Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/10

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 44-49).

CHAPITRE X

Je quittai le réduit de celle qui m’est chère…
C’était hier, la neige étalait sa blancheur :
Je reviens quand l’été fait briller sa lumière,
Je retrouve la rose exhalant son odeur

Ancienne ballade.

Piqué de ce qu’il appelait l’indifférence de ses amis, Hobbie poursuivait solitairement son chemin.

Ce fut dans cette disposition au désespoir qu’il arriva devant la chaumière, asile de sa famille. En approchant de la porte, il entendit ses sœurs parler avec vivacité et d’un ton de gaieté. — Le diable soit des femmes ! dit-il. — Après tout, c’est sur moi et non sur elles que le plus fort du coup est tombé.

Tout en parlant ainsi, il attachait son cheval sous un hangar. La plus jeune de ses sœurs vint l’interrompre. — Eh bien ! Hobbie, lui dit-elle, à quoi vous amusez-vous là, tandis qu’il y a quelqu’un arrivé du Cumberland, qui vous attend depuis plus d’une heure ?

— Quelqu’un du Cumberland ? s’écria Hobbie ; il se précipita vers la chaumière.

— Où est-il ? où est-il ? m’apporte-t-il des nouvelles de Grâce ? s’écria-t-il en regardant autour de lui et n’y apercevant que des femmes.

— Il n’a pu différer plus longtemps, dit sa sœur aînée en tâchant d’étouffer une envie de rire.

— Allons, allons, filles ! dit la mère, il ne faut pas le tourmenter davantage. — Regardez bien, mon enfant ; est-ce que vous ne voyez pas ici quelqu’un que vous n’y avez pas laissé ce matin ?

— J’ai beau regarder, je ne vois que vous et mes trois sœurs.

— Ne sommes-nous pas quatre à présent ? dit la plus jeune qui rentrait alors.

Au même moment Hobbie serra dans ses bras sa chère Grace, qu’il n’avait pas reconnue, tant à cause de l’obscurité, que parce qu’elle s’était couverte d’un plaid. — Ah ! avez-vous osé me tromper ainsi ? lui dit-il.

— Ce n’est pas ma faute ! s’écria Grace en cherchant à se couvrir le visage de ses mains, pour cacher sa rougeur et se défendre des tendres baisers dont son fiancé punissait son stratagème ; ce n’est pas ma faute ! C’est Jenny, ce sont les autres qu’il faut embrasser, car c’est à elles qu’appartient l’idée.

— Eh bien, mon enfant, dit la bonne vieille, qui ne perdait jamais une occasion d’inspirer des sentiments religieux à sa famille, remerciez donc celui qui vous accorde ce bienfait.

— Oui, ma mère, et je l’en remercie bien.

Après quelques prières et un moment de recueillement solennel la première question d’Hobbie fut de demander à Grâce le récit de ses aventures. Elle lui dit qu’éveillée par le bruit que les brigands faisaient dans la ferme, elle s’était levée à la hâte, et que, voyant les flammes monter de tous les côtés, elle songeait à se sauver, lorsque, le masque de Westburnflat étant venu à tomber, elle avait eu l’imprudence de prononcer son nom ; qu’aussitôt il lui avait lié un mouchoir sur la bouche, et l’avait placée en croupe derrière un de ses compagnons.

— Je lui casserai sa tête maudite.

Grace, reprenant son récit, lui dit qu’on l’avait emmenée vers le sud, mais qu’à peine la troupe était-elle entrée dans le Cumberland, un homme, connu d’elle pour être cousin de Westburnflat, accourant à toute bride, vint parler au chef de la bande ; qu’après une courte consultation, celui-ci lui dit qu’on allait la reconduire à Heugh-Foot. On l’avait placée derrière le dernier venu, qui l’avait ramenée en toute diligence, et sans lui dire un seul mot, jusqu’à environ un quart de mille de la chaumière d’Annaple, où il l’avait laissée.

Les deux frères d’Hobbie étaient arrivés dans la journée. Après avoir appris les événements de la nuit précédente, ils étaient partis pour se mettre aussi à la recherche des brigands ; et n’en ayant découvert aucune trace, ils rentraient en ce moment. Ils furent ravis de retrouver Grace, qui fut obligée de recommencer sa narration. À son tour, Hobbie conta son expédition à Westburnflat ; et, après avoir joui du plaisir de retrouver sa maîtresse, des réflexions d’un genre plus triste commencèrent à se présenter à son esprit. — Je ne suis embarrassé ni pour mes frères ni pour moi, dit-il : nous dormirons à côté du bidet ; mais vous autres, comment allez-vous passer la nuit ici ?

— N’est-ce pas une chose barbare, dit une des sœurs, d’avoir réduit une pauvre famille à un état si déplorable ?

— S’ils avaient quelque rancune contre nous, n’étions-nous pas bons pour nous battre contre eux ?… Et il faut que tous les trois nous ayons été absents ! Si nous nous étions trouvés ici, l’estomac de Will Græme n’aurait pas eu besoin de son déjeuner ce matin, Mais il ne perdra rien pour attendre.

— Nos amis, dit Hobbie en soupirant, veulent attendre le rendez-vous qu’il m’a donné à Castleton, pour s’arranger à l’amiable. Il faut bien en passer par où ils veulent.

— S’arranger à l’amiable ! s’écrièrent ses frères, après un acte de scélératesse tel qu’on n’en a jamais vu de nos jours.

— Cela est vrai, dit Hobbie.

— Et la ferme, qui nous la rendra ? Nous sommes ruinés sans ressource. J’ai été avec Henry en examiner les débris : il n’en est rien échappé. Il faut que nous nous fassions soldats ; et alors que deviendront notre mère et nos sœurs ? Quand Westburnflat le voudrait, a-t-il le moyen de nous indemniser ?

Hobbie jeta un regard douloureux sur Grace Armstrong, qui ne lui répondit que par un soupir et en baissant tristement les yeux.

— Mes enfants, dit la mère, ne vous découragez pas ; nous avons des parents qui ne nous abandonneront pas dans l’adversité.

— Ma mère, il est inutile de chercher parmi vos nombreux parents, Ceux qui sont riches et puissants nous ont oubliés et ne nous regardent plus ; ceux de notre rang n’ont tout juste que le nécessaire, ils ne peuvent venir à notre secours.

— Eh bien, Hobbie, il faut mettre notre confiance dans celui qui peut faire sortir des amis et des trésors.

— Vous m’y faites songer, ma mère, répondit-il en se levant brusquement. Les événements de la journée m’ont tellement bouleversé l’esprit que j’en perds la mémoire. Vous avez raison, j’ai un ami qui m’a offert ce matin un sac dans lequel il y avait plus d’or qu’il n’en faudrait pour bâtir deux fermes comme la nôtre, et la garnir de bestiaux. Je l’ai laissé à Mucklestane-Moor, et je suis sûr qu’Elshie ne le regrettera pas.

— De quel Elshie voulez-vous parler, mon fils ?

— Je ne crois pas qu’il en existe deux. Je parle du brave Elshie de Mucklestane-Moor.

— À Dieu ne plaise, mon fils, que vous alliez puiser de l’eau à une source impure ! Voudriez-vous accepter des secours d’un homme qui est en commerce avec le malin esprit ? Tout le pays ne sait-il pas qu’Elshie est un sorcier ? S’il y avait une bonne administration de la justice, on ne l’y aurait pas souffert si longtemps.

— Dites tout ce qu’il vous plaira des sorciers, mais il est bien sûr qu’un trouble-ménage comme Ellieslaw ou un coquin tel que ce damné Westburnflat ont fait plus de mal au pays. Jamais Elshie n’aurait mis le feu à notre ferme, et je suis bien décidé à voir s’il est toujours dans l’intention de nous mettre en état de la relever.

— Un moment, mon enfant ; remarquez que ses bienfaits n’ont porté bonheur à personne. Jock Howden, qu’Elshie prétendait avoir guéri de sa maladie, est mort à la chute des feuilles. Elshie a sauvé la vache de Lambside, mais jamais ses moutons n’avaient péri en aussi grand nombre que cette année. D’ailleurs, on dit qu’il parle si mal des hommes, que c’est comme s’il bravait la Providence ; et vous savez que vous dîtes vous-même, après l’avoir vu pour la première fois, qu’il ressemblait plutôt à un esprit qu’à un chrétien.

— Bah ! ma mère, il vaut mieux que ses discours. Ainsi donc donnez-moi un morceau à manger, car je n’ai pas avalé une bouchée de la journée, et demain matin j’irai à Mucklestane-Moor.

— Et pourquoi ne pas y aller ce soir, Hobbie ? dit Henry : partez sur-le-champ, je vous accompagnerai.

— La nuit est bien sombre, remarqua Hobbie en regardant par la fenêtre ; mais, à parler franchement, quoique je n’aie pas peur, j’aime mieux aller voir Elshie en plein jour.

Cet aveu mit fin à la discussion ; et Hobbie, ayant trouvé un moyen terme entre la timide retenue de son aïeule et la présomption inconsidérée de son frère, prit un souper tel qu’on put le lui présenter. Embrassant ensuite toute la famille, il se retira dans l’écurie, et s’y étendit à côté de son fidèle coursier. John et Henry l’y suivirent. Quant aux femmes, elles s’arrangèrent du mieux qu’elles purent.

Debout à la pointe du jour, Hobbie, après avoir pansé et sellé son cheval partit pour Mucklestane-Moor. Il évitait la compagnie de ses deux frères, dans l’idée que le Nain se montrait plus favorable à quiconque le visitait seul. — Qui sait, se dit-il, si Elshie a ramassé le sac d’hier, ou si quelqu’un qui a passé par là ne s’en est pas emparé ? — Allons, Tarras, ajouta-t-il en donnant à sa monture un coup d’éperon, il faut tâcher d’arriver les premiers.

On commençait à pouvoir distinguer les objets lorsque Elliot arriva sur l’éminence d’où l’on découvrait l’habitation du reclus. La porte s’ouvrit, et il vit de nouveau le phénomène dont il avait rendu compte à Earnscliff ; deux figures humaines, si l’on pouvait donner ce nom à celle du Nain, sortirent de la hutte, et s’arrêtèrent paraissant converser ensemble. Le compagnon du Nain se baissa comme pour ramasser quelque chose, et tous deux ils firent quelques pas, puis s’arrêtèrent encore, causant et gesticulant.

Ce spectacle réveilla les terreurs superstitieuses du fermier. Il ne pouvait croire que le nain consentît à laisser entrer un homme dans sa demeure, et il ne lui paraissait pas plus probable que quelqu’un fut assez hardi pour aller le visiter pendant la nuit. Il fut donc convaincu qu’il avait devant les yeux un sorcier en conférence avec son esprit familier ; et, arrêtant son cheval, il résolut de ne pas avancer davantage avant d’avoir vu la fin de cette scène extraordinaire. Il n’attendit pas longtemps : Elshie retourna vers sa chaumière ; Hobbie le suivit des yeux, et chercha ensuite la seconde figure, mais elle avait disparu.

Il se remit en marche, et il n’était plus éloigné que d’une vingtaine de pas, quand il aperçut dans une touffe de bruyère, précisément à l’endroit où il avait vu la seconde figure un moment avant qu’elle disparût, un corps long et noir, semblable à un chien qui se tient tapi. — Je ne lui ai jamais vu de chien, dit-il ; c’est trop petit pour être un blaireau ; ce pourrait bien être une loutre ; mais qui sait les formes que les esprits peuvent prendre pour vous effrayer ? Quand je serai tout auprès, cela se changera peut-être en lion, en crocodile.

Hobbie mit pied à terre, et, tenant d’une main la bride de son cheval, il lança prudemment une pierre contre l’objet qui l’inquiétait, mais cet objet resta dans le même état d’immobilité. — Ce n’est pas une créature vivante, dit-il ; — et, reprenant courage, il fit encore quelques pas. Le soleil, qui commençait à paraître sur l’horizon, rendit enfin les objets plus distincts. — Dieu me pardonne, reprit-il, voici le sac qu’Elshie m’a jeté hier par sa lucarne ! — Il s’en approcha sans hésiter davantage, l’ouvrit, et l’or qu’il contenait lui parut de bon aloi. — Que Dieu me protège ! continua-t-il, flottant entre le désir de profiter d’un secours si nécessaire à sa situation, et la crainte de compromettre son salut éternel en se servant d’un argent qui lui arrivait par une voie si suspecte. — Au bout du compte, je me conduirai toujours en honnête homme, et, arrive que pourra, je ne dois pas laisser ma famille mourir de faim.

Il renoua les cordons du sac, le mit sur son cheval, s’avança vers la chaumière, et y frappa plusieurs fois sans recevoir de réponse. — Elshie, cria-t-il enfin ? J’ai quelque chose à vous dire, et bien des remerciements à vous faire. Vous ne m’avez pas trompé : j’ai retrouvé Grace saine et sauve. — Ne voulez-vous pas venir un instant ? — Eh bien, je suppose que vous m’entendez, quoique vous ne me répondiez pas. — Pensez donc que si je me faisais soldat, il serait bien dur pour Grace et pour moi d’attendre peut-être des années avant de nous marier ; si mes frères partent aussi, qui est-ce qui aura soin de ma vieille mère et de mes sœurs ? De manière que j’ai pensé que le mieux… Mais je ne puis me décider à demander un service à quelqu’un qui ne veut pas seulement me dire s’il m’entend.

— Dis ce que tu veux, et laisse-moi en repos.

— Eh bien, puisque vous m’écoutez, j’aurai fini en deux mots. Vous voulez bien me prêter de quoi rétablir et regarnir la ferme d’Heugh-Foot, j’accepte ce service avec bien de la reconnaissance. Mais ce n’est pas tout, Elshie, il faut de la justice. Ma mère est usufruitière des terres de Wideopen ; moi, comme l’aîné de la famille, j’en suis propriétaire après elle : nous vous donnerons donc tous les deux une hypothèque sur nos biens.

— Laisse-là ton jargon, et va-t-en !

— Mais songez donc, Elshie, reprit l’opiniâtre fermier, que nous sommes tous mortels ! Ainsi, tout au moins faites une reconnaissance comme vous la voudrez. Seulement je dois vous prévenir de ne rien y glisser qui puisse compromettre mon salut éternel. — Allons, Elshie, je m’en vais, car je vois que vous êtes fatigué de m’entendre.

Voyant que son bienfaiteur était déterminé à ne pas lui répondre, Hobbie crut devoir le délivrer de sa présence, et retourna gaiement, avec son trésor, rejoindre sa famille, que nous allons laisser en train de réparer les désastres causée par Westburnflat.