Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Le pèlerin

C. Darveau (Ip. 295-310).

XXXIV.

LE PÈLERIN.


Le matin qui suivit la nuit du vol, dès le point du jour, André Pagé, du Cap Santé, descendit visiter sa ligne sur la batture. Il saisit la bouée qui indiquait le lieu où dormaient, au fond de l’eau, les hameçons appâtés, souleva la corde tendue et la mit en travers sur le canot qui s’arrêta. Il examina chaque empile, faisant glisser la corde et rejetant, de l’autre côté de l’embarcation, l’hameçon fraîchement garni d’un ver grouillant. Son visage s’épanouissait de plaisir quand une anguille captive décrivait mille orbes pour fuir le fer qui l’enchaînait, et s’enfoncer dans l’onde vaseuse. Quand sa tâche fut terminée il reprit l’aviron. Alors il aperçut un canot qui descendait à la dérive.

— Il est plein d’eau, pensa-t-il ; mais il est peut-être bon encore, je vais le sauver.

Et il rama vers le canot qu’emportait le courant. Rendu tout auprès, il vit une tête qui sortait de l’eau.

— Un noyé !

Ce fut la pensée qui vint à son esprit. Il frissonna de peur et songea à revenir. Cependant ses regards ne pouvaient se détacher de la figure de cet homme singulier qui semblait s’être noyé dans son embarcation. Il vit la tête se lever un peu.

— Il n’est pas mort !

Ce cri lui échappa. Alors, plongeant l’aviron dans le flot calme, il imprima un rapide élan à sa nacelle qui vint effleurer le canot submergé. C’était à l’instant où la dernière goutte d’eau faisait déborder le vase rempli ; à l’instant où l’onde s’étendait comme un linceul sur le visage du muet, où le suprême effort du mourant faisait perdre l’équilibre au canot qui lui servait de tombe. Le vigoureux pêcheur saisit, par les cheveux, la victime innocente des voleurs et la soulève au-dessus de l’abîme.

— Tâchez de vous bien tenir au canot, dit-il.

Le muet, sorti soudain de sa tombe humide, a, tour à tour, des joies ineffables et des craintes mortelles. Il a peur que le pêcheur fatigué ne lâche prise tout à coup. Alors c’en serait fait. Pagé se penche sur l’eau et s’aperçoit que le malheureux a les mains liées derrière le dos. Il se baisse, tenant toujours d’une main ferme les cheveux du muet, ramasse, dans le fond de l’embarcation, le couteau dont il se sert pour la pêche et réussit, par un prodige d’équilibre et de sang froid, à couper les liens du malheureux. À mesure que le couteau fait son œuvre, la figure du muet se transforme et la vie et la lumière étincellent dans ses regards. Dès qu’il est libre, il se cramponne au canot. Pour ne pas l’exposer à verser, il n’essaie pas de monter dedans. Le pêcheur rame avec vigueur, et toujours dérivant, il vient atterrir à la rivière Jacques-Cartier. Flavien Richard, qui se trouve là, termine l’acte de charité en dénouant la corde qui enchaîne les pieds du muet.

Dans le transport de sa reconnaissance, le malheureux jeune homme prit la main de Pagé et la serra contre son cœur. De son bras encore engourdi il montra le ciel.

Le soleil sortait d’un nuage à l’orient. Les pinsons chantaient dans les ormes ombreux, les alouettes sautillaient gaiement sur la grève, et les moissonneurs, la faucille sur l’épaule, retournaient au champ. Le muet s’assit un moment sur une roche déjà tiédie par la chaude haleine du jour, puis, se jetant à genoux, il remercia, dans une méditation pieuse, la bonté infinie de Dieu. Il se souvint de la promesse qu’il avait faite à la bonne Sainte Anne, se leva et partit, la tête découverte et les pieds nus. Il monta la côte longue et solitaire de la rivière, du côté des Écureuils. Il chemina, s’arrêtant pour boire un peu d’eau froide ou manger le morceau de pain que lui donnait la charité. Ses vêtements séchèrent au feu du soleil. Ceux qui le rencontraient le croyaient fou. Quelques uns riaient ; quelques uns se moquaient de lui. D’autres le plaignaient sincèrement, et branlaient la tête en disant : Pauvre jeune homme ! Des enfants grossiers lui jetaient des pierres, ou le poursuivaient en l’appelant de toutes sortes de noms injurieux. Le soir il arrivait à Beauport. Il passa la nuit dans une honnête famille, où la prière se faisait tout haut, devant la croix. Le lendemain, vers midi, il venait de laisser l’église de Château Richer. Il avait faim. Ses pieds endoloris se déchiraient sur les pierres du chemin. La chaleur était accablante ; rarement septembre a de pareilles journées. Il n’avait pas oublié de se prosterner devant le saint Sacrement. Le temple du Seigneur était l’endroit où il se reposait mieux, où il s’arrêtait de préférence. Il vit une grande maison blanche avec pignons et contrevents rouges. Cette maison avait un air d’aisance et de propreté qui caressaient agréablement le regard. En arrière, s’élevait la grange, avec son toit de chaume, ses portes hautes et ses guichets ouverts. Des coqs au plumage étincelant chantaient, en se battant les ailes, sur la clôture, auprès de l’étable. Un seau pendait à la brimbale au-dessus du puits.

— Je vais entrer dans cette maison, pensa le muet, on me donnera bien un morceau de pain et un verre d’eau.

Il se retourna comme pour mesurer du regard la distance qui le séparait de l’église ; il vit venir deux voitures. La porte de la maison était entr’ouverte. Il frappa. Une voix qui sortait d’une chambre, au fond, répondit : Entrez !

Il entra. Une femme vint à lui, mais elle s’arrêta soudain, et ne put se défendre d’un mouvement de surprise et de peur, en le voyant si mal vêtu et l’air si souffrant. Cependant elle eut l’idée qu’il pouvait être un pèlerin, et elle lui demanda ce qu’il voulait. Le muet fit signe qu’il ne parlait pas et qu’il avait faim. Alors la femme ouvrit l’armoire, prit le pain enveloppé dans la nappe et le mit sur la table, après avoir étendu la toile blanche ; puis, se penchant dans une fenêtre, elle dit à une fille qui se trouvait dehors près de la laiterie :

— Geneviève, apportez donc du lait et du sucre.

La fille entre portant une terrine de lait à la crème. Le muet recule d’étonnement. Mais quand il voit une charmante petite fille s’avancer, tenant joyeusement dans ses bras un pain de sucre d’érable, il pousse ce cri particulier qui lui échappe dans les angoisses ou les joies profondes, il ouvre les bras, saisit l’enfant et la couvre de baisers. C’était la petite Marie-Louise ! c’était sa sœur ! L’enfant jette un cri. Geneviève a peur.

— Laissez-la, dit-elle, laissez-la !

Et elle s’avance vers le pèlerin comme une tigresse sur le chasseur qui lui ravit ses nourrissons. Le pèlerin la repousse tranquillement.

— J’ai promis de la protéger, dit-elle folle de terreur ; sa mère me l’a confiée ! Vous ne l’emmènerez pas ! Vous me hacherez par morceaux avant qu’elle sorte d’ici ! Vous ne savez pas comme je l’aime, et comme sa mère qui est au ciel aurait du chagrin si le maître d’école la reprenait ?

Le muet, impassible, l’écoute. Il a laissé l’enfant se retirer. Il est ému de l’affection et du dévouement de cette fille étrange, et des pleurs roulent dans ses paupières. Geneviève, attirant à elle la petite, l’embrasse :

— Non, va ! tu ne tomberas pas entre les mains des misérables ! Geneviève te protégera !… Je voudrais bien, par exemple !… Tenez, monsieur, mangez si vous avez faim, mais laissez-nous nos enfants… C’est tout ce que nous vous demandons !

Le pèlerin devenu souriant, s’approche de la table.

— Vous êtes drôle ! dit la maîtresse de la maison, à Geneviève. Pourquoi tout ce bruit, toutes ces paroles ? Quand même il embrasserait la petite Marie-Louise ! Elle est gentille, et rien de plus naturel que de l’embrasser.

— Oui, répartit Geneviève, mais ce n’est pas la première fois.

Deux voitures s’arrêtent à la porte ; ce sont celles que le pèlerin a vues venir. Quatre hommes descendent des calèches et entrent sans frapper. Deux cris terribles font à la fois trembler la calme demeure, un cri de terreur, un cri de triomphe :

— Racette !

— Geneviève !

À ce cri le pèlerin bondit. Geneviève entraîne l’enfant et cherche un refuge dans sa chambre à coucher.

Le maître d’école la poursuit en riant et en se frottant les mains de joie : Le pèlerin ressemble au jeune lion que la balle de plomb a blessé. La colère décuple ses forces. Il empoigne le maître d’école par les reins, l’écrase sur le plancher, le traîne jusqu’à la fenêtre et le jette dehors comme une guenille que le taureau fait voler du bout de ses cornes. La maîtresse de la maison demeure stupéfaite. Le maître d’école rentre, fou de rage :

— C’est lui ! dit-il aux constables, c’est le voleur ! c’est le faux pèlerin ! c’est lui, prenez-le ! canaille, va ! tu vas le payer !

Les constables mettent la main sur l’épaule du pèlerin : Au nom de la reine, vous êtes notre prisonnier.

Le muet les regarde d’un œil qui veut dire : Pourquoi ?

— Vous êtes accusé de vol, continue l’un des constables.

— Du vol qui a été commis à Lotbinière, chez un nommé Asselin, ajoute un autre.

Le muet courbe la tête. Il n’a pas songé à cette affreuse alternative de la mort ou de l’accusation. Toute résistance étant inutile en face de quatre hommes bien armés, il se laisse mettre les fers aux mains.

Racette s’approchant de la maîtresse lui dit : Vous le voyez, madame, l’on vous débarrasse du plus vilain coquin que la terre ait jamais porté. Je suis un brave et honnête homme moi, ces messieurs le savent et peuvent le dire (il montre les constables, qui répondent par un signe de tête affirmatif.) Je viens de découvrir ici une enfant à laquelle je m’intéresse beaucoup. Elle est ma petite nièce ; c’est la charmante Marie-Louise. Cette enfant m’a été enlevée ; je puis dire qu’on me l’a volée ! Rendez-la moi, je vous en conjure, et je vous serai reconnaissant toute la vie.

— Nous avons ordre, répond la dame, de ne la remettre à personne.

— Et de qui tenez-vous ces ordres ?

— Je ne puis le dire.

— N’allez pas écouter les propos de cette fille que je viens de reconnaître, de Geneviève ! Cette Geneviève, c’est une folle, c’est une fille de mauvaise vie ! Elle perdra l’enfant ; elle lui apprendra à haïr ses parents et à les fuir. C’est affreux cela, madame ! Oh ! si vous saviez comme j’aime cette petite… Tenez, rendez-la moi, et je vous donne la somme que vous me demanderez. Si vous croyez que je suis un menteur, faites venir l’enfant ! laissez-la faire. Vous verrez qu’elle m’appellera son oncle ! qu’elle viendra vers moi avec plaisir ! qu’elle se jettera dans mes bras !… Vous autres messieurs, dit-il aux constables, allez donc la chercher, saisissez-la, j’ai des droits sur elle ; amenez-la !

— Nous ne le pouvons pas, répondent les constables. Nous n’avons des ordres que pour arrêter le voleur que voici. Notre tâche est terminée.

Le muet a peur que la maîtresse de la maison ne se laisse convaincre. Il attache ses regards sur elle et suit avec anxiété toutes les impressions qui passent sur sa figure. Geneviève, un peu remise de son effroi, entend les paroles hypocrites du maître d’école. Le courage et l’énergie lui sont rendus ; elle sort de la chambre où elle s’était cachée, s’avance hardiment vers Racette et l’apostrophe ainsi :

— Lâche séducteur de femmes, tu peux cesser tes hypocrites prières ! tu n’auras pas l’enfant qu’une femme sainte m’a confiée. Tu m’as perdue un jour, homme sans cœur, et cette femme m’a sauvée ! C’est elle qui m’a tirée de tes mains pleines d’iniquités, et qui a déchiré le voile qu’une folle passion avait jeté devant mes yeux ! J’ai vu mes fautes ! j’ai vu l’abîme où tu m’entraînais, et j’ai prié, et j’ai pleuré ! je sais bien que je suis une misérable femme ; mais au moins, j’ai le désir et la volonté d’expier mes fautes et de vivre dans la vertu que j’ai trop longtemps négligée. Toi, tu cherches de nouvelles victimes ! tu voudrais souiller l’âme pure de cet ange comme tu as souillé la mienne ! te venger de moi sur l’innocence de la plus belle enfant. Monstre ! va-t’en ! Tes lèvres impures ne toucheront jamais le front de la petite Marie-Louise ! Va-t’en, ou je te déchire la face avec mes ongles ! Va-t’en ! entends-tu ?…

Le maître d’école est presque effrayé de tant de colère et d’énergie. Il ne reconnaît plus la faible femme qu’il a vue tant de fois et si longtemps soumise à ses infâmes volontés. C’est que rien comme la vertu et l’amour de Dieu ne donne de force et de courage. Il sort :

— Je te retrouverai, Geneviève, dit-il en grinçant les dents, je retrouverai Marie-Louise, ne fût-ce que dans l’enfer !

— Infâme ! dans l’enfer tu iras seul !

Le curé de Québec avait une sœur au Château-Richer, et cette sœur n’avait point d’enfants. On le sait déjà, elle était la femme d’un riche et honnête cultivateur, M. Athanase Lepage. Elle vivait heureuse autant qu’une femme peut l’être, quand elle n’a pas de petites créatures adorables à faire sauter sur ses genoux et à serrer contre son cœur. Ce fut à cette sœur chérie que le curé confia Marie-Louise et Geneviève, l’innocence et le repentir. Mme Lepage aimait déjà beaucoup la gentille enfant, et ne s’en serait point séparée volontiers, même si elle eût été libre de le faire. La paix et le bonheur régnaient sous le toit du cultivateur chrétien. Mais ce calme délicieux fut troublé par l’arrivée inattendue du maître d’école. Un de ces hazards inexplicables qui semblent avoir toute l’intelligence du mal, comme il y en a parfois, venait de guider les pas du plus cruel ennemi de la fille repentante et de l’enfant, vers leur retraite ignorée. Le maître d’école avait en vain cherché ses victimes depuis plusieurs jours ; il les avait demandées à tous ; et c’est à l’heure où il désespérait de les retrouver qu’elles passent devant ses yeux ébahis. La vie est pleine de ces caprices du sort.

Le pèlerin fut amené à Québec et jeté en prison. Asselin attendait avec inquiétude le retour de son beau-frère et des constables. Il eut une grande joie du résultat heureux de ses recherches, et il passa la nuit à l’auberge de l’Oiseau de proie, avec Racette, le charlatan et les autres voleurs. Ce fut une nuit d’orgie et de débauches.

Le pèlerin passa cette nuit dans une anxiété profonde. Il lui semblait qu’il était le jouet d’un rêve pénible. Peu à peu le calme revint dans ses esprits. La prière soutint son courage. Il ne voulut pas désespérer. Il supporta cette nouvelle et terrible épreuve avec la résignation du vrai chrétien. Les anges du Seigneur versèrent la grâce divine dans son âme soumise, comme une huile douce sur les plaies saignantes. L’essaim des esprits bienheureux remplit son cachot humide, et il dormit du sommeil paisible des justes.

Il languit plusieurs jours au fond de sa noire cellule, ne mangeant que du pain noir et ne buvant que de l’eau. Comme s’il était juste de faire subir à celui qui n’a pas encore été convaincu du crime dont on l’accuse, le traitement sévère que l’on inflige au coupable.

Le jour fixé pour le procès arriva, et il fut traîné au banc des accusés. La foule remplit la salle. Chacun le regardait avec mépris. Asselin vint dire comment, le croyant honnête, il l’avait pris à son service et bien traité, et comment l’ingrat s’était enfui après avoir profité du sommeil paisible de son maître pour le dépouiller. Les constables jurèrent qu’ils avaient trouvé, dans la ceinture de son pantalon, plusieurs pièces d’argent qu’Asselin reconnut pour siennes. Ces pièces avaient été glissées là par Racette lui-même, qui pour cela s’était assis à côté du pèlerin en revenant du Château Richer.

Aucun détail ne fut oublié : ni le cheval retrouvé sur la grève, ni le canot du père Grégoire Houle disparu pendant la nuit du vol, ni la fuite précipitée du muet.

Le juge fut inexorable. Il fit une leçon sévère au pauvre accusé qui pencha la tête, et le condamna à cinq ans de pénitencier. Alors le malheureux pèlerin frémit tout à coup, une expression de mystérieuse douleur se peignit sur sa belle figure ; il leva vers le ciel ses mains enchaînées et ses grands yeux pleins de larmes : il voulut s’écrier : Je suis innocent ! mais la parole vint mourir sur ses lèvres muettes.

La foule s’écoula. De tous côtés on entendait :

— La sentence est juste ! Il faut un exemple !

La surprise fut grande quand une voix discordante retentit disant :

— Mille noms ! moi je dis que la sentence est injuste, et que ce garçon-là n’est pas le voleur !