Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Une mère pardonne toujours

C. Darveau (IIp. 182-193).

XVIII

UNE MÈRE PARDONNE TOUJOURS.


La corvée de brayage était finie. La dernière poignée de lin s’était changée en filasse soyeuse, et les derniers claquements des braies venaient de se taire dans l’alcôve champêtre. Les jeunes gens oublièrent les fatigues de la journée dans la danse et les jeux. Asselin leur avait promis une veillée : il tint parole. Nérée Hamelin, qui ne jouait pas mal les cotillons et les gigues, sur le violon, vint avec ses sœurs et plusieurs autres jeunesses du village rejoindre les brayeurs. Picounoc parut s’amuser plus que les autres. Son sobriquet fit rire tout le monde, et bien qu’il eut décliné son vrai nom à Noémie Bélanger, après avoir fait la sourde oreille aux questions des autres, on continua, par caprice ou fantaisie, à l’appeler monsieur Picounoc. On le fit chanter pour délivrer un gage. C’était alors, et c’est encore la coutume, à la campagne, de se faire prier longtemps avant de se rendre aux vœux de la compagnie. Picounoc ne voulut pas déroger à cet usage ridicule. Il se fit prier : J’ai le rhume, disait-il à l’un ; je ne sais pas chanter, répondait-il à l’autre. Je ne sais pas une chanson… et cent raisons toutes aussi bonnes…

L’on insistait :  Vous savez bien chanter… Vous savez des chansons… Vous n’avez pas le rhume… Et que sais-je ?

Ce fut Noémie qui triompha de son obstination. Les jeunes gens virent bien qu’il avait des intentions pour la jolie brune.

— Pour vous faire plaisir, mademoiselle, je vais chanter, dit-il…

Noémie sourit ; ce n’était ni un sourire d’orgueil, ni un sourire de plaisir… Il y avait un peu de moquerie dans ce sourire. Picounoc ne chantait pas si mal que vous le pensez ; mais il chantait du nez. N’eût été sa voix nasillarde, on l’eût admiré. Dans les chantiers il avait de la vogue : c’est que son répertoire était riche de chansonnettes grivoises, et que les voyageurs et les gens de cage prisent fort ce genre de poésie. Il redit, d’un ton plaintif et traînant, une romance qui fut jugée fort belle. Elle était d’une moralité bien douteuse, mais grâce à la naïveté de nos mœurs, on ne comprit que la partie sentimentale. J’ai maintes fois entendu, dans nos réunions honnêtes de la campagne, des chants grivois que tout le monde applaudissait, bien innocemment à coup sûr.

Picounoc eut envie de faire une déclaration d’amour à Noémie. Dans nos veillées, si l’on rencontre une charmante villageoise qui ne semble pas indifférente, on manœuvre de manière à se trouver près d’elle : on dérive, on louvoie, on refoule le courant, on met la voile, on la replie, selon les circonstances et les lieux. On n’a pas soif, et l’on se lève pour aller boire au seau, près de la porte ; les rayons de la lune argentent les vitres de la fenêtre, et l’on va dehors pour s’assurer que le temps est clair et que les étoiles brillent au ciel ; le grand père arrive de l’écurie où tout est calme, et l’on va voir aux chevaux, de crainte qu’il ne se détachent, sortent de leurs parcs et se donnent des accolades du bout du pied ; et toujours l’on a le soin de ne pas trouver la chaise que l’on vient de quitter, mais d’en prendre une autre auprès de la personne recherchée. Et alors, en rougissant, on bégaie une excuse, on demande pardon à la jeune fille de ce que l’on ose prendre la place qu’un autre plus à son goût devrait occuper. Et la jeune fille qui se doute bien de quelque chose, ne se défend pas d’un léger mouvement d’orgueil. Elle pardonne de bon cœur… si déjà l’imprudente n’a pas fait quelque douce promesse.

Picounoc devenait amoureux de Noémie. Sans délicatesse, effronté plutôt que timide, nullement habitué à feindre, il ne dissimula point son admiration pour la belle jeune fille, et lui fit, dans les termes les moins équivoques, une brûlante déclaration. Noémie écouta, ne dit rien, et le laissa dans le doute, moins amer encore que le dédain.

La veillée fut joyeuse jusque vers minuit. Alors, on entend au dehors la voix plaintive de Geneviève qui dit :

— Rendez-moi, pour l’amour de Dieu, l’enfant de la défunte Jean Letellier !… Si je ne la retrouve pas, et si je ne la dépose point au pied de la croix, sur le haut de la côte, je serai perdue !… Oui je serai perdue !… Le sable roulant m’entraîne au fond de l’abîme !… Rendez-moi Marie-Louise ! rendez-moi Marie-Louise !…

Elle vient regarder à la fenêtre, et sa figure paraît comme la figure d’une morte qui sort de sa tombe. Les jeunes filles ont peur. La folle continue :

— Si vous la cachez dans vos chambres noires, ou sous vos lits, ou derrière les portes, le bon Dieu vous punira. Le bon Dieu voit partout, mais moi je ne vois nulle part ! Ah ! je vous en prie, rendez-moi l’enfant pour que mon âme soit sauvée !…

Elle ouvre la porte. Madame Asselin s’avance au devant d’elle.

— Geneviève, entre, tu vas coucher ici. J’ai un bon lit à te donner.

La folle la regarde d’un œil courroucé :

— Menteuse ! laisse-moi !… tu me ferais geler comme tu faisais geler la petite Marie-Louise !… Les lits que tu donnes aux autres sont le plancher nu. Tu me conduirais aux framboises pour m’égarer, comme tu as égaré l’enfant !… C’est toi qui l’as perdue !… malheur ! malheur à toi !…

Et elle disparaît.

Les divertissements furent suspendus. L’apparition lugubre de la folle avait troublé la fête, comme la pierre jetée dans l’arbre où chantent les oiseaux, trouble le concert aérien.

Asselin fumait sa pipe devant le foyer. Il avait appris la libération du muet, mais il ignorait encore l’enlèvement de la petite Marie-Louise. Comme on le sait, il n’avait dit à personne ce qu’il connaissait de l’innocence de son pupille. Cependant sa discrétion n’avait servi de rien ; mille autres bouches avaient parlé ! La vue de Geneviève, devenue folle soudainement, lui causait une étrange inquiétude. Il soupçonnait un crime : on l’a dit. Il avait hâte de voir son beau-frère, et, tout en fumant, il se proposait de partir pour Québec le surlendemain. Sa femme n’était guère moins soucieuse. Les veilleux s’aperçurent de l’anxiété des maîtres de la maison et se disposèrent à partir. Picounoc, acceptant l’hospitalité que lui avait offerte Asselin, ne partit que le lendemain.

L’ex-élève aimait trop Emmélie pour la croire coupable et douter de sa sincérité. Son bonheur s’était un moment assombri, comme un ciel d’azur, quand monte la fumée d’un volcan. Mais le volcan s’était calmé : le tonnerre qui grondait dans ses entrailles avait fait silence.

À l’heure même où Picounoc prenait congé de M. et de Madame Asselin, le lendemain de la corvée, l’ex-élève, s’embarquant dans un léger canot, traversait le fleuve et venait aborder tout vis-à-vis la maison où se cachaient ses amours.

Picounoc passant chez Bélanger vit Noémie dans la fenêtre. Il entra, la jeune fille le reçut poliment, mais avec assez de froideur. Ils causèrent longtemps et le soir arrivait quand il se souvint de sa mère. Il demanda à Noémie la permission de revenir.

— Je ne refuse de voir que les malhonnêtes gens, répondit-elle un peu fièrement.

Il est encore agréable de se promener dans les allées solitaires des jardins, aux beaux jours d’octobre, et de fouler aux pieds les feuilles jaunies que le vent a détachées et qui tapissent le sol. Tout porte à la rêverie : les dernières fleurs qui se penchent, frileuses, en donnant au soleil leur dernier sourire ; les rameaux dénudés qui ressemblent aux cordages des barques sans voiles, les soupirs de la brise fraîche qui semble pleurer en s’envolant, la pâleur du gazon qui se fane comme une vierge délaissée. L’aspect calme et mélancolique des champs inspire de douces et sérieuses réflexions. Les bois qui se dépouillent de leurs écharpes multicolores, et, nus, s’endorment d’un sommeil profond que seul le soleil du printemps pourra dissiper, nous invitent à songer à notre dernier sommeil et à nous dépouiller des liens enchanteurs qui nous captivent encore. Ils nous rappellent que bientôt, endormis dans notre froid tombeau, nous attendrons le soleil éternel qui réchauffera notre poussière, et nous fera renaître pour l’éternel printemps.

Emmélie et l’ex-élève se promenaient vers le soir, dans le jardin nouvellement acquis par l’hôtelière de La Colombe. Emmélie était triste. Comme un fer rouge que l’on tourne dans une plaie, une amère pensée la tourmentait toujours. Pauvre enfant ! Elle ne se croyait pas encore à l’abri des outrages des scélérats. Elle ne pouvait se défendre d’une vague terreur. Elle marchait les yeux baissés et regardait les feuilles mortes. Tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un cri parti de la maison. Ce n’était pas un cri de douleur, ni un cri d’anxiété, mais c’était une surprise étrange qui se manifestait. Emmélie et l’ex-élève s’élancèrent vers la porte. Un autre cri plus poignant et plus terrible que le premier fit retentir la maison. Emmélie tomba dans les bras de l’ex-élève :

— C’est lui !… sauvez-moi ! dit-elle.

En entrant elle s’était trouvée face à face avec Picounoc. Sa mère, debout, pâle, tremblante, ne peut revenir de sa surprise à l’aspect d’une pareille audace. Après un moment elle s’écrie :

— Quoi ! vous osez venir ici ?…

Picounoc sourit et ne bouge pas. L’ex-élève, fermant ses poings, s’avance près de lui :

— Lâche ! dit-il, vil insulteur de femmes ! je n’espérais pas te faire payer sitôt ton infamie. En même temps il veut frapper le cynique garçon, qui n’a pas de peine à parer le coup, car il est grand de six pieds et l’ex-élève est de taille moyenne :

— Tu sais bien, Paul, que je te mettrais en charpie si je voulais ! réplique l’inflexible Picounoc, pendant que l’ex-élève, aveugle de fureur, l’attaque avec la rage et la persistance du taon qui pique les flancs du taureau.

— Lâche ! hurle Paul Hamel, défends-toi donc ! Si je ne suis pas capable de te battre à coups de poings je te battrai à coups de bâton !… J’ai juré que je la vengerais !

— La venger de quoi ?… Ne l’ai-je pas respectée ?…

— Ah ! Dieu la protégeait !…

— Dieu a eu pitié de moi aussi, car ma douleur, mon désespoir seraient irrémédiables !

Emmélie, se séparant de l’ex-élève, a jeté ses bras autour du cou de sa mère, et toutes deux, la mère et la fille, hors d’elles-mêmes, regardent, sans pouvoir parler, sans pouvoir agir, la lutte des jeunes gens.

— Tu es fou, reprend Picounoc, de traiter ainsi ton vieil ami, pour une fredaine qu’il n’a pas commise, après tout.

— Lâche ! reprend l’ex-élève, je l’aime ! comprends-tu ? je l’aime !… elle est ma fiancée !…

— Elle est ma sœur !… répond Picounoc d’une voix émue.

— Tu mens ! dit l’ex-élève.

— Lui ! s’écrient les deux femmes.

Il y eut un instant de silence et d’émoi terribles. Picounoc regarde sa mère et sa sœur, assises toutes deux tremblantes et folles de terreur. Il s’approche d’elles en chancelant comme un homme ivre, et tombe à genoux à leurs pieds.

— Pardon ! s’écrie-t-il, et il éclate en sanglots…

Le silence qui succède a quelque chose d’épouvantable…

— Es-tu vraiment mon fils ? demande la mère, d’un accent plein d’amertume.

— Oui ! répond Picounoc, je suis Pierre-Énoch, parti il y a quinze ans…

Et il dit le nom de son père et le nom de famille de sa mère, et une foule d’incidents de son enfance… La mère pleure, et ses sanglots sont bien amers… Elle ne peut dire qu’un mot : que je suis malheureuse !…

Emmélie, atterrée, sans voix et sans larmes, l’œil égaré, ressemble à une insensée. Elle paraît ne plus se rendre compte de ce qui se passe autour d’elle. L’ex-élève attend, dans la stupéfaction, le dénouement de cette terrible tragédie. À la fin on entend une voix faible et saccadée qui murmure :

— Une mère pardonne toujours…