Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Aux nouvelles que j’apporte

C. Darveau (Ip. 281-294).

XXXIII

AUX NOUVELLES QUE J’APPORTE.


Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis le vol, et le muet ne reparaissait plus à Lotbinière. On le crut coupable. On admira l’art avec lequel il avait feint d’être le pupille d’Asselin, et personne n’ajoutait plus foi à son mutisme. On disait qu’il avait fait le muet pour n’avoir pas à répondre à trop de questions, et surtout pour n’avoir pas à raconter mille choses que sans doute il ignorait. Ce qui l’aurait bien un peu embarrassé. L’éveil fut donné de paroisse en paroisse. Mais il avait traversé le fleuve ; le cheval d’Asselin trouvé sur la grève, et la disparition du vieux canot de Grégoire Houle le prouvaient bien.

— Pourtant, observait le père Grégoire, s’il s’est embarqué dans le vieux canot, il n’a pas dû traverser sans emplir ; et, s’il a empli, il doit s’être noyé. Un canot plein d’eau ne porte pas un homme.

Asselin descendit à Québec pour demander à Dame Justice de prendre sa cause en main, et de chercher le coupable. En débarquant il se dirigea vers la place du marché afin de questionner les habitants qui se trouvaient là réunis de toutes les paroisses. Le charlatan, monté sur son tréteau, versait les flots de son éloquence sur la foule ébahie. Quand il aperçoit Asselin, il s’arrête, descend, perce le cercle de curieux qui l’enveloppe et va droit à lui.

— Monsieur Asselin, j’ai l’honneur de vous serrer la main : je sais votre malheur, je partage votre chagrin, et je suis prêt à vous aider de mes conseils et de mes services, dit-il de sa voix flûtée, au cultivateur ému de tant de courtoisie.

— Merci, répond Asselin, vous avez trop de bonté.

— Pas du tout !… Tenez !… je n’y vais pas par quatre chemins : croyez-vous aux cartes ?

— Dame ! il y a de drôles d’adons parfois.

— Venez avec moi : Messieurs, dit-il, remontant sur sa boîte, je reviendrai tantôt par condescendance pour vous, et par charité pour mes semblables qui souffrent, vous distribuer quelques bouteilles de sirop de la vie éternelle. Sans adieu !

Il redescend, la foule s’écarte. Suivi d’Asselin, il gagne l’auberge de l’Oiseau de proie.

— La mère, dit-il, une petite chambre, un jeu de cartes neuves et la Louise ! C’est important ! Ah ! j’oubliais de vous présenter M. Asselin, de Lotbinière. M. Asselin a été volé il y a quelques jours de la façon la plus ignoble. Il faut que les cartes parlent.

— Entrez ici ! fait la vieille hôtelière.

La Louise arrive tenant, d’une main, une chandelle jaune comme sa gorge, et, de l’autre, un jeu de cartes. Elle allume la chandelle, la dépose au milieu de la table, sur une croix peinte en noir. Elle bat les cartes, les fait couper en trois par Asselin et regarde la carte de dessous de chaque paquet. Elle hoche la tête. Asselin ne présage rien de bon. Elle prend le premier paquet, l’étend en forme d’éventail dans sa main gauche et dit, en s’arrêtant de temps en temps, comme pour lire dans le cœur des cartes :

— Le voleur est un jeune blond. Il est seul et mélancolique. Il n’avouera point son crime… Il n’y a pas moyen de le faire parler…

— Si c’est celui que je soupçonne, repart Asselin, je n’ai pas de peine à le croire, il est muet.

La Louise continue : Il a passé l’eau… avec beaucoup de peine.

— C’est ça ! s’exclame l’habitant !

La Louise, toute à son devoir, poursuit :

— L’argent se retrouvera en partie…

— Est-ce possible ?

Ici la tireuse de cartes dépose le premier paquet, souffle la chandelle, la rallume, prend le second paquet et dit :

— Vous avez un ennemi : cet ennemi agit dans les ténèbres ; personne ne le connaît. Il veut vous ôter du bien… Il ira chez vous et vous ne le reconnaîtrez pas et vous l’hébergerez… Vous le regretterez aussitôt. Vous finirez par triompher, mais ce ne sera pas sans beaucoup de troubles, de peines et de dépenses d’argent.

Asselin est convaincu que le diable parle par la bouche de cette fille étonnante. Elle ouvre le troisième paquet de cartes :

— Vous êtes sur la piste du voleur… Vous n’êtes pas loin l’un de l’autre. Il sait que vous le poursuivez et se cache. Il est seul, presque toujours seul. Il n’a presque plus d’argent sur lui. Il tombera entre les mains de la justice.

La Louise n’ajoute rien de plus et remet les cartes sur la table.

— J’en sais assez long, dit Asselin. Vous tirez bien.

— Soupçonnez-vous quelqu’un ? demande le charlatan.

— Oui ! c’est ce gredin de muet !… Je ne sais pas si vous le connaissez ?

— Le muet ? Un gros garçon de vingt ans environ, grand, musculeux, cheveux blonds, œil bleu ciel ?

— Précisément.

— Si je le connais ! Mais c’est lui-même, M. Asselin, qui se trouvait ici il y a trois semaines, quand vous m’avez fait l’honneur d’accepter un petit verre.

— Je ne m’en souviens pas.

— Il n’a pas voulu boire avec nous : vous ne l’avez pas remarqué ?… Si je le connais !… Ah ! il est bien capable de vous dépouiller et d’en dépouiller d’autres, le brigand !

— Quelle est son occupation ?

— Il ne fait rien et il fait toutes sortes de choses : l’hiver, il va dans les bois, puis il descend sur les cages, puis il flâne sur les quais et dans les auberges… C’est un rien qui vaille.

— Il faut le pincer !

— C’est cela ! il faut le pincer !

— Combien vous dois-je ? demande Asselin à la Louise.

— Une piastre, monsieur.

L’habitant jette une piastre comme il eût jeté un sou.

Le charlatan lui offre un verre ; ils sortent ensuite et reviennent sur le marché. Le docteur se hisse sur sa boîte de bouteilles ; monsieur Asselin se perd dans la foule et questionne tout le monde. Personne n’a vu le muet.

Comme il s’éloigne de la place, peu satisfait du résultat obtenu, il rencontre le maître d’école, son beau-frère.

— Bonjour, José !

— Bonjour, Eusèbe !

— Comment vas-tu ?

— Assez bien. Et toi ?

— Pas mal.

— Quelle nouvelle ?

Asselin n’a pas le temps de répondre, qu’une autre voix, joyeuse et nasillarde, répond en chantant :


Aux nouvelles que j’apporte,
Mironton, mironton, mirontaine,
Aux nouvelles que j’apporte,
Vos beaux yeux vont pleurer !


C’est Picounoc qui descend la rue Laplace, gris comme un brouillard. Il est en compagnie du chef des voleurs et marche en zig-zag.

— Qui te parle à toi ? réplique Asselin offensé.

— Fâchez-vous pas, l’ami, c’est la chanson qui dit ça, repart Picounoc, en courant une bordée vers l’irritable cultivateur.

— Tiens ! dit le chef, à son tour, c’est notre maître d’école !… et monsieur Asselin, je crois.

— C’est M. Asselin, reprend Picounoc, eh bien ! qu’il aille chez la Bégin !

— Allons ! pas de grossièretés, mon petit ami.

— Non, monsieur Saint-Pierre, pas de grossièretés… monsieur chose, n’allez pas chez la Bégin, allez chez la mère Labourique, plutôt !… Je vous demande pardon si j’ai chanté, j’ai le cœur en joie. Le vieux m’a payé un coup ; comme j’avais peur que ce fut le premier et le dernier, je l’ai pris un peu fort. C’était la façon de mon oncle Norbert ; je tiens ça de lui…

— Et d’où viens-tu, toi ? demande le chef au maître d’école : on ne t’a pas vu depuis plusieurs jours.

— Je ne suis pas demeuré inactif ! j’ai travaillé, j’ai fouillé toute la ville et ses environs ; les chiennes ! je ne sais pas où elles se sont cachées !

— Geneviève et Marie-Louise ? demande Asselin.

— Ta fidèle amie ? dit le chef, d’un ton moqueur.

— Je les retrouverai, ou le diable m’emportera.

— Qui est-ce qui vous emportera ? dit Picounoc.

— Tu es bien curieux, toi ?

— Moi ? je suis curieux comme deux ou trois femmes.

— Je donnerais beaucoup, continue le maître d’école, pour découvrir leur cachette.

— Leur cachette ? répète Picounoc, payez-vous d’avance ?

On ne fait plus attention aux drôleries du jeune ivrogne, qui n’en continue pas moins à bavarder.

— Elles ne sont plus au presbytère de Beauport ? demande Asselin à son beau-frère.

— Au presbytère ? je n’y vais point ; on ne s’amuse pas dans ces maisons-là, continue le facétieux Picounoc que personne n’écoute.

— Non, répond Racette à Asselin, elles en sont parties de nuit, et personne ne sait où elles sont allées.

— Le charretier qui les a conduites à Beauport ?

— Un charretier ?… se hâte d’ajouter Picounoc, il y en a un là, qui n’a pas de voyage.

— On ne peut avoir raison de ce charretier, répond Racette, il ne parle pas plus qu’un muet.

— Le muet ? le muet ? ce farceur m’a diablement fait rire, hier, reprend Picounoc. Je revenais du Saut… Vous ne m’écoutez pas ?… Batiscan ! je ne suis pas assez monsieur pour jaser avec vous autres ! Et toi, le vieux, tu m’abandonnes ?… tout de même, j’ai bien ri en voyant le muet, hier…

— Hein ? fait le chef vivement intrigué, tu as vu le muet hier ?…

— File ! file ! repart le gaillard de Picounoc. Ah ! vous n’avez pas voulu m’écouter tout à l’heure… vous me trouviez ridicule ! je ne suis pas assez monsieur !… file ! arrangez-vous !… parlez ensemble !

— Allons donc ! reprend Asselin, d’un ton doucereux, vous êtes trop susceptible, vous vous offensez d’un rien… On n’a pas voulu vous faire de grossièreté.

— Regardez-le donc ! — Picounoc montre du doigt l’habitant décontenancé — Regardez-le donc ! il veut m’amorcer ! c’est que Picounoc ne se laisse pas jouer de même.

— Sois donc raisonnable, dit le vieux bandit, je te paierai encore une traite… voilà le monde qui se rassemble, allons à l’auberge de l’Oiseau de proie.

Le chef part le premier. Il est suivi de l’homme de cage.

— Ce diable de muet qu’il m’a fait rire hier ! continue Picounoc, gambadant sur le trottoir.

— Où cela ? demande le chef.

— Où cela ? je ne le sais pas trop… sur le chemin de Beauport, je crois.

Asselin et le maître d’école écoutent de toutes leurs oreilles.

— Qu’avait-il de drôle ?

— Nu-pieds, nu-tête, un chapelet à la main.

— Lui as-tu parlé ?

— Beau dommage !

— Que lui as-tu dit ?

— D’abord je lui ai dit : Es-tu fou ?

— Ensuite ?

— Ensuite ? je ne m’en souviens plus : je crois que je lui ai dit la même chose.

— Et lui ?

— Lui ? il m’a fait la même réponse. Je pars à rire ; je veux l’arrêter ; pas d’affaire ! Je lui offre ma casquette cirée ; il décline l’honneur de se mettre dessous ; je le prie de chausser mes bottes tannées ; il dédaigne le cuir de mes bottes. Tu diras un chapelet pour moi, quand tu seras à la bonne Sainte-Anne, que je lui demande. Je voyais bien qu’il allait à Sainte-Anne ; je ne suis pas bête. Il me promet qu’il le dira ; et, pour me faire cette promesse, il donne un furieux coup de tête en avant, et moi, je lui donne un furieux coup de pied en arrière !… Dieu ! que j’ai ri !…

— C’est bien vrai ce que vous dites-là ? demande le maître d’école.

— Vrai comme nous sommes tous quatre des hommes d’honneur.

— Pas plus vrai que ça ? observe le vieux en riant.

— Vrai comme je suis gris à l’heure qu’il est et que vous le serez dans un instant.

Asselin dit : Mes amis, voulez-vous me prêter votre aide ? Le muet est le misérable qui m’a volé mon argent. Je suis à sa poursuite. Conduisez-moi auprès du chef de la Police : il faut qu’il soit arrêté de suite.

— Qui ? le chef de la police ? demande Picounoc.

— On t’a volé ? s’écrie le maître d’école surpris… Je ne l’ai pas su.

— On m’a volé tout mon argent. Voici le fait.

Il raconte à son beau-frère comment il a pris le muet à son service, comment le jeune homme rusé s’est fait passer pour son pupille auprès de plusieurs habitants, et comment le vol a eu lieu, dans la nuit même du départ de ce serviteur infidèle. Il lui dit aussi que la petite Noémie Bélanger avait essayé de donner le change à l’opinion, et de détourner les soupçons de la tête de son ami, en racontant une histoire invraisemblable.

Le maître d’école était roué.

— Ce que tu me dis-là, réplique-t-il à son beau-frère, me surprend et me fait soupçonner la vérité. Cela explique l’attachement que ce jeune homme porte à la petite Marie-Louise et la protection qu’il lui accorde… Oui, il peut bien être ton pupille… Mais diable ! non, puisqu’il est muet !

Picounoc qui entend cette dernière parole répond.

— Il est muet parce qu’il ne parle plus… mais il a parlé comme vous et moi…

— Que dites-vous ? il a parlé ? demandent ensemble Asselin et le maître d’école saisis d’étonnement.

— Si vous aviez été avec nous, l’autre soir, à l’auberge, vous auriez entendu son histoire : je l’ai racontée. Maintenant, arrangez-vous, je ne la redis plus !

— Il a parlé ! il n’a pas toujours été muet ! son nom ? quel est son nom ? disent, avec transport, les deux beaux-frères.

— Son nom ? Djos.

— Djos qui ?

— Djos Tellier.

— Djos Tellier !… D’où ? de quelle paroisse ?

— De Lotbinière !

— C’est lui ! c’est lui !