Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 31-36).

CHAPITRE VII

Orgueilleux oiseau des montagnes,
Tes plumes vont servir de jouet aux autans.
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Retourne aux lieux où tu plaças ton aire.
Tu n’y verras que cendres et débris.
Qui frappe l’air de ces lugubres cris ?…
Ce sont les accents d’une mère.

T. Campbell.

La nuit fut sombre et orageuse ; mais le matin se leva comme rafraîchi par la pluie. La lande sauvage de Mucklestane-Moor, sembla s’animer sous l’influence d’un ciel serein. Quand le vieillard sortit de sa hutte, ses deux chèvres vinrent au-devant de lui pour recevoir leur nourriture qu’il distribuait chaque matin, et elles lui léchaient les mains en signe de reconnaissance. — Pour vous du moins, leur dit-il, la conformation de celui qui vous fait du bien ne change rien à votre gratitude. Lorsque j’étais dans le monde, ai-je jamais trouvé de tels sentiments ? Non. Derrière ma chaise les domestiques que j’avais élevés depuis leur enfance me tournaient en dérision ; l’ami que je soutins de ma fortune m’enferma dans l’asile destiné aux êtres privés de la raison. Hubert seul… mais Hubert finira aussi par m’abandonner. Tous les hommes ne se ressemblent-ils pas ? ne sont-ils pas corrompus, insensibles, égoïstes, ingrats et hypocrites ?

Pendant qu’il se livrait à ses sombres réflexions, le solitaire entendit de l’autre côté de son enclos le pas d’un cheval. Au même instant, un gros chien de chasse franchit le mur.

Les chasseurs de ces cantons savent fort bien que la forme et l’odeur des chèvres rappellent tellement la forme et l’odeur du daim, que les limiers les mieux dressés s’élancent quelquefois sur elles. Le chien en question attaqua donc et étrangla aussitôt une des favorites de l’ermite, quoique Hobbie Elliot eût sauté à bas de son cheval pour sauver l’innocente créature.

Quand il vit les dernières convulsions d’une de ses favorites, le Nain, saisi d’un accès de frénésie et ne se possédant plus, tira une espèce de poignard qu’il portait sous son habit, et se précipita sur le chien pour le percer. Hobbie lui saisit le bras en disant :

— Tout beau, Elshie, tout beau ; ce n’est pas ainsi qu’il faut traiter Killbuck. — Aussitôt la rage du Nain se tourna contre lui : déployant une vigueur qu’on ne lui aurait pas soupçonnée, il dégagea son bras en un clin d’œil, et appuya la pointe de son poignard sur la poitrine du fermier. Mais, jetant l’arme loin de lui avec horreur : — Non ! s’écria-t-il d’un air égaré, non ! pas une seconde fois !

Hobbie recula de quelques pas, aussi surpris que confus d’avoir couru un tel danger de la part d’un homme qu’il aurait cru si peu redoutable. Puis il se mit à s’excuser d’un accident qu’il n’avait pu ni prévoir ni empêcher. — Je ne veux pas justifier tout à fait Killbuck, dit-il ; mais je suis fâché autant que vous de ce qui vient d’arriver ; je veux donc vous envoyer deux chèvres et deux grasses brebis pour réparer tout le mal. Un homme sage et sensé, comme vous l’êtes, ne doit pas avoir de rancune contre une pauvre bête qui n’a fait que suivre son instinct.

— Misérable, répondit le Nain, votre cruauté me prive d’une des deux seules créatures qui me fussent attachées !

— Bon Dieu, Elshie, c’est bien contre ma volonté. J’aurais dû tenir mon chien en laisse. Mais je vais me marier, voyez-vous, et cela m’ôte toute autre idée de la tête ! Mes deux frères apportent sur le traîneau le dîner de noces ; Je veux dire trois fameux chevreuils ; jamais on n’en vit courir de plus beaux. Ils ont fait un détour pour arriver, à cause des mauvais chemins. Je vous enverrais bien un peu de venaison ; mais vous n’en voudriez peut être pas, parce que c’est Killbuck qui l’a tuée.

Pendant ce discours, par lequel le bon habitant des frontières cherchait à calmer de son mieux le Nain offensé, celui-ci avait tenu les yeux baissés, comme pour se livrer à de profondes méditations ; enfin il s’écria : — L’instinct ! l’instinct ! Oui ! c’est bien cela ! le fort opprime le faible ; le riche dépouille le pauvre.

— Retire-toi ; tu as réussi à porter le dernier coup au plus misérable des êtres. Tu m’as privé de ce que je regardais comme une demi-consolation. Retire-toi : Va jouir du bonheur qui t’attend.

— Ah ! dit Hobbie, je veux n’être jamais cru, si je ne désire vous emmener à mes noces. Je vous enverrai chercher dans un traîneau avec un bon poney.

— Est-ce bien à moi que vous proposez de prendre part aux plaisirs du commun des hommes ?

— Comment, commun ! pas si commun,

— Va-t-en. Puisse le mauvais génie qui t’a conduit ici t’accompagner chez toi !

— Vous avez tort de parler ainsi, voilà que vous me souhaitez malheur, à moi et aux miens. Maintenant s’il arrive quelque chose à Grace ou à moi ou au pauvre chien, je n’oublierai pas la part que vous y aurez eue.

— Va-t-en, répéta le Nain, va-t-en, et souviens-toi de moi quand tu sentiras le coup qui t’aura frappé.

— Eh bien, dit Hobbie en remontant à cheval, je m’en vais ; mais s’il arrive quelque chose à Grace Armstrong, je vous promets un petit feu de sorcier.

Il partit ; et le Nain, après avoir jeté sur lui un regard de colère et de mépris, prenant une bêche, se mit à creuser un tombeau pour sa chèvre. Un coup de sifflet l’interrompit dans cette triste occupation. Il leva la tête, et aperçut le bandit de Westburnflat. Il avait le visage souillé de sang.

— Eh bien, misérable, ton infâme projet est-il accompli ?

— Est-ce que vous en doutez, Elshie ? Quand je mets le pied dans l′étrier, mes ennemis peuvent sangloter d’avance ! Ils ont eu cette nuit, à Heugh-Foot, une belle illumination, et l’on y pousse encore des cris plaintifs sur la mariée.

— La mariée !

— Oui. Charly Cheat-the-Woody[1], comme nous l’appelons, c’est-à-dire Charlot Foster de Tinning-Beck, l’emmène dans le Cumberland. Elle m’a reconnu dans la bagarre, parce que mon masque s’était détaché.

— Veux-tu donc l’assassiner ?

— Non, si je puis m’en dispenser. On dit qu’on envoie des gens aux plantations, qu’on les fait embarquer pour cela tout doucement dans les ports, et qu’on sait gré surtout à ceux qui amènent une jolie fille. Par delà les mers on a besoin de ce bétail femelle, qui n’est pas rare ici ; mais je veux faire mieux pour la nôtre. Il est une belle dame qui, à moins qu’elle ne devienne enfant docile, fera dans peu, bon gré mal gré, le voyage des grandes Indes. J’ai envie de faire partir Grace avec elle. C’est une bonne fille, après tout. Quel crève-cœur pour Hobbie, quand ce matin à son retour il ne trouvera ni maison ni fiancée !

— Et tu n’as aucune pitié de lui ?

— Aurait-il pitié de moi, s’il me voyait gravir la colline du château à Jeddart[2] ? C’est la pauvre fille que je plains. Pour lui, il en prendra une autre. — Eh bien, Elshie, que dites-vous de cet exploit.

— L’air, l’océan, le feu, dit le Nain ne sont rien auprès de la rage de l’homme ; et qu’est-ce que ce bandit, si ce n’est un homme plus habile que les autres à remplir le but de son existence ?

— Écoute-moi, misérable, tu vas aller où je t’ai envoyé une fois.

— Chez l’intendant ?

— Oui ; tu lui diras qu’Elshender le Reclus lui ordonne de te donner de l’or. Mais rends la liberté à cette fille, renvoie-la dans sa famille ; qu’elle n’ait à se plaindre d’aucune insulte ; fais-lui seulement jurer de ne pas découvrir ton crime.

— Jurer ! Et si elle ne tient pas son serment ? les femmes n’ont pas une trop bonne réputation sur cet article. Mais si vingt pièces d’or m’étaient comptées, je crois pouvoir promettre qu’elle serait rendue à sa famille dans les vingt-quatre heures.

Le Nain tira de sa poche un petit portefeuille, écrivit une ou deux lignes, déchira le feuillet et le remit au brigand : — Tiens, lui dit-il mais ne songe pas à me tromper ! si tu n’exécutes pas ponctuellement mes ordres, ta vie m’en répondra.

— Je sais que vous avez du pouvoir, Elshie, je ne vous désobéirai pas.

— Pars donc, et délivre-moi de ton odieuse présence.

Le brigand donna un coup d’éperon à son cheval, et disparut.

Cependant Hobbie continuait sa route avec une sorte d’inquiétude vague qu’on appelle un mauvais pressentiment. Avant d’avoir gravi la hauteur d’où il pouvait voir la maison, il aperçut sa nourrice.

— Qu’est-ce donc qui a pu faire venir si loin la vieille nourrice ? se demanda Hobbie dès qu’il eut reconnu Annaple. Jamais elle ne s’éloigne de la ferme à plus d’une portée de fusil. Vient-elle m’annoncer quelque malheur ? Les paroles du vieux sorcier ne peuvent pas me sortir de la tête,

Annaple, le désespoir sur la figure, était arrivée près de lui ; saisissant son cheval par la bride, elle resta quelques instants sans pouvoir s’exprimer, tandis qu’Hobbie, ne sachant à quoi il devait s’attendre, n’osait l’interroger. — Mon cher enfant, s’écria-t-elle enfin, arrêtez !… n’allez pas plus loin !…

— Au nom du ciel, Annaple, expliquez-vous !

— Hélas ! tout est perdu, brûlé, saccagé ! Votre cœur se briserait si vous voyiez ce que mes vieux yeux ont vu.

— Et qui a osé faire cela ? — Lâchez la bride, Annaple ! Où est ma mère ? mes sœurs ? Grâce ? —- Ah ! le sorcier ! j’entends encore ses paroles.

Il pressa son cheval, et, ayant atteint le sommet de la colline, il découvrit le spectacle de désolation dont Annaple l’avait menacé. Des monceaux de cendres et de débris couvraient la place qu’avait occupée sa ferme. Hobbie resta comme anéanti. — Je suis ruiné, s’écria-t-il enfin, encore si ce n’était pas à la veille de mon mariage ! — Mais je ne suis pas un enfant pour rester là à pleurer. Pourvu que je retrouve Grace, ma mère et mes sœurs bien portantes ! Eh bien, je ferai comme mon grand-père, qui alla avec Buccleugh servir en Flandre.

Il s’avança avec fermeté vers le lieu du désastre. Les habitants du voisinage s’y étaient déjà rassemblés. Les plus jeunes s’étaient armés, et ne respiraient que vengeance ; les plus âgés s’occupaient des moyens de secourir la malheureuse famille, à qui la chaumière d’Annaple, située à deux pas de la ferme, servait de refuge.

— Eh bien, disait un grand jeune homme, allons-nous rester toute la journée devant les murailles brûlées de la maison de notre parent ? À cheval, et poursuivons les brigands.

— Le jeune Earnscliff est déjà parti avec six chevaux pour tâcher de les découvrir dit un second interlocuteur.

— Eh bien, suivons-le donc, entrons dans le Cumberland ; brûlons, pillons, tuons ! tant pis pour les plus voisins.

— Un moment, jeune homme, dit un vieillard ; voulez-vous exciter la guerre entre deux pays qui sont en paix ?

— Voulez-vous que nous voyions brûler nos maisons sans nous venger ? Est-ce ainsi qu’agissaient nos pères ?

— Je ne vous dis pas, Simon, qu’il ne faut pas nous venger, mais, de notre temps, il faut avoir la loi pour soi.

— Je doute, remarqua un autre, qu’il existe encore un homme qui sache les formalités à observer quand il faut poursuivre une vengeance légitime au delà des frontières. Tam de Whitram savait tout cela ; mais il est mort dans le fameux hiver.

— Oui, dit un quatrième, il était de la grande expédition quand on se porta jusqu’à Thirwall.

— Bah ! s’écria un autre de ces conseillers de discorde, il ne faut pas être bien savant pour connaître ces formalités. Quand on est sur la frontière, on met une botte de paille enflammée au haut d’une pique ou d’une fourche, on sonne trois fois du cor, on proclame le mot guerre, et alors il est légitime d’entrer en Angleterre pour se remettre, de vive force, en possession de ce qui vous a été pris. Si vous n’en pouvez venir à bout, vous avez le droit de prendre à quelque Anglais l’équivalent de ce que vous avez perdu.

— Eh bien, mes amis, s’écria Simon, à cheval ! nous prendrons avec nous le vieux Cuddy ! il sait le compte des troupeaux et du mobilier perdus ; Hobbie en aura ce soir autant qu’il en avait hier. Quant à la maison, nous ne pouvons lui en apporter une ; mais nous en brûlerons une dans le Cumberland.

La proposition venait d’être accueillie avec enthousiasme par les plus jeunes de l’assemblée, quand Hobbie arriva. — Tous s’empressèrent autour du malheureux fermier, il ne put exprimer à ses voisins et à ses parents combien il était sensible à l’intérêt qu’ils lui marquaient, qu’en leur serrant la main. Quand il pressa celle de Simon d’Hackburn, son anxiété trouva enfin un langage. — Et où sont-elles ? dit-il, comme s’il eût craint de nommer les objets de son inquiétude. — Simon lui montra du doigt la chaumière d’Annaple, et Hobbie s’y précipita.

Dès qu’il fut entré, des acclamations de compassion s’élevèrent de tous les côtés : — Ce pauvre garçon ! — Il va apprendre ce qu’il y a de pire pour lui ! — Earnscliff ramènera peut-être la pauvre fille ! — Puis le groupe, n’ayant point de chef reconnu, attendit tranquillement le retour d’Hobbie, résolu à se mettre sous sa direction.

L’entrevue d’Hobbie avec sa famille fut aussi triste qu’attendrissante. Ses trois sœurs se jetèrent à son cou en pleurant, et l’étouffèrent presque de caresses, afin de retarder l’instant où il s’apercevrait qu’il manquait là une personne non moins chère à son cœur.

-— Il regarda autour de lui. — Où est Grâce ? demanda-t-il.

— Ô mon frère ! notre pauvre Grâce ! — furent les seules réponses qu’il put obtenir, jusqu’à ce que sa mère, se levant lui dit avec cette sérénité touchante qu’une piété sincère peut seule procurer aux plus cruelles douleurs : — Mon fils, quand votre père fut tué à la guerre, et me laissa six orphelins, j’eus le courage de prononcer : Que la volonté du Seigneur soit faite ! Eh bien, mon fils, des brigands ont mis le feu cette nuit à la ferme, ils ont pillé la maison, tué les bestiaux, emmené les chevaux, et, pour comble de malheur, enlevé notre pauvre Grâce ! Priez le ciel qu’il vous donne la force de répéter avec moi : — Que sa volonté soit faite !

— Ma mère, je veux me venger, dussè-je aller chercher ma vengeance au fond de l’enfer.

— Mon fils, soyez soumis à la volonté de Dieu. Le jeune Earnscliff s’est mis à la poursuite des brigands avec Davie de Stenhouse et quelques autres.

— Que le ciel le bénisse ! mais il s’agit à présent de l’imiter Adieu, ma mère, adieu, mes sœurs !

— Adieu, mon fils ! puissiez-vous réussir dans votre recherche !

  1. Charlot Nargue-la-Potence.
  2. Le lieu des exécutions à Jeddart, et où plusieurs confrères de Westburnflat ont joué la dernière scène de leur rôle tragique.