…

— Si nous avions fait un vœu, les gens diraient que c’est le vœu qui nous a sauvés.

— C’est bon pour le muet de faire des vœux !

Le jeune homme, surpris, redoubla d’attention.

— La chaloupe est-elle en ordre maintenant ?

— Prête à vous recevoir, chef.

— Les rames sont restées dedans ?

— C’est une chance ; naufrage complet : pas une perte de vie, pas une rame de moins !

— Non, mais la bouteille de rum est allée au fond.

— Vaudrait mieux avoir perdu les deux rames. Les carpes vont faire une fête !

— Tu ne dis rien, Racette ? penses-tu à Geneviève ?

— Je gèle !

— Tu te réchaufferas tantôt.

— Es-tu toujours décidé à enlever l’enfant ?

— Varenne d’un nom ! Est-on venu ici rien que pour le plaisir de prendre un bain froid ? Il faut se dédommager pleinement des misères que l’on endure.

— Avez-vous vu ce fou qui se promenait en canot ?

— Je me demande pourquoi il s’exposait ainsi.

— Pour venir à notre secours, peut-être.

— Mais il est passé tout droit, et son canot est disparu derrière la pointe. Il me semble qu’il serait venu aborder près de nous si notre infortune l’eût touché.

— Nous pourrons traverser bientôt, la mer se calme.

— Sommes-nous loin de la maison à pignons rouges, Racette ?

— Environ trois quarts de lieu, chef.

— L’un de nous ira demander l’hospitalité, puis quand les gens de la maison seront endormis, il ouvrira la porte aux autres, c’est entendu.

Ainsi causaient les cinq brigands.

Le jeune homme, terrifié de ce qu’il vient d’entendre, regagne son canot.